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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-047

Non, l’automatisation ne va pas faire disparaître le travail

Par David Broder, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 20 avril 2022, par JMT

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Non, l’automatisation ne va pas faire disparaître le travail

Le 28 Mars 2022 par David Broder. David Broder est rédacteur en chef du département Europe de Jacobin et il est aussi historien du communisme français et italien.

Un entretien avec Juan Sebastian Carbonell, qui enseigne la sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Le problème de la transformation du travail aujourd’hui tient moins au fait que les nouvelles technologies pourraient éventuellement remplacer les travailleurs, mais plutôt au fait qu’elles sont utilisées pour dégrader les conditions de travail, faire stagner les salaires et flexibiliser le temps de travail. (Lenny Kuhne / Unsplash)

Les discours sur le grand remplacement technologique laissent entendre que l’automatisation rend la plupart des travailleurs obsolètes. Mais l’innovation ne se contente pas de remplacer les travailleurs humains, elle est plutôt à l’origine d’une bataille pour savoir quels intérêts les nouvelles technologies vont servir.

Les confinements de la Covid-19 ont relancé le débat quant à la nature des emplois jugés nécessaires et quant au degré de dépendance de nos sociétés à l’égard du travail. Avec ce que l’on a appelé le mouvement de « Grande démission », cela a pris la forme d’un refus croissant d’accepter de travailler dans des emplois inintéressants pour des salaires de misère.

Pourtant, dans de nombreux récits « techno-optimistes », la capacité des travailleurs à accepter ou refuser un emploi est de toute façon en déclin. Selon certains, il semble que l’intelligence artificielle et l’automatisation entraînent une vague de licenciements sans précédent — exigeant, en retour, que nous trouvions d’autres moyens de garantir aux citoyens un revenu stable.

Mais, selon le sociologue du travail français, Juan Sebastian Carbonell, l’affirmation selon laquelle les nouvelles technologies se substitueraient à la nécessité d’une main-d’œuvre humaine est une vision à court terme — et, en fait, un mythe aussi vieux que le capitalisme lui-même.

Dans son nouveau livre, « Le futur du travail », il affirme que le travail n’est pas en train de disparaître mais plutôt de se transformer, les conséquences matérielles des nouvelles technologies, de l’externalisation et de la sous-traitance étant alors déterminées tout à la fois par les plans managériaux et la résistance des travailleurs.

David Broder, de Jacobin, s’est entretenu avec Carbonell quant au mythe du « grand remplacement technologique », de la résilience de la main-d’œuvre au niveau mondial et des fondements de l’identité de classe dans les économies postindustrielles.

Le sociologue Juan Sebastian Carbonell (YANN LEGENDRE)

DB : Vos recherches réfutent l’idée que nous sommes en train d’assister à un « grand remplacement technologique » du travail humain. Comment l’expliquez-vous ? Et qu’est-ce que les automates de paiement nous enseignent à ce sujet ?

JSC : D’abord, cette hypothèse est erronée : aucun remplacement technologique n’est en cours. Je prends l’exemple des automates de paiement, car il y a eu une controverse en France au début des années 2000. La CFDT (Confédération française démocratique du travail) a fait campagne pour s’y opposer, affirmant qu’elles allaient remplacer les hôtesses de caisse des supermarchés.

Les syndicats sont parfois eux-mêmes victimes de cette fiction : la mythologie capitaliste du « grand remplacement » du travail par les machines. Pourtant, vingt ans après leur mise en service, les automates de paiement ne sont présents que dans 57% des supermarchés en France, et là où ils sont présents, ils viennent s’ajouter, en aucun cas remplacer les caisses conventionnelles avec des hôtesses de caisse. Elles ne sont pas non plus toujours vraiment automatiques : il y a toujours des personnes pour contrôler et aider les clients, même si leurs tâches ont changé.

Le livre tente donc de remettre en question ce lieu commun. Pour moi, le problème de la transformation du travail aujourd’hui n’est pas tant que les nouvelles technologies pourraient éventuellement remplacer les travailleurs, mais qu’elles sont utilisées pour dégrader les conditions de travail, faire stagner les salaires et organiser une flexibilité considérable en ce qui concerne le temps de travail.

DB : Vous expliquez que la « technologie d’économie de main d’œuvre » ne dispense pas de recourir à des travailleurs en général mais change la façon dont le travail est organisé.

JSC : Quand on regarde les effets concrets des nouvelles technologies dans le monde du travail, on voit immédiatement des conséquences qui ne peuvent pas être réduites au seul « remplacement ». Il y a une substitution de tâches spécifiques, ce qui ne supprime pas entièrement les emplois.

L’objectif managérial peut aussi consister à déqualifier la main-d’œuvre, afin qu’un travailleur soit plus facilement remplacé par un autre. Ceci est lié à la thèse de Harry Braverman sur la dégradation du travail au vingtième siècle, qui se poursuit au vingt-et-unième siècle. Selon cette thèse, lorsque la direction introduit une nouvelle technologie, elle le fait pour accroître son contrôle sur les méthodes de travail.

J’ai souvent vu cela dans l’industrie automobile lorsqu’ils ont introduit ce qu’on appelle la « fabrication numérique » dans les usines de montage : comme l’a dit un technicien, l’objectif est que n’importe qui puisse faire n’importe quoi sur le lieu de travail. Une autre conséquence importante – même si pas nécessairement délibérée – est qu’il est également nécessaire de procéder à une requalification des travailleurs : certaines nouvelles machines auront besoin de programmeurs et de personnel de maintenance, ce qui implique également une transformation des compétences de la main-d’œuvre.

Par exemple, dans le contexte de ce que l’on appelle la quatrième révolution industrielle et la fabrication numérisée, nous assistons à l’apparition de scientifiques spécialistes des données dans les usines. Il est encore difficile de savoir combien d’emplois cela représente. Mais il faut parfois embaucher différents types de travailleurs pour faire différents types de tâches dans le cadre de l’évolution du processus de travail.

Cette déqualification entraîne également une accélération du rythme de travail. Cela signifie simplement qu’il y a plus de travail pour moins de personnes ayant les mêmes compétences, pendant le même temps de travail — ce qui est très courant dans la dynamique du changement technologique.

Une autre conséquence importante — généralement négligée par les chercheurs, les journalistes ou les soi-disant experts en nouvelles technologies — est le renforcement du contrôle et de la surveillance sur le lieu de travail. La direction peut plus facilement, par exemple, suivre les travailleurs à l’aide d’un GPS et contrôler leurs mouvements, comme dans le cas des transporteurs et des livreurs.

Je prends l’exemple du Daily Telegraph, où la direction a introduit des capteurs de mouvement afin de savoir si les travailleurs étaient devant leur ordinateur. On le voit aussi dans l’industrie, toujours avec l’introduction de la fabrication numérique, par exemple en enregistrant le moment où la machine s’arrête, de sorte que la direction sait si les travailleurs ont pris une pause plus longue.

Plus généralement, l’utilisation des données dans la fabrication a pour conséquence de rendre le processus de travail plus transparent aux yeux de la direction. Celle-ci sait ainsi quand les machines sont utilisées, avec quelle efficacité, quand elles vont tomber en panne, quand ou comment elles sont utilisées, etc.

Les logiciels MES (Manufacturing Execution System) permettent de centraliser toutes ces informations et d’avoir une vision plus claire du processus de travail. Ceux qui font l’apologie des nouvelles technologies présentent cela comme un progrès, mais ils ne parlent pas des effets négatifs sur les travailleurs.

Le futur du travail

DB : Vous nous dites que certains défenseurs de la thèse du « grand remplacement technologique » admettent que les vagues précédentes d’innovation technologique ont réorganisé la main-d’œuvre plutôt que de la remplacer, mais insistent sur le fait qu’avec la quatrième révolution industrielle et l’intelligence artificielle, cela change. Pour donner un exemple concret, je gagnerais du temps pour rédiger cet entretien si j’utilisais un service de transcription de l’IA, mais il me faudra encore des heures pour vérifier le résultat. Alors, en quoi est-ce réellement différent ?

JSC : Les experts et les futurologues reconnaissent tout à fait que les vagues d’automatisation passées n’ont pas entraîné la disparition du travail. Ils essaient donc de déterminer ce qui est spécifique dans l’actuelle nouvelle vague d’automatisation. Et ils disent qu’elle va apporter une nouvelle et dernière rupture du capitalisme, entraînant finalement la suppression du travail.

Le titre de mon livre – Le futur du travail – a un double sens en français : les débats sur l’avenir du travail font référence au futur, mais pour moi ils ressemblent au passé. Je souligne les continuités entre les vagues d’automatisation passées et celle d’aujourd’hui, en disant que la robotisation et les logiciels dans les usines et les bureaux ont eu plus ou moins les mêmes conséquences que l’introduction, par exemple, des technologies numériques dans l’usine ou de l’IA aujourd’hui.

Si l’IA (Intelligence artificielle) est présentée comme la technologie qui va mettre fin au travail des cols blancs tout comme à celui des cols bleus, ses usages et ses potentialités sont encore très limités. Le programmeur a toujours un rôle central non seulement dans la création mais aussi dans le fonctionnement quotidien de l’IA : il fournit son interface, son algorithme d’apprentissage, les données qui l’alimentent, etc.

Nous sommes donc encore loin d’une technologie qui fonctionnerait de manière entièrement autonome. Certains chercheurs parlent de l’IA comme d’une technologie généraliste, c’est-à-dire d’une technologie dont les usages se généralisent mais dont les conséquences restent à déterminer. Mais l’IA sera si généraliste que finalement cela ne fera que créer autant d’emplois qu’il y en aura de détruits. Plus précisément, l’intelligence artificielle n’est pas indépendante des travailleurs, des programmeurs et des développeurs qui travaillent sur ce type de logiciel.

Ainsi, derrière l’apparente nouveauté de ces nouvelles technologies qui sont présentées comme devant amener un bouleversement majeur pour le capitalisme, on retrouve en fait la même continuité, les mêmes logiques de substitution, de déqualification et d’intensification du contrôle. Par exemple, les logiciels de traduction vont remplacer certains aspects du travail des traducteurs, mais pourraient aussi rendre certaines disciplines plus recherchées.

La technologie de l’apprentissage profond va complètement transformer le système informatique des cols blancs (Ill Supplychaintoday)

DB : J’aimerais aborder l’idée de « société du travail ». Comme vous nous le dites, globalement, les chiffres de l’emploi sont loin de baisser, d’autant plus qu’à l’époque du « plein emploi » la population non active était particulièrement nombreuse, par exemple dans le travail domestique. Néanmoins, on affirme fréquemment que le monde du travail est désormais si fragmenté qu’il est impossible de parler de condition commune de "travailleur", laquelle est souvent caractérisée en des termes correspondant à une ère fordienne désormais révolue. Votre travail remet en question ce point de vue. Pourquoi ?

JSC : J’essaie de remettre dans un contexte historique le débat sur la précarité écrasante de la main-d’œuvre d’aujourd’hui, en disant que ce n’est pas forcément quelque chose de nouveau, mais que c’est en partie le fruit de la féminisation de la main-d’œuvre. S’il y a eu une hausse du chômage en France ( de 1 % en 1968 à 10 % en 2015), c’est aussi parce qu’il y a une baisse des « inactifs », principalement des femmes (qui étaient employées à la maison), ce chiffre est passé de 27 % en 1968 à 11,5 % en 2015. Si le plein emploi a existé pendant les « Trente glorieuses » — les trois décennies qui ont suivi 1945 — c’est aussi parce que le taux de non-emploi (c’est-à-dire les personnes qui ne sont ni employées ni à la recherche d’un travail rémunéré) était élevé.

Dans un sens, la précarité a toujours été inhérente au capitalisme depuis ses débuts : ce qui était nouveau dans l’après-guerre, c’était l’idée que les capitalistes auraient besoin d’une main-d’œuvre plus stable et qu’ils s’efforceraient de l’obtenir. J’essaie de développer cette idée dans mon livre. Même des formes de travail comme le réseau Uber et l’auto-entreprenariat via les plateformes numériques ne sont pas nouvelles.

Le travail indépendant arbitré par d’autres personnes a toujours existé dans le capitalisme : je donne l’exemple des mineurs de charbon dans la France du début du siècle, qui travaillaient dans un système comme l’uberisation, où certains étaient embauchés non par les patrons ou directement par la mine, mais via des intermédiaires, appelés « butties » en Grande Bretagne, qui les payaient à la charretée — ce que décrit Émile Zola dans Germinal. La différence aujourd’hui est que cet intermédiaire est une plate forme numérique impersonnelle.

Ce que j’essaie donc de dire, c’est que cette expérience commune du travail n’a jamais réellement existé. Dans le débat en France, il y a une expression que j’aime bien : « La classe ouvrière n’est plus ce qu’elle a jamais été. » Elle n’a jamais été cette personne embauchée sur un emploi stable, travaillant de 9 à 5 comme le disait Dolly Parton.

Plus généralement, ce que j’ai essayé de dire, c’est que le travail reste central, et de deux manières, nonobstant les changements. La première est qu’il reste le principal moyen par lequel la société produit et se reproduit elle-même. Et il reste central, également, d’une manière sociale.

Dans le sens où le travail représente aussi un ordre social incarné sous la forme du salariat mais aussi dans les représentations sociales, qui donnent au travail sa centralité dans la vie des individus. Aujourd’hui, en dépit des affirmations relatives à la précarité généralisée, l’emploi permanent est la norme en France : 75,2 % de l’ensemble de la population active est employée en contrat à durée indéterminée.

Ce qui change avec la Covid, c’est que dans ces représentations, où le travail reste central, le travail n’est plus idéalisé. Avec le phénomène de la « Grande démission », on voit que les gens sont plus désenchantés par rapport aux conditions de travail, aux salaires, à la flexibilité du travail aujourd’hui.

Mais si on regarde le nombre de démissions, du moins en France, elles n’ont augmenté que parce qu’elles rattrapent des démissions qui auraient eu lieu pendant les confinements, et parce que lorsqu’il y a de la croissance, quand on recommence à accumuler des biens, il y a plus de mobilité interne du travail. Par exemple, en France, fin 2021, il y avait plus d’embauches que de démissions, tandis que les embauches en CDI dépassent actuellement les niveaux d’avant Covid fin 2019.

Cette chose va prendre votre travail (Source Qora)

DB : Vous dites que « la désindustrialisation est présente partout sauf dans les statistiques », tout particulièrement en dehors de l’Europe occidentale. Pour prendre une grande puissance industrielle européenne comme l’Italie, on a l’expérience sur quelques générations — en gros, cela va de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1980, qui ont vu la réémergence, l’essor et la chute du mouvement ouvrier — suivie d’une désindustrialisation et d’une externalisation à grande échelle, même si certaines industries importantes se maintiennent.

Il est clair que ces facteurs conjugués offrent une assise au récit de la « mort de la classe ouvrière ». Mais si l’on regarde au-delà du Nord mondialisé, dans quelle mesure cela est-il réel, et dans quelle mesure s’agit-il même d’un discours dominant ?

La « mort de la classe ouvrière » est une question intéressante car l’une des principales raisons à l’origine du discours sur la fin du travail est la désindustrialisation et la fin des travailleurs à cols bleus.

Ce que l’on oublie de préciser, c’est la mondialisation des filières, la régionalisation des industries et le fait que — pour ne prendre qu’une industrie de premier plan — il y a aujourd’hui plus de travailleurs de l’automobile dans le monde qu’il y a trente ans : bien moins en Italie, en France ou au Royaume-Uni, mais beaucoup plus en Chine, en Inde et en Amérique latine.

L’emploi dans le secteur automobile a augmenté de 35 % dans le monde entre 2007 et 2017. Prenez la Chine, où l’emploi dans ce secteur a augmenté de 68 %, pour atteindre grosso modo 5 millions de travailleurs en 2017, ou le Mexique, où l’emploi a doublé au cours de la même période.

Dans le même temps, l’emploi dans l’industrie automobile en France a diminué, passant de 280 000 à 190 000 au cours de la même période. Et c’est là sans compter avec la naissance d’une filière de la batterie, dont les effets sur l’emploi industriel restent à déterminer.

Ainsi, le discours sur la « mort de la classe ouvrière » est un récit du Nord mondialisé, aveugle aux transformations économiques du capitalisme mondial. J’utilise le cadre théorique de Beverly J. Silver, qui affirme que le capital est confronté à deux forces opposées.

La première est une crise de la rentabilité : le capital cherche de nouveaux pays où la main-d’œuvre est moins chère, et de nouvelles industries dans lesquelles investir, pour contrer la tendance à la baisse des profits.

La deuxième force est l’organisation de la classe ouvrière. C’est pourquoi il est toujours en quête de classes ouvrières « disciplinées » et « silencieuses » dans les pays du Sud. Mais il crée également les mêmes contradictions dans ces autres pays. Ainsi, alors que le capital investit dans la création de nouvelles industries et trouve de nouvelles classes ouvrières dans d’autres pays, il crée également de nouveaux conflits ouvriers et fait naître de nouvelles revendications.

En ce sens, parallèlement à la désindustrialisation des pays du Nord, on assiste à une industrialisation des pays du Sud et de l’Est. La Slovaquie produit plus de véhicules par personne que tout autre pays d’Europe.

Et puis, dans le nord-ouest de l’Europe, il y a également une tendance à créer de nouveaux pôles de travailleurs industriels ; dans le livre, je donne l’exemple de la logistique, qui est l’un des secteurs du travail industriel qui connaît la plus forte croissance dans les pays riches.

On note un petit boom du nombre de travailleurs dans ce secteur, où les emplois sont généralement manuels, très peu qualifiés et très mal payés. En France, on a maintenant 800 000 travailleurs à cols bleus dans des hubs logistiques à la périphérie des grandes villes. On peut également penser au Worldport d’UPS à Louisville, dans le Kentucky, qui compte 20 000 employés.

Cela aussi reflète l’idée que là où le capital investit, les conflits ouvriers émergent. On l’a observé en France, et on l’a observé dans le nord de l’Italie, où il y a eu une vague de grèves des travailleurs migrants dans les centres logistiques. C’est une conséquence directe de ce développement de la logistique en tant que secteur industriel, tout comme cela a été le cas pour l’industrie automobile il y a quelques années.

Alessandro Delfanti a dit qu’Amazon était le nouveau Fiat. Je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord avec cela, parce que Fiat, devenu Stellantis, existe toujours. Mais la composition de la main-d’œuvre est quelque peu similaire.

Cela veut dire des travailleurs jeunes, non qualifiés, migrants, mal payés, et très concentrés dans ces nouveaux centres logistiques. Et dans un certain sens, c’est un cocktail explosif pour l’organisation de la classe ouvrière, et cela pourrait être une source possible de renouvellement également pour le mouvement ouvrier aujourd’hui.

Pourquoi la technologie me rend-elle anxieux ? (Source Brooklyn Eagle)

DB : Quand on pense à Fiat Mirafiori ou à Renault à Boulogne-Billancourt — « forteresses rouges » historiques du mouvement ouvrier — leur importance ne se résumait pas au nombre de travailleurs qu’elles employaient ou même aux chaînes d’approvisionnement qui leur étaient rattachées, mais aussi à une certaine importance symbolique en tant que « champions nationaux » et centres de la modernité industrielle, dont le contrôle faisait l’objet d’une lutte entre les travailleurs. Aujourd’hui, il existe des secteurs économiques plus importants qui emploient plus de gens (par exemple, le tourisme en Italie), mais ils ne semblent pas avoir le même rôle fédérateur, en tant que possible noyau d’une identité de classe ou de vision du pouvoir dans la société.

JSC : Oui, je vois, et il faut compter avec les autonomistes [ Expérimentateurs de la sobriété heureuse au plus près de la nature, contempteurs de l’hyperconsommation, NdT] qui disent que « le pouvoir est dans la logistique, et bloquent tout ! » et donc le secteur de la logistique se retrouve avoir une importance stratégique dans l’organisation des travailleurs et le renversement du capitalisme, si seulement nous y construisions des syndicats plus forts, non-bureaucratiques, etc. Je pense que c’est là quelque chose qui est à la fois vrai et faux. La logistique a la particularité de ne pas pouvoir être délocalisée facilement, simplement à cause de son fonctionnement. Dans le même temps, on assiste à une véritable désindustrialisation de l’Europe occidentale et des pays riches en général.

Mais quand on regarde l’histoire du mouvement ouvrier, on constate que certains secteurs qui étaient à l’avant-garde n’étaient pas nécessairement plus puissants ou stratégiques. Erik Olin Wright distingue le pouvoir de type associatif — le pouvoir qui découle de l’organisation collective des travailleurs — et le pouvoir structurel, qui découle de la répartition des travailleurs dans l’économie capitaliste. Le rôle de leader n’a pas toujours été joué par ceux qui étaient les plus en capacité d’empêcher l’ensemble de l’économie de fonctionner.

Je prends l’exemple de la France du milieu du XIXe siècle, période pendant laquelle les cordonniers étaient les travailleurs les plus subversifs : ils avaient un fort pouvoir associatif et étaient extrêmement organisés. On estime que 4 % des personnes arrêtées pour avoir résisté au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 étaient des cordonniers. Ils ont également créé l’un des premiers syndicats de Paris, en 1866. Et de nombreux élus de la Commune de Paris étaient aussi des cordonniers, dont Auguste Serraillier, qui informait Karl Marx des événements qui se déroulaient à Paris.

Cela m’amène au fait que, par exemple, les travailleurs des plate-formes n’ont pas nécessairement le même pouvoir structurel que, disons, les travailleurs de la logistique, mais il existe des dynamiques similaires d’investissement, de travail et de concentration du capital. Ils ont également été à l’avant-garde de nombreuses luttes en France, en Italie, en Allemagne, etc. et du renouvellement d’une partie du mouvement ouvrier en Europe occidentale. C’est pourquoi je dis que dans ces nouveaux secteurs, on retrouve non seulement les mêmes logiques du capitalisme dans l’organisation du travail mais aussi les mêmes logiques de conflit.

DB : Dans votre livre, vous relativisez l’ampleur réelle de l’uberisation mais vous présentez aussi « l’économie de plate forme » plus comme un fantasme pro-marché que comme un modèle économique viable. Nous voyons souvent des politiciens éblouis à l’idée que les plate formes numériques ne sont en quelque sorte pas tout à fait réelles et ne sont pas contraintes de respecter les « anciennes » réglementations, et en ce sens, elles sont un cheval de Troie pour saper les conditions de travail. Mais vous soulignez également certaines limites matérielles à l’expansion de ce modèle.

JSC : Oui, la première chose est de comprendre en termes relatifs l’importance chiffrée du travail pour les plate-formes numériques. Les estimations sont très variables : en France, entre 1 et 6 % de la population. Il y a un statut particulier qui s’appelle le « micro-emploi » — ce ne sont pas tous les indépendants, et ce ne sont pas les professionnels qui ont leur propre cabinet comme les médecins et les avocats, mais ce sont les gens qui travaillent, entre autres, pour des plate-formes numériques — et cela ne représente que 2,8 % de la population active totale. Je voulais donc tout d’abord souligner la réalité de ces chiffres.

Ensuite, il y a les limites matérielles. La première est le problème que rencontrent les capitalistes pour constituer une main-d’œuvre fiable. Avec ce type d’organisation du travail pour les plate formes numériques, les conditions de travail sont parfois si mauvaises que les travailleurs ne resteront pas fidèles à la plateforme — puisqu’elle n’est pas non plus fidèle aux travailleurs. Il y a donc un fort taux de va et vient, ce qui pose parfois un problème en termes de continuité du service.

L’autre problème est ce que Marx appelle une consommation anti-économique de la main-d’œuvre, du point de vue du capital : parce que les conditions de travail sont vraiment mauvaises, les travailleurs sont extrêmement fatigués, et le turnover est très élevé. Par exemple, certains chauffeurs Uber travaillent jusqu’à soixante heures par semaine. Cela crée des conditions par lesquelles la main-d’œuvre est épuisée, ce qui crée à nouveau ces problèmes de continuité de service.

Le dernier problème est la viabilité de ce modèle économique. Prenons l’exemple d’Uber : il n’est pas économiquement viable, sauf dans certaines très grandes villes comme Londres, Paris et New York, et de façon générale, ce système perd beaucoup d’argent. C’est également le cas de Deliveroo.

Cela signifie que certaines plate-formes numériques dépendent en fait fortement des subventions publiques. En France, il existe une plate-forme pour des offres de services domestiques comme le ménage, les coiffeurs et les coachs sportifs, qui s’appelle Wecasa. L’État subventionne les clients pour certains services, comme le ménage ou la garde d’enfants, afin de les rendre économiquement viables. Sinon, la plate-forme ne pourrait pas verser aux travailleurs des revenus suffisants. Les travailleurs pourraient donc les trouver attirantes, et on aurait une concurrence avec d’autres plate-formes de services domestiques existantes, alors qu’elle est maintenue artificiellement à flot par l’État.

Centre d’appel (Source AI Trends)

DB : Il semblerait toutefois que si certains de ces travailleurs pourraient s’opposer à ces conditions en demandant à être reconnus en tant qu’employés — par exemple, dans le cas d’Uber ou de Deliveroo — la syndicalisation serait un défi beaucoup plus difficile à relever dans le cas de Fiverr, par exemple, alors que les tâches y sont divisées au point de détruire l’identité professionnelle.

JSC : Je vois ce que vous voulez dire, mais dans mon livre, je parle aussi de l’exemple des micro-travailleurs pour Amazon Mechanical Turk (MTurk). Il s’agit de la main-d’œuvre la plus fragmentée que vous puissiez imaginer : des gens qui travaillent quelques minutes à la fois pour une plate forme numérique, en faisant « clic, clic », de manière totalement anonyme sur internet.

Mais en dépit de cette fragmentation extrême, certains ont réussi à s’organiser non pas exactement en syndicats mais sous des formes qui ressemblent aux « amicales » (fraternal societies) qui existaient en l’Angleterre au XIXe siècle. Cela a pu aussi se faire grâce aux outils numériques que le capitalisme nous a donnés, en se retournant d’une certaine manière contre leurs maîtres — en utilisant, par exemple, les forums qu’Amazon a mis en ligne. Ils ont commencé à discuter entre eux, en disant que nous devions faire ceci ou cela.

C’est amusant parce que cela ressemble vraiment à la façon dont les travailleurs pensaient au début du XIXe siècle, ils ont commencé à se dire par exemple : « Nous devrions écrire des lettres à Jeff Bezos en disant, voici notre situation, vous devez changer cette situation. Pourrions-nous être payés davantage ? Pourriez-vous rendre plus transparente la façon dont les salaires sont déterminés ? » et ainsi de suite. Ils ont donc créé cette association autour de leurs revendications. Puis Amazon a fermé le forum, alors ils ont décidé de plutôt s’organiser en dehors d’Amazon et de créer leur propre coopérative, dont le mode de fonctionnement est plus transparent, ce qui était l’une des principales critiques envers MTurk.

DB : Comme vous le mentionnez, l’un des thèmes du livre est que la technologie ne se contente pas de produire des résultats négatifs — les effets font l’objet de conflits, dans lesquels la technologie est elle-même un outil. Mais quels sont les bons exemples de syndicats ou d’organisations de travailleurs qui ont été proactifs dans la définition de la manière dont les avancées technologiques pourraient être utilisées de manière socialement utile ?

JSC : J’ai du mal à trouver un exemple qui aurait vu une organisation de travailleurs avancer une idée originale concernant la technologie, l’exception des cas que j’ai mentionnés concernant le scepticisme des syndicats à l’égard de ces nouvelles technologies. Et en fait, les travailleurs ont généralement raison d’être sceptiques, car lorsqu’elles sont mises en œuvre, elles ont les conséquences négatives que j’ai décrites.

Trente ans avant que la CFDT ne mène cette campagne contre les automates de paiement, elle a mené une enquête auprès de sociologues et publié un livre, très important à l’époque, intitulé « Les dégâts du progrès ». C’était une réflexion très intéressante quant à l’utilisation de la technologie sur le lieu de travail, et qui expliquait en gros que, bien sûr, les technologies sont mauvaises pour les travailleurs lorsqu’elles sont entre les mains des patrons, mais que les choses pourraient être quelque peu différentes. C’est cette idée là que j’essaie de défendre dans mon livre. Les technologies ne sont pas en soi émancipatrices, car lorsqu’elles sont entre les mains des patrons, elles font partie de la subordination des travailleurs. Mais si les technologies sont accompagnées d’un projet politique émancipateur, elles peuvent avoir l’effet strictement inverse.

C’est pourquoi je me demande pourquoi les syndicats n’exigent pas qu’il y ait des investissements publics pour améliorer les conditions sur les lieux de travail grâce aux nouvelles technologies. Lorsque je parle aux travailleurs des usines automobiles où j’ai fait des recherches, ils me disent qu’ils ne sont bien sûr pas fondamentalement contre les nouvelles technologies si elles les libèrent de telle ou telle tâche physique. Mais le problème est qu’historiquement, la Gauche et le mouvement ouvrier ont exigé que l’automatisation soit synonyme de réduction du temps de travail. Cette exigence ne suffit plus : parce que la réduction du temps de travail s’est systématiquement accompagnée d’une flexibilisation du temps de travail.

En France, la semaine de trente-cinq heures était perçue positivement par les syndicats, mais la littérature universitaire affirme que les patrons s’en sont servi pour flexibiliser les emplois et intensifier la charge de travail, puisqu’elle a été calculée comme une moyenne annuelle, ce qui signifie que les gens travaillaient parfois six ou sept jours par semaine et étaient mis en arrêt (RTT) à d’autres moments, créant une situation invivable pour les familles. Les gens qui réclament la semaine de trente-deux heures n’ont pas bien pris la mesure de ce qui s’est passé avec la semaine de trente-cinq heures.

Ouvriers de la construction des gratte-ciels (Source MotherJones)

DB : Une des solutions proposées quant aux effets de l’automatisation est le revenu de base universel (RBU). Vous rejetez la revendication — la disparition supposée du travail — qui sert souvent de justification à cette demande. Mais j’aimerais approfondir les raisons pour lesquelles vous pensez que la Gauche devrait rejeter cette demande. Votre livre cite Daniel Zamora, qui soutient que le RBU s’inscrit dans une logique de réduction de la pauvreté plutôt que dans le type d’égalité et de contrôle démocratique exercé par les travailleurs organisés. Mais pourquoi un revenu minimum n’est-il pas au moins une base sur laquelle s’appuyer ?

JSC : Le problème avec le RBU est qu’il repose sur une hypothèse qui est en principe erronée. Habituellement, les défenseurs du RBU le font soit parce qu’ils croient qu’un précariat est en train de remplacer le prolétariat, soit parce qu’ils pensent que l’automatisation finira par conduire à un avenir sans emplois et qu’il nous faut donc trouver une solution pour toutes ces gens qui se retrouveront finalement sans emploi. Mais pour moi, les problèmes du RBU sont plus politiques. La principale raison pour laquelle je m’inspire beaucoup de Zamora est que cette revendication rétrécit les horizons de la Gauche et du mouvement ouvrier. Si le RBU passait par l’exigence de l’abolition du travail salarié, l’abolition de l’État, une société sans classe, la socialisation des moyens de production, mais le RBU n’est qu’une mesure redistributive bridant la Gauche dans le cadre d’un calcul budgétaire.

Et puis l’autre problème est qu’il remplace la force collective des travailleurs, par une relation personnelle et individualisée — mais également anonyme — avec l’Etat. C’est la raison pour laquelle, pour moi, le RBU n’est pas seulement un problème, mais pourrait même être dangereux pour la Gauche, en tant que solution à la soi-disant crise du travail aujourd’hui.

DB : Plusieurs de vos arguments semblent indiquer que votre travail est une critique de l’autonomisme, mais ces points de discussion ne sont pas réservés à ce milieu. Par exemple, l’idée de la mort de la classe ouvrière nous raconte aussi un certain populisme de gauche qui cherche à regrouper les précaires et les exclus sous la bannière du « peuple ». Pourquoi pensez-vous que ces idées sont si partagées ?

JSC : Oui, la gauche autonomiste partage beaucoup d’idées fausses sur le travail, le tout en faisant preuve d’un certain « bon sens » concernant le remplacement des travailleurs par des machines ou l’émergence d’un « précariat ». C’est aussi la raison pour laquelle j’ai inclus une discussion sur le célèbre « Fragment sur les machines » des Grundrisse de Marx et sur le pouvoir stratégique des travailleurs dans le secteur de la logistique, sur lequel les autonomistes se concentrent souvent.

Dans mon livre, je voulais donner des outils à la Gauche, surtout en Europe occidentale, afin de réfléchir aux réalités du travail aujourd’hui et au potentiel subversif qu’il possède encore. Certains camarades en France ont dit que mon livre portait sur la classe ouvrière, mais ce n’est pas le cas : j’essaie de défendre l’idée d’E.P. Thompson selon laquelle la classe ouvrière est en fait le résultat de la lutte des classes plutôt que l’inverse. Pour moi, le concept de classe est une question politique, symbolique et culturelle — elle n’existe jamais « en soi ». Voilà pourquoi il est nécessaire de partir du travail tel qu’il est aujourd’hui, en se détachant de toutes les idées fausses le concernant — celles qui sont parfois entretenues par la Gauche — et de réfléchir plutôt au concept de classe et à la politique de classe selon une base scientifique.

Le chapitre qui manque à ce livre est peut-être celui des luttes dans le secteur de la reproduction sociale, un autre secteur dans lequel le travail connaît des évolutions majeures. Le capital embauche massivement des femmes précaires pour travailler dans le travail domestique marchandisé. Et c’est un secteur qui, selon moi, peut aussi être à l’avant-garde de la lutte des classes et du mouvement ouvrier. Mais d’autres en parlent mieux que je ne l’aurais fait.

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