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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-056

Ukraine : jouons-nous avec le risque d’une guerre nucléaire ?

Par Ted Galen Carpenter, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 11 mai 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Ukraine : jouons-nous avec le risque d’une guerre nucléaire ?

Le 19 avril 2002 par Ted Galen Carpenter

Monitoring de tirs de missiles nucléaires (Frame Stock Photos/Shutterstock)

Si nous ne voulons pas d’une guerre nucléaire, pourquoi faisons-nous tout pour la provoquer ? L’Ukraine n’est pas le Vietnam ou l’Afghanistan — la Russie ne va pas abandonner sans combattre pour ce qu’elle estime être un enjeu majeur pour son pays.

Les principales caractéristiques de la réponse des États-Unis et de l’OTAN à l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont désormais évidentes. Outre l’effort mené par les États-Unis pour orchestrer une campagne de guerre économique mondiale visant à isoler et à punir la Russie, Washington et ses alliés ont adopté une politique consistant à inonder Kiev d’armes sophistiquées pour renforcer l’efficacité de la résistance militaire du pays.

Des propositions apparaissent également régulièrement et visent à doter l’Ukraine de chasseurs à réaction plus performants. En plus de fournir des armes, les États-Unis et d’autres membres de l’OTAN partagent ouvertement des renseignements militaires avec l’Ukraine.

Le premier volet de la stratégie occidentale n’a rencontré qu’une efficacité limitée, mais le second a remporté un succès non négligeable. La Russie a découvert que son « opération militaire spéciale » en Ukraine s’est déroulée beaucoup plus lentement et a eu un coût beaucoup plus élevé en termes de matériel et de vies que ce que le Kremlin escomptait.

Cette évolution a encouragé tous les faucons optimistes occidentaux à préconiser un programme d’assistance militaire encore plus ambitieux, en partant du principe que l’Ukraine pourrait en fait être en mesure de gagner la guerre face à son voisin beaucoup plus vaste et plus puissant.

Le sénateur Lindsey Graham (Républicain -South Carolina) affirme qu’une « défaite de Poutine est envisageable si le monde des défenseurs de la liberté se mobilise pleinement pour la victoire. » Entre autres mesures, selon lui, « tout le monde doit fournir aux forces armées ukrainiennes une aide et des capacités létales supplémentaires. »

C’est là une conviction erronée et potentiellement très dangereuse qui pourrait bien mener à une guerre nucléaire. Les principaux objectifs de Moscou en Ukraine sont simples et sans concessions : contraindre Kiev à renoncer à ses ambitions d’adhérer à l’OTAN et privilégier une neutralité juridiquement contraignante, obtenir la reconnaissance par l’Ukraine de la souveraineté de la Russie sur la Crimée et forcer l’Ukraine à accepter « l’indépendance », sous contrôle russe, des républiques sécessionnistes du Donbass.

Si le président russe Vladimir Poutine et d’autres membres de l’élite politique et militaire du pays en arrivent à la conclusion que la guerre en Ukraine est un échec et que Moscou ne parviendra pas à atteindre ces objectifs, la réponse du Kremlin risque d’être très désagréable pour toutes les parties concernées. Une administration Poutine acculée serait fortement incitée à intensifier le conflit en utilisant des armes nucléaires tactiques pour frapper des cibles militaires et politiques en Ukraine.

Quelques responsables occidentaux, dont le directeur de la CIA William J. Burns, semblent avoir pris conscience du danger potentiel. Dans sa réponse à une question de l’ancien sénateur Sam Nunn (Démocrate -Géorgie) le 14 avril, Burns a prévenu que la « recherche désespérée » d’un semblant de victoire en Ukraine pourrait amener Poutine à donner l’ordre de déclencher une arme nucléaire tactique ou de faible puissance.

Est-ce que Poutine mène le monde à la guerre nucléaire ? (India Today https://www.youtube.com/watch?v=hXzobfDFPf4)

Ces armes sont beaucoup plus petites que les monstres de plusieurs mégatonnes, qui pourraient détruire toutes les villes européennes, armes que les deux superpuissances ont testées pendant la Guerre froide et qui se trouvent toujours dans les arsenaux stratégiques des États-Unis et de la Russie. Néanmoins, les effets destructeurs du déclenchement d’armes nucléaires, même tactiques ou de faible puissance, seraient considérables, et la portée symbolique du passage au nucléaire serait colossale.

Image composite (Guardian Design ; PA ; Allstar/Channel 4 ; BBC ; Keystone-France/Gamma-Rapho ; Mirrorpix ; Evening Standard/Getty Images ; Photofusion/REX/Shutterstock)

Il est extrêmement téméraire de recourir à des mesures qui augmentent la probabilité d’un tel scénario. Pourtant, les politiques que les États-Unis et d’autres gouvernements des forces de l’OTAN adoptent en ce moment (bien souvent sous la pression de membres de l’establishment de la politique étrangère et des médias dits grand public) engendrent précisément ce danger.

Michael McFaul, ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, affirme sans sourciller qu’il faut faire fi des avertissements de Poutine quant à l’utilisation d’armes nucléaires en réponse à un renforcement de l’aide militaire occidentale apportée à Kiev. « La menace d’escalade est pur verbiage », déclare McFaul avec conviction. « Poutine bluffe. »

Une telle arrogance pourrait conduire à une catastrophe. Les responsables des administrations de George W. Bush, Barack Obama et Donald Trump ont ignoré les avertissements répétés du Kremlin : tenter de faire adhérer l’Ukraine à l’OTAN, ou même d’en faire un atout militaire de l’Alliance sans pour autant formellement y adhérer, reviendrait à franchir une ligne rouge inacceptable pour la Russie. Il est clair que l’administration Biden a négligé ou ignoré les avertissements. L’opération militaire russe en cours en Ukraine est la preuve irréfutable que le Kremlin ne bluffait pas.

Les partisans d’une augmentation de l’aide militaire occidentale adoptent implicitement la même stratégie que celle utilisée par les États-Unis contre l’armée d’occupation soviétique en Afghanistan de 1979 à 1989. L’aide apportée aux moudjahidines afghans (notamment en donnant à ces insurgés des missiles anti-aériens Stinger) a bel et bien entravé et rendu exsangue ce grand rival de Washington dans le cadre de la Guerre froide.

De plus, les Soviétiques ont évité l’escalade et n’ont pas cherché la confrontation directe avec les États-Unis en frappant, par exemple, les forces américaines au Pakistan ou dans le Grand Moyen-Orient. Les partisans d’un renforcement de l’aide militaire à l’Ukraine pourraient également rappeler que les États-Unis n’ont pas exercé de représailles contre l’URSS lorsque Moscou a fourni du matériel militaire à Hanoï pendant la guerre du Vietnam.

Toutefois, il existe une différence cruciale entre ces différents événements et la situation actuelle en Ukraine. L’intervention américaine au Vietnam a toujours été le fruit d’un choix (insensé) de Washington, mais elle avait lieu dans un pays qui se trouvait à des milliers de kilomètres de la patrie américaine. Les décideurs politiques devaient, des décennies plus tard, s’engager dans une folie similaire dans un pays tout aussi éloigné, l’Afghanistan.

La situation était un peu plus complexe en ce qui concerne le bourbier soviétique en Afghanistan, puisque ce pays était plus proche de l’Union soviétique et se trouvait dans la sphère d’influence de Moscou. Néanmoins, l’Afghanistan n’a jamais été au cœur des intérêts de sécurité de l’URSS. Les deux grandes puissances avaient tout pouvoir de se retirer de leurs aventures militaires malheureuses, avec toutefois quelques regrets après avoir subi un échec politique coûteux et embarrassant.

Est-il plausible que Poutine déclenche une guerre nucléaire ?

L’engagement de la Russie en Ukraine n’appartient pas, même de loin, à la même catégorie et il est hautement improbable que Poutine et le reste de l’élite politique y tolèrent une défaite militaire humiliante. Comme le Kremlin l’a souligné à maintes reprises au cours des années qui ont conduit à la guerre actuelle, l’Ukraine revêt une importance toute particulière pour la Russie en raison de facteurs stratégiques, économiques et historiques. Par conséquent, la défaite n’est pas une option pour le Kremlin.

Plus la résistance militaire de l’Ukraine est solide et efficace, plus le risque est grand de voir la Russie accentuer son offensive au point d’utiliser des armes nucléaires. Une fois le seuil nucléaire franchi, la capacité des deux parties à contrôler le processus d’escalade est incertaine, et les conséquences potentielles sont terribles.

On peut aisément compatir avec les victimes ukrainiennes de l’agression de la Russie. Cependant, la dure réalité est qu’une « victoire » ukrainienne tant souhaitée par les faucons occidentaux est un fantasme. Toute démarche actuelle de l’Occident visant à renforcer les perspectives militaires de Kiev pourrait bien conduire à ce qui serait une catastrophe pour les États-Unis, l’OTAN et sans doute même pour la race humaine.

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