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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-062

La persécution de Julian Assange

Par Jonathan Cook, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 25 mai 2022, par JMT

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La persécution de Julian Assange

4 mai 2022 par Middle East Eye Blog de Jonathan Cook

Libérez Julian Assange Emprisonnez les criminels de guerre (Daniel Leal-Olivas AFP)

Selon le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, Nils Melzer, le Royaume-Uni et les États-Unis se sont concertés pour détruire publiquement le fondateur de WikiLeaks – et dissuader d’autres lanceurs d’alerte de dénoncer leurs crimes.

La ministre britannique de l’Intérieur, Priti Patel, décidera ce mois-ci si Julian Assange doit être extradé vers les États-Unis, où il risque une peine pouvant aller jusqu’à 175 ans de prison, probablement purgée en isolement strict, 24 heures sur 24, dans une prison haute sécurité américaine.

Il a déjà passé trois ans dans des conditions tout aussi difficiles dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, à Londres.

Les 18 chefs d’accusation retenus contre Assange aux États-Unis sont liés à la publication par WikiLeaks, en 2010, de documents officiels ayant fait l’objet de fuites, dont beaucoup montrent que les États-Unis et le Royaume-Uni sont responsables de crimes de guerre en Irak et en Afghanistan. Personne n’a été traduit en justice pour ces crimes.

Au lieu de cela, les États-Unis ont qualifié le journalisme d’Assange d’espionnage – et, par voie de conséquence, ont affirmé leur droit de saisir tout journaliste dans le monde qui s’attaquerait à l’État de sécurité nationale américain – et les tribunaux britanniques ont donné leur bénédiction au cours d’une série d’audiences d’extradition.

Les longues procédures contre Assange se sont déroulées dans des salles d’audience à l’accès très restreint et dans des circonstances qui, à plusieurs reprises, ont empêché les journalistes de couvrir correctement l’affaire.

Cependant, bien que la situation critique d’Assange ait de graves répercussions sur la liberté de la presse et la transparence démocratique, elle n’a suscité qu’un léger intérêt de la part de la plupart des médias occidentaux.

Peu d’observateurs semblent mettre en doute la signature de l’acte d’extradition américain par Patel, et surtout pas Nils Melzer, professeur de droit et rapporteur spécial des Nations Unies.

En tant qu’expert de l’ONU sur le sujet de la torture, Melzer s’est donné pour mission d’examiner minutieusement non seulement la façon dont Assange a été traité pendant ses 12 années de confinement de plus en plus dur – supervisé par les tribunaux britanniques – mais aussi la façon dont les procédures légales et l’État de droit ont été respectés lors des poursuites engagées contre le fondateur de WikiLeaks.

Melzer a condensé ses recherches détaillées dans un nouveau livre, The Trial of Julian Assange, qui fournit un compte rendu effarant du non-respect généralisé de la loi par les principaux États impliqués - la Grande-Bretagne, la Suède, les États-Unis et l’Équateur. Il décrit également la campagne sophistiquée de désinformation et de diffamation menée pour dissimuler ces méfaits.

Le résultat, conclut Melzer, en a été une attaque incessante non seulement contre les droits fondamentaux d’Assange, mais aussi contre son bien-être physique, mental et émotionnel, ce que Melzer qualifie de torture psychologique.

Le rapporteur des Nations Unies affirme que le Royaume-Uni a investi beaucoup trop d’argent et d’énergie pour obtenir la poursuite d’Assange au nom des États-Unis, et a lui-même un trop pressant besoin de dissuader d’autres personnes de suivre la voie tracée par Assange dans la dénonciation des crimes occidentaux, pour risquer de laisser Assange en liberté.

Au lieu de cela, il a participé à une vaste mascarade juridique visant à occulter la nature politique de l’incarcération d’Assange. Et ce faisant, il a systématiquement fait fi de l’État de droit.

Nils Melzer estime que si le cas d’Assange est si important, c’est parce qu’il crée un précédent dans la sape des libertés les plus fondamentales, celles que le reste d’entre nous tenons pour acquises. Il ouvre son livre par une citation d’Otto Gritschneder, un avocat allemand qui a observé de près la montée du nazisme : « Ceux qui en temps de démocratie dorment, se réveilleront dans une dictature. »

Dos au mur

Melzer a haussé le ton parce qu’il estime que, dans l’affaire Assange, tous les freins et contrepoids institutionnels qui restaient encore concernant le pouvoir de l’État, en particulier celui des États-Unis, ont été réduits à néant.

Il souligne que même l’éminent groupe de défense des droits humains Amnesty International a évité de qualifier Assange de « prisonnier d’opinion », bien qu’il réponde à tous les critères, le groupe craignant apparemment un retour de bâton de la part des bailleurs de fonds (p. 81).

Il note également qu’à l’exception du groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, composé de professeurs de droit experts, les Nations Unies elles-mêmes ont largement ignoré les violations des droits d’Assange (p. 3).

Cela s’explique en grande partie par le fait que même des États comme la Russie et la Chine hésitent à faire de la persécution politique d’Assange un bâton pour battre l’Occident – alors qu’on aurait pu s’y attendre.

Selon Melzer, la raison en est que le modèle journalistique de WikiLeaks exige une plus grande responsabilité et une plus grande transparence de la part de tous les États. Avec l’abandon tardif d’Assange par l’Équateur, celui-ci semble être totalement à la merci de la principale superpuissance mondiale.

En revanche, selon Melzer, la Grande-Bretagne et les États-Unis ont dégagé la voie pour vilipender Assange et le faire disparaître progressivement sous le couvert d’une série de procédures judiciaires. Cela n’a été possible que grâce à la complicité des procureurs et du pouvoir judiciaire, qui poursuivent la voie de la moindre résistance pour réduire au silence Assange et la cause qu’il représente.

C’est ce que Melzer appelle une « politique de petits compromis » officielle – avec des conséquences dramatiques (p. 250-1).

Son livre de 330 pages regorge de tant d’exemples d’abus de procédure – au niveau du droit, des poursuites et de la justice – qu’il est impossible d’en résumer ne serait-ce qu’une infime partie.

Cependant, le rapporteur de l’ONU refuse de qualifier cette situation de conspiration– tout simplement parce que le faire reviendrait à s’accuser d’en faire partie. Il admet que lorsque les avocats d’Assange l’ont contacté pour la première fois pour lui demander de l’aide en 2018, arguant que les conditions d’incarcération d’Assange s’apparentaient à de la torture, il a ignoré leurs suppliques.

Comme il le reconnaît aujourd’hui, il avait lui aussi été influencé par la diabolisation d’Assange, malgré sa longue formation professionnelle et universitaire qui lui permet de reconnaître les techniques de gestion de la perception et de persécution politique.

« Pour moi, comme pour la plupart des gens dans le monde, il n’était qu’un violeur, un pirate informatique, un espion et un narcissique », dit-il (p. 10).

Ce n’est que plus tard, lorsque Melzer a finalement accepté d’examiner les effets de l’enfermement prolongé d’Assange sur sa santé – et qu’il a constaté que les autorités britanniques entravaient son enquête à chaque instant et le trompaient ouvertement – qu’il a approfondi ses recherches. Lorsqu’il s’est attaqué aux récits juridiques entourant le cas d’Assange, les fils se sont rapidement dénoués.

Il pointe du doigt les risques liés au fait de s’exprimer – un prix à payer dont il a fait l’expérience – qui ont empêché d’autres personnes de parler.

La persécution de Julian Assange

« Avec ma position intransigeante, j’ai mis en danger non seulement ma crédibilité, mais aussi ma carrière et, potentiellement, ma sécurité personnelle ... Et voici que tout à coup, je me retrouve dos au mur, contraint de défendre les droits humains et l’État de droit contre les démocraties mêmes que j’avais toujours considérées comme mes plus proches alliées dans la lutte contre la torture. Cet apprentissage a été un chemin abrupt et douloureux » (p. 97).

Il ajoute avec regret : « J’étais devenu par inadvertance un dissident au sein même du système » (p. 269).

La subversion du droit

L’écheveau d’affaires complexes qui a pris le fondateur de WikiLeaks au piège – et l’a maintenu en prison – comprend une enquête sur une agression sexuelle menée par la Suède pendant dix ans et qui s’est avérée totalement improductive ; une détention prolongée pour une infraction à la loi sur la liberté sous caution qui s’est produite après qu’Assange se soit vu accorder l’asile par l’Équateur pour éviter une extradition politique vers les États-Unis ; et la convocation secrète d’un grand jury aux États-Unis, suivie d’audiences et d’appels interminables au Royaume-Uni pour l’extrader dans le cadre de la persécution politique même contre laquelle il avait mis en garde.

Selon Melzer, l’objectif n’était pas d’accélérer les poursuites contre Assange – cela aurait risqué de révéler l’absence de preuves contre lui dans les affaires suédoises et américaines. Il s’agissait plutôt de piéger Assange dans un interminable processus de non-poursuite, alors qu’il était emprisonné dans des conditions de plus en plus draconiennes et que le public se retournait contre lui.

Ce qui semblait – du moins aux yeux des observateurs – être le respect de la loi en Suède, en Grande-Bretagne et aux États-Unis était l’exact inverse : sa subversion répétée. Le non-respect des procédures légales de base était si constant, selon Melzer, que cela ne peut être considéré comme une simple série d’erreurs malheureuses.

Elle vise à « la persécution, la réduction au silence et la destruction systématiques d’un dissident politique gênant ». (p. 93).

Selon Melzer, Assange n’est pas seulement un prisonnier politique. C’est un prisonnier dont la vie est gravement menacée par des abus incessants qui correspondent à la définition de la torture psychologique.

Cette torture repose sur le fait que la personne et victime d’intimidation, d’isolement, d’humiliation et qu’elle est soumise à des décisions arbitraires (p. 74). Melzer précise que les conséquences d’une telle torture ne font pas que briser les mécanismes d’adaptation mentale et émotionnelle des victimes, mais qu’avec le temps, elles ont également des conséquences physiques très tangibles.

Melzer explique les « Règles Mandela » – du nom du leader de la résistance noire Nelson Mandela, longtemps emprisonné, qui a contribué à faire tomber l’apartheid en Afrique du Sud – qui limitent le recours à des formes extrêmes d’isolement.

Dans le cas d’Assange, cependant, « cette forme de mauvais traitements est très rapidement devenue le statu quo » à Belmarsh, même si Assange était un « détenu non violent ne présentant aucune menace pour quiconque ». À mesure que sa santé se détériorait, les autorités pénitentiaires l’ont isolé davantage, prétendument pour sa propre sécurité. En conséquence, conclut Melzer, « le silence et les mauvais traitements infligés à Assange ont pu se perpétuer indéfiniment, sous couvert d’inquiétudes pour sa santé » (p. 88-9).

Le rapporteur observe qu’il ne remplirait pas son mandat de l’ONU s’il ne protestait pas non seulement contre la torture d’Assange, mais aussi contre le fait qu’il est torturé pour protéger ceux qui ont commis des actes de torture et d’autres crimes de guerre exposés dans les journaux de bord de l’Irak et de l’Afghanistan publiés par WikiLeaks. Ils continuent d’échapper à la justice avec la connivence active de ces mêmes autorités étatiques qui cherchent à détruire Assange (p. 95).

Fort de sa longue expérience dans le traitement des cas de torture dans le monde entier, Melzer estime qu’Assange dispose de grandes réserves de force intérieure qui l’ont maintenu en vie, même s’il est de plus en plus fragile et physiquement malade. Assange a perdu beaucoup de poids, est régulièrement confus et désorienté, et a subi une attaque cérébrale mineure à Belmarsh.

Le lecteur doit en déduire que beaucoup d’entre nous auraient déjà succombé à une crise cardiaque ou à une attaque cérébrale mortelle, ou se seraient suicidés.

Une autre implication troublante plane sur le livre : c’est l’ambition ultime de ceux qui le persécutent. Les audiences d’extradition en cours peuvent être prolongées indéfiniment, avec des appels jusqu’à la Cour européenne des Droits de l’homme à Strasbourg, ce qui permet de garder Assange hors de vue pendant tout ce temps, de nuire davantage à sa santé et de renforcer l’effet dissuasif sur les lanceurs d’alerte et autres journalistes.

C’est une situation gagnant-gagnant, note Melzer. Si la santé mentale d’Assange se dégrade complètement, il peut être enfermé dans un établissement psychiatrique. Et s’il meurt, cela résoudra enfin l’inconvénient de maintenir la mascarade juridique qui a été nécessaire pour le maintenir dans le silence et hors de vue pendant si longtemps (p. 322).

Nils Melzer (Photo United Nations)

La mascarade de la Suède

Melzer consacre une grande partie de son livre à reconstituer les accusations d’agression sexuelle portées contre Assange en Suède en 2010. Il ne le fait pas pour discréditer les deux femmes concernées – en fait, il soutient que le système juridique suédois les a laissées tomber autant qu’Assange – mais parce que cette affaire a préparé le terrain pour la campagne visant à dépeindre Assange comme un violeur, un narcissique et un évadé de la justice.

Les États-Unis n’auraient peut-être jamais été en mesure de lancer leur persécution ouvertement politique d’Assange si, au sein de la population il n’avait pas déjà été érigé en personnage haïssable à la suite de l’affaire suédoise. Sa diabolisation était nécessaire – tout comme sa disparition – pour faciliter une redéfinition du journalisme en matière de sécurité nationale afin de le qualifier d’espionnage.

L’examen minutieux de l’affaire par Melzer – facilité par sa maîtrise du suédois – révèle quelque chose que la couverture médiatique grand public a ignoré : les procureurs suédois n’ont jamais eu ne serait-ce que l’apparence d’un dossier contre Assange, et apparemment pas la moindre intention de faire avancer l’enquête au-delà de l’enregistrement initial des déclarations de témoins.

Néanmoins, comme l’observe Melzer, elle est devenue « la plus longue « enquête préliminaire » de l’histoire de la Suède » (p. 103).

Le premier procureur à examiner l’affaire, en 2010, a immédiatement abandonné l’enquête, déclarant « qu’il n’y avait pas le moindre soupçon de crime » (p. 133).

Lorsque l’affaire a finalement été bouclée en 2019, plusieurs mois avant que le délai de prescription ne soit atteint, un troisième procureur a simplement observé « qu’on ne peut pas supposer que des enquêtes supplémentaires changeront la situation de manière significative » (p. 261).

En langage juridique, c’était admettre que l’interrogation d’Assange ne conduirait à aucune accusation. Les neuf années précédentes n’avaient été qu’une mascarade juridique.

Mais au cours de ces années, l’illusion d’une affaire crédible a été si bien entretenue que les grands journaux, y compris le journal britannique The Guardian, ont fait référence à plusieurs reprises à des « accusations de viol » contre Assange, même s’il n’avait jamais été accusé de quoi que ce soit.

Plus important encore, comme Melzer ne cesse de le souligner, les allégations contre Assange étaient si clairement impossible à maintenir que les autorités suédoises n’ont jamais cherché à les examiner sérieusement. Cela aurait immédiatement révélé leur vacuité.

Au lieu de cela, Assange a été piégé. Pendant les sept années où il a obtenu l’asile à l’ambassade de l’Équateur à Londres, les procureurs suédois ont refusé de suivre les procédures normales et de l’interroger là où il se trouvait, en personne ou par ordinateur, pour résoudre l’affaire. Mais ces mêmes procureurs ont également refusé de donner les assurances habituelles qu’il ne serait pas extradé vers les États-Unis, ce qui aurait rendu inutile son asile à l’ambassade.

De cette façon, selon Melzer, « le récit du suspect de viol pourrait être perpétué indéfiniment sans jamais être présenté devant un tribunal. Publiquement, ce résultat délibérément fabriqué pourrait être commodément imputé à Assange, en l’accusant d’avoir échappé à la justice » (p. 254).

Abandon de neutralité

En fin de compte, le succès de l’affaire suédoise dans la diffamation d’Assange est dû au fait qu’elle était motivée par un récit qu’il était presque impossible de remettre en question sans sembler rabaisser les deux femmes qui en étaient le centre.

Mais le récit du viol n’était pas celui des femmes. Il a été effectivement imposé à l’affaire – et à elles – par des éléments de l’establishment suédois, relayés par les médias suédois. Melzer se hasarde à expliquer pourquoi l’occasion de discréditer Assange a été saisie de manière si agressive.

Après la chute de l’Union soviétique, les dirigeants suédois ont abandonné la position historique de neutralité du pays pour se ranger du côté des États-Unis et de la « guerre contre le terrorisme » mondiale. Stockholm a rapidement été intégré dans la communauté occidentale de la sécurité et du renseignement (p. 102).

Tout cela a été mis en péril lorsque Assange a commencé à considérer la Suède comme une nouvelle base pour WikiLeaks, attiré par les protections constitutionnelles dont bénéficient les éditeurs.

En fait, c’est précisément pour cette raison qu’il se trouvait en Suède à l’approche de la publication par WikiLeaks des journaux de guerre de l’Irak et de l’Afghanistan. Il ne devenait que trop évident pour l’establishment suédois que toute décision d’y installer le siège de WikiLeaks risquait de mettre Stockholm dans une position inconfortable vis à vis de Washington (p. 159).

Selon Melzer, c’est dans ce contexte que s’explique la décision étonnamment hâtive de la police d’informer le procureur d’une enquête sur le viol d’Assange, quelques minutes après qu’une femme, désignée sous le seul nom de « S », ait parlé pour la première fois à un policier dans un commissariat du centre de Stockholm.

Julian Assange sur le balcon de l’ambassade d’Équateur à Londres, le 5 février 2016 (BEN STANSALL/AFP)

En fait, « S » et une autre femme, « A », n’avaient pas l’intention de porter une quelconque accusation contre Assange. Après avoir appris qu’il avait eu des relations sexuelles avec elles en succession rapide, elles voulaient qu’il passe un test de dépistage du VIH. Elles pensaient qu’en prenant contact avec la police, elles lui forceraient la main (p. 115). La police avait autre chose en tête.

Les irrégularités dans le traitement de l’affaire sont si nombreuses que Melzer passe la majeure partie de 100 pages à les expliquer. Les témoignages des femmes n’ont pas été enregistrés, transcrits mot à mot ou attestés par un second officier. On les trouve sous forme de résumés.

La même procédure, profondément déficiente – qui ne permet pas de savoir si des questions suggérées ont orienté leur témoignage ou si des informations importantes ont été exclues – a été utilisée lors des entretiens avec des témoins amis des femmes. L’entretien d’Assange et ceux de ses soutiens, en revanche, ont été enregistrés et transcrits mot pour mot (p. 132).

La raison pour laquelle les femmes ont fait leurs déclarations – le désir d’obtenir d’Assange un test de dépistage du VIH – n’est pas mentionnée dans les résumés de la police.

Dans le cas de S, son témoignage a été modifié ultérieurement à son insu, dans des circonstances très douteuses qui n’ont jamais été expliquées (p. 139-41). Le texte original est expurgé et il est impossible de savoir ce qui a été modifié.

Plus étrange encore, un rapport criminel de viol a été enregistré contre Assange dans le système informatique de la police à 16h11, soit 11 minutes après la rencontre initiale avec S et 10 minutes avant qu’un officier supérieur ne commence à interroger S – et deux heures et demie avant la fin de cet entretien (p. 119-20).

Autre signe de la rapidité stupéfiante de l’évolution de la situation, le procureur général de Suède avait reçu de la police, à 17 heures, deux rapports criminels contre Assange, bien avant la fin de l’entretien avec S. Le procureur a alors immédiatement émis un mandat d’arrêt contre Assange avant que le résumé de la police ne soit rédigé et sans tenir compte du fait que S n’avait pas accepté de le signer (p. 121).

Presque immédiatement, l’information a été divulguée aux médias suédois, et dans l’heure qui a suivi la réception des rapports criminels, le procureur a rompu le protocole en confirmant les détails aux médias suédois (p. 126).

Des modifications apportées en cachette

Le manque constant de transparence dans le traitement d’Assange par les autorités suédoises, britanniques, américaines et équatoriennes devient un thème du livre de Melzer. Les preuves ne sont pas mises à disposition en vertu des lois sur la liberté d’information ou, si elles le sont, elles sont lourdement caviardées ou seules certaines parties sont divulguées – vraisemblablement celles qui ne risquent pas de saper le récit officiel.

Pendant quatre ans, les avocats d’Assange se sont vu refuser toute copie des messages textuels envoyés par les deux Suédoises, au motif qu’ils étaient « classifiés ». Les messages ont également été refusés aux tribunaux suédois, même lorsqu’ils délibéraient sur l’opportunité de prolonger un mandat d’arrêt contre Assange (p. 124).

Ce n’est que neuf ans plus tard que ces messages ont été rendus publics, bien que Melzer note que les numéros d’index montrent que de nombreux messages continuent d’être retenus. Plus particulièrement, 12 messages envoyés par S depuis le poste de police – alors qu’elle était mécontente du récit policier qui lui était imposé – sont manquants. Ils auraient probablement été cruciaux pour la défense d’Assange (p. 125).

De même, une grande partie de la correspondance ultérieure entre les procureurs britanniques et suédois, qui a maintenu Assange prisonnier de l’ambassade d’Équateur pendant des années, a été détruite, alors même que l’enquête préliminaire suédoise était censée se poursuivre (p. 106).

Les messages par textes des femmes qui ont été rendus publics suggèrent toutefois fortement qu’elles avaient le sentiment d’être entraînées dans une version des événements avec laquelle elles n’étaient pas d’accord.

Les textes suggèrent qu’elles ont lentement cédé, alors que le poids du récit officiel s’abattait sur elles, avec la menace implicite que si elles le contestaient, elles risquaient d’être poursuivies pour avoir fourni un faux témoignage (p. 130).

Quelques instants après être entrée au poste de police, S a envoyé un message à un ami pour lui dire que « l’officier de police semble aimer l’idée de l’attraper [Assange] » (p. 117).

Dans un message ultérieur, elle écrit que c’est « la police qui a inventé les accusations » (p 129). Et lorsque l’État lui attribue un avocat de renom, elle se contente de dire qu’elle espère qu’il la sortira « de cette merde » (p. 136).

Dans un autre texte, elle déclare : « Je ne voulais pas en faire partie [de l’affaire Assange], mais maintenant je n’ai plus le choix » (p. 137).

C’est sur la base des modifications secrètes apportées au témoignage de S par la police que la décision du premier procureur d’abandonner les poursuites contre Assange a été annulée, et l’enquête ré-ouverte (p. 141). Comme le note Melzer, le faible espoir de lancer des poursuites contre Assange reposait essentiellement sur un mot : si S était « endormie », « à moitié endormie » ou « somnolente » lorsqu’ils ont eu des rapports sexuels.

Melzer écrit que « tant que les autorités suédoises seront autorisées à se cacher derrière le voile commode du secret, la vérité sur cet épisode douteux ne sera peut-être jamais révélée » (p. 141).

Ce n’est pas une extradition ordinaire

Ces irrégularités flagrantes de l’enquête préliminaire suédoise, et bien d’autres encore, documentées par Melzer, sont essentielles pour décoder la suite des événements. Ou, comme le conclut Melzer, « les autorités ne poursuivaient pas la justice dans cette affaire, mais un agenda complètement différent, purement politique » (p. 147).

Avec l’enquête qui pendait au-dessus de sa tête, Assange s’est efforcé de poursuivre sur la lancée des journaux d’Irak et d’Afghanistan, révélant les crimes de guerre systématiques commis par les États-Unis et le Royaume-Uni.

« Les gouvernements concernés avaient réussi à s’emparer des projecteurs dirigés vers eux par WikiLeaks, à les retourner et à les diriger contre Assange », observe Melzer.

Ils n’ont cessé d’agir de la sorte depuis.

Assange a reçu l’autorisation de quitter la Suède après que le nouveau procureur chargé de l’affaire a refusé à plusieurs reprises de l’interroger une seconde fois (p. 153-4).

Mais dès le départ d’Assange pour Londres, une note rouge d’Interpol est émise, il s’agit là d’un autre événement qui sort de l’ordinaire puisqu’une telle note n’est utilisée que pour des crimes internationaux graves, et c’est alors la porte ouverte vers le récit du fugitif de la justice (p. 167).

Un mandat d’arrêt européen a été approuvé par les tribunaux britanniques peu de temps après – mais, encore une fois de manière exceptionnelle, après que les juges ont inversé la volonté expresse du parlement britannique selon laquelle de tels mandats ne pouvaient être émis que par une « autorité judiciaire » dans le pays demandant l’extradition, et non par la police ou un procureur (p. 177-9).

La justice suédoise a rejeté la demande de placement en détention du fondateur de WikiLeaks, poursuivi pour un viol présumé commis en Suède en 2010 et détenu à Londres (Justin Tallis AFP)

Une loi est adoptée peu après le jugement pour combler cette lacune et s’assurer que personne d’autre ne subira le sort d’Assange (p. 180).

Alors que l’étau se resserre autour du cou non seulement d’Assange mais aussi de WikiLeaks – le groupe se voit refuser la capacité de ses serveurs, ses comptes bancaires sont bloqués, les sociétés de crédit refusent de traiter les paiements (p. 172) – Assange n’a d’autre choix que d’accepter que les États-Unis soient la force motrice en coulisse.

Il se précipite à l’ambassade d’Équateur après s’être vu offrir l’asile politique. Un nouveau chapitre de la même histoire est sur le point de commencer.

Les fonctionnaires britanniques du ministère public, comme le montrent les quelques courriels conservés, étaient ceux qui intimidaient leurs homologues suédois pour qu’ils poursuivent l’affaire alors que l’intérêt de la Suède faiblissait.

Le Royaume-Uni, censé être une partie qui n’avait aucun intérêt dans l’affaire, a insisté en coulisse pour qu’Assange soit obligé de quitter l’ambassade – et son asile – pour être interrogé à Stockholm (p. 174).

Un avocat du CPS (crown prosecution office) a dit à ses homologues suédois « Ne vous avisez pas de vous dégonfler ! » (p. 186).

A l’approche de Noël, la procureure suédoise a plaisanté sur le fait qu’Assange serait un cadeau, « Je m’en passerais bien... En fait, ce serait un choc de l’avoir ! » (p. 187).

Lorsqu’elle a discuté avec le CPS des doutes suédois sur la poursuite de l’affaire, elle s’est excusée de « ruiner votre week-end » (p. 188).

Dans un autre courriel encore, un avocat du CPS britannique a conseillé de « ne pas penser que l’affaire est traitée comme une simple demande d’extradition » (p. 176).

Opération d’espionnage à l’ambassade

Cela peut expliquer pourquoi William Hague, le ministre britannique des Affaires étrangères de l’époque, a risqué un incident diplomatique majeur en menaçant de violer la souveraineté de l’Équateur et d’envahir l’ambassade pour arrêter Assange (p. 184).

Et pourquoi Sir Alan Duncan, un ministre du gouvernement britannique, a régulièrement consigné dans son journal, publié plus tard sous forme de livre, comment il travaillait agressivement en coulisses pour faire sortir Assange de l’ambassade (p. 200, 209, 273, 313).

Assange arrêté à l’ambassade d’Equateur (Image TF1 Info)

Et pourquoi la police britannique était prête à dépenser 16 millions de livres Sterling de fonds publics pour assiéger l’ambassade pendant sept ans afin d’imposer une extradition que les procureurs suédois ne semblaient pas du tout intéressés à faire avancer (p. 188).

L’Équateur, le seul pays prêt à offrir un sanctuaire à Assange, a rapidement changé de cap une fois que son populaire président de gauche Rafael Correa a quitté le pouvoir en 2017. Son successeur, Lenin Moreno, a subi d’énormes pressions diplomatiques de la part de Washington et s’est vu offrir d’importantes incitations financières pour laisser tomber Assange (p. 212).

Dans un premier temps, il semble qu’il s’agissait principalement de priver Assange de presque tous ses contacts avec le monde extérieur, y compris l’accès à Internet et au téléphone, et de lancer une campagne de diabolisation dans les médias, qui le dépeignait comme maltraitant son chat et barbouillant le mur d’excréments (p. 207-9).

Dans le même temps, la CIA a collaboré avec la société de sécurité de l’ambassade pour lancer une opération d’espionnage sophistiquée et secrète d’Assange et de tous ses visiteurs, y compris ses médecins et ses avocats (p. 200). Nous savons maintenant que la CIA projetait également de kidnapper ou assassiner Assange (p. 218).

Finalement, en avril 2019, après avoir déchu Assange de sa citoyenneté et de son asile – en violation flagrante du droit international et équatorien – Quito a laissé la police britannique s’en saisir (p. 213).

Il a été traîné à la lumière du jour, sa première apparition publique depuis de nombreux mois, l’air mal rasé et négligé – un « gnome à l’air dément », comme l’a qualifié un chroniqueur de longue date du Guardian.

En fait, l’image d’Assange avait été soigneusement gérée pour aliéner le monde des observateurs. Le personnel de l’ambassade avait confisqué sa trousse de rasage et de soins des mois auparavant.

Entre-temps, les effets personnels d’Assange, son ordinateur et ses documents ont été saisis et transférés non pas à sa famille ou à ses avocats, ni même aux autorités britanniques, mais aux États-Unis – le véritable auteur de ce drame (p. 214).

Ce geste, et le fait que la CIA avait espionné les conversations d’Assange avec ses avocats à l’intérieur de l’ambassade, auraient dû suffisamment polluer toute procédure judiciaire contre Assange pour exiger qu’il soit libéré.

Mais les règles de droit, comme le fait remarquer Melzer, n’ont jamais semblé compter dans le cas d’Assange.

C’est plutôt le contraire, en fait. Assange a été immédiatement conduit à un poste de police de Londres où un nouveau mandat d’arrêt a été émis en vue de son extradition vers les États-Unis.

L’après-midi même, Assange a comparu devant un tribunal pendant une demi-heure, sans avoir le temps de préparer sa défense, pour être jugé pour une violation de sa liberté sous caution datant de sept ans et liée à l’octroi de l’asile à l’ambassade (p. 48).

Il a été condamné à 50 semaines – presque le maximum possible – dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, où il se trouve depuis lors.

Apparemment, ni les tribunaux britanniques ni les médias n’ont compris que si Assange avait violé les conditions de sa libération sous caution, c’était précisément pour éviter l’extradition politique vers les États-Unis à laquelle il était confronté dès qu’il avait été chassé de l’ambassade.

Vivre au sein d’une tyrannie

Une grande partie du reste du livre de Melzer documente avec des détails troublants ce qu’il appelle l’actuel « procès spectacle anglo-américain » : les abus procéduraux sans fin auxquels Assange a été confronté au cours des trois dernières années, les juges britanniques n’ayant pas réussi à empêcher ce qui, selon Melzer, devrait être considéré non pas comme une seule mais comme une série d’erreurs judiciaires flagrantes.

L’extradition pour des motifs politiques est expressément interdite par le traité d’extradition conclu entre la Grande-Bretagne et les États-Unis (p. 178-80, 294-5). Mais une fois encore, la loi ne compte pour rien lorsqu’elle s’applique à Assange.

La décision d’extradition revient maintenant à Patel, la ministre de l’Intérieur belliciste qui a déjà dû démissionner du gouvernement pour des tractations secrètes avec une puissance étrangère, Israël, et qui est à l’origine du plan draconien actuel du gouvernement visant à expédier les demandeurs d’asile au Rwanda, presque certainement en violation de la Convention des Nations Unies sur les réfugiés.

Melzer s’est plaint à plusieurs reprises au Royaume-Uni, aux États-Unis, à la Suède et à l’Équateur des nombreux abus de procédure dans le cas d’Assange, ainsi que de la torture psychologique à laquelle il a été soumis. Tous les quatre, souligne le rapporteur de l’ONU, ont fait obstruction à ses demandes ou les ont traitées avec un mépris manifeste (p. 235-44).

Priti Patel Ministre de l’Intérieur ultra-conservatrice (ISABEL INFANTES Crédits : AFP)

Assange ne pourra jamais espérer obtenir un procès équitable aux États-Unis, note Melzer. D’abord, des politiciens de tous bords, y compris les deux derniers présidents américains, ont publiquement qualifié Assange d’espion, de terroriste ou de traître, et beaucoup ont suggéré qu’il méritait la mort (p. 216-7).

Ensuite, parce qu’il serait jugé dans le célèbre « tribunal d’espionnage » d’Alexandria, en Virginie, situé au cœur de l’establishment du renseignement et de la sécurité des États-Unis, sans accès du public ou de la presse (p220-2).

Aucun jury ne serait favorable à ce qu’Assange a fait en exposant les crimes de sa communauté. Ou, comme l’observe Melzer : « Assange obtiendrait un procès secret de sécurité d’État très semblable à ceux qui sont menés dans les dictatures » (p. 223).

Et une fois aux États-Unis, Assange ne serait probablement plus jamais revu, en vertu de « mesures administratives spéciales » (SAM ou Special Administrative Measures) qui le maintiendraient en isolement total 24 heures sur 24 (p. 227-9). Melzer qualifie les SAM de « nouvelle étiquette frauduleuse pour la torture. »

Le livre de Melzer n’est pas seulement un document éclairant sur la persécution d’un dissident. Il montre que Washington a infligé des sévices à tous les dissidents, y compris les plus célèbres lanceurs d’alerte, Chelsea Manning et Edward Snowden.

Si le cas d’Assange est si important, affirme Melzer, c’est parce qu’il marque le moment où les États occidentaux ne ciblent pas seulement ceux qui travaillent au sein du système et qui donnent l’alerte en rompant leur contrat de confidentialité, mais aussi ceux qui travaillent à l’extérieur, comme les journalistes et les éditeurs dont le rôle même dans une société démocratique est de faire office de chien de garde contre le pouvoir.

Si nous ne faisons rien, prévient Melzer dans son livre, nous nous réveillerons pour trouver un monde transformé. Ou, comme il le conclut : « Lorsque dire la vérité sera devenu un crime, nous vivrons tous dans une tyrannie » (p. 331).

« The Trial of Julian Assange » [Le procès de Julian Assange, NdT] de Nils Melzer est publié par Verso. (https://www.versobooks.com/books/3949-the-trial-of-julian-assange)

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