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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-066

L’ère de l’aveuglement

Par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 3 juin 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

L’ère de l’aveuglement

Le 2 mai 2022 Par Chris Hedges, Exclusivité ScheerPost

Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l’étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio. Il est l’hôte de l’émission The Chris Hedges report.

Les États-Unis et la Russie, reliques fanées de la Guerre froide, incapables d’accepter leur déclin en phase terminale, lancent des guerres futiles et autodestructrices pour reconquérir leur puissance impériale perdue.

« Contrôle du partage ». [Illustration originale par Mr. Fish]

Aveuglés par ce que Barbara Tuchman appelle « la frénésie belliqueuse des empires séniles », nous nous acheminons inéluctablement vers une guerre avec la Russie. Comment expliquer autrement la déclaration publique du secrétaire à la Défense Lloyd Austin selon laquelle l’objectif des États-Unis est « d’affaiblir la Russie » et la demande de Joe Biden d’une nouvelle aide militaire et économique « d’urgence » de 33 milliards de dollars pour l’Ukraine (la moitié de ce que la Russie a dépensé pour son armée en 2021) ?

La même clique de généraux et de politiciens qui ont drainé l’État de milliers de milliards de dollars lors de débâcles en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye et en Somalie et n’ont rien appris du cauchemar du Vietnam, se délectent de l’illusion de leur toute-puissance. Ils n’ont aucun intérêt à une solution diplomatique.

Les ventes d’armes rapportent des milliards de dollars. Les manœuvres politiques sont à l’ordre du jour. Certains généraux ont la gâchette qui les démange. Pourquoi avoir tous ces systèmes d’armes coûteux et technologiquement avancés si on ne peut pas les utiliser ? Pourquoi ne pas montrer au monde entier que les États-Unis dominent toujours la planète ?

Les maîtres de la guerre ont besoin d’un ennemi. Lorsqu’un ennemi ne peut être trouvé, comme George Orwell l’a compris dans 1984, un ennemi est fabriqué. Cet ennemi peut devenir un allié du jour au lendemain – nous nous sommes alliés à l’Iran au Moyen-Orient pour combattre les talibans et plus tard le califat – avant de réintégrer instantanément l’Iran comme l’incarnation du mal. La logique ou la nécessité géopolitique n’ont rien à voir avec l’ennemi. Ce qui compte, c’est d’attiser la peur et la haine qui alimentent la guerre perpétuelle.

En 1989, j’ai couvert les révolutions qui ont renversé les dictatures communistes en Europe centrale et orientale. Le président Mikhaïl Gorbatchev, comme son successeur Boris Eltsine et Vladimir Poutine au début de son règne, espéraient intégrer la Russie dans l’alliance occidentale.

Mais l’industrie de guerre place les profits avant la défense nationale. Elle avait besoin d’une Russie antagonique pour pousser l’expansion de l’OTAN au-delà des frontières de l’Allemagne unifiée, en violation d’une promesse faite à Moscou. Il y avait des milliards de dollars à gagner avec un ennemi russe, comme il y a des milliards de plus à gagner avec la guerre par procuration en Ukraine.

Il n’y aurait pas de « dividendes de la paix » à la fin de la Guerre froide. L’industrie de la guerre était déterminée à continuer à saigner à blanc les États-Unis et à amasser ses profits obscènes. Ils ont provoqué et contrarié la Russie jusqu’à ce qu’elle remplisse son rôle prédéterminé.

Le retrait humiliant d’Afghanistan et deux décennies de désastres militaires au Moyen-Orient ont été comme par magie compensés et rachetés en Ukraine, même si nous n’avons pas encore posté de troupes sur le sol ukrainien. Nous nous sommes appropriés les Ukrainiens, comme nous l’avions fait avec les moudjahidines que nous avons financés pour combattre les Soviétiques en Afghanistan.

« Pour la première fois depuis des décennies, un président américain montre que lui, et lui seul, peut diriger le monde libre », a écrit George Packer, l’un des plus ardents supporters de l’invasion de l’Irak, dans le magazine The Atlantic.

« L’OTAN a été redynamisée, les États-Unis ont retrouvé le rôle de leader que certains craignaient de voir disparaître en Irak et en Afghanistan, et l’Union européenne a trouvé une unité et un objectif qui lui ont échappé pendant la majeure partie de son existence », se réjouit le New York Times.

Le général Mark A. Milley, directeur des chefs d’état-major interarmées, écrit le New York Times, se promène avec une carte de l’Ukraine, truffée de détails tactiques. « Avec ses assistants, il cherche à obtenir des détails sur l’emplacement et l’état de préparation au combat d’unités terrestres russes spécifiques et sur les mouvements de navires », note le journal.

L’ancien commandant de l’OTAN Richard Shirreff a déclaré à l’émission Today de la BBC Radio 4 que l’Occident devait se préparer à combattre la Russie. « Le pire des cas est une guerre avec la Russie, a-t-il déclaré. En se préparant au pire des cas, il est plus probable de dissuader Poutine car, en fin de compte, Poutine respecte la force ».

La guerre est une drogue. Elle paralyse votre corps. Elle embrouille votre cerveau. Elle vous réduit à la pauvreté. Mais chaque nouvelle dose vous renvoie aux hauteurs euphoriques où vous avez commencé. Davantage d’armes, cela veut dire davantage de combats. Davantage de combats cela veut dire davantage de morts et de destruction. Davantage de morts et de destructions cela veut dire davantage d’hostilité à l’encontre de Moscou. Davantage d’hostilité à l’encontre de Moscou, cela veut dire que nous nous rapprochons de plus en plus d’une guerre ouverte avec la Russie.

Après les frappes ukrainiennes sur les installations militaires et énergétiques russes, Moscou a menacé d’attaquer les livraisons d’armes de l’OTAN. Sous le coup des sanctions, Moscou a interrompu l’approvisionnement en gaz de deux pays européens. La Russie a prévenu que le risque d’une guerre nucléaire était très « réel » et que toute intervention étrangère directe en Ukraine provoquerait une réponse « rapide comme l’éclair ».

Alors que la Finlande et la Suède débattent de leur adhésion à l’OTAN, la Russie a qualifié l’expansion de l’OTAN de nouvel acte d’agression dangereux, ce qui est bien sûr le cas. La pression en faveur d’une zone d’exclusion aérienne s’accroît, ce qui déclencherait une confrontation directe entre la Russie et l’OTAN, tout comme le ferait une attaque russe contre un convoi d’armes de l’OTAN dans un pays voisin de l’Ukraine. L’esprit de revanche de Poutine n’a d’égal que le nôtre.

La désorganisation, l’incompétence et le moral en berne des conscrits de l’armée russe, ainsi que les échecs répétés du haut commandement russe en matière de renseignement, apparemment convaincu que la Russie écraserait l’Ukraine en quelques jours, dévoilent le mensonge qui voudrait que la Russie soit une menace mondiale. Le convoi de chars et de camions russes, en panne et à court de carburant, embourbés sur la route de Kiev, n’est pas l’image d’une prouesse militaire de pointe.

La Russie n’a pas été en mesure de dominer une force mal équipée et numériquement inférieure en Ukraine, dont beaucoup de troupes ont peu ou pas d’entraînement militaire. La Russie ne représente aucune menace pour l’alliance de l’OTAN ou les États-Unis, à moins d’une attaque nucléaire.

« L’ours russe a de fait perdu ses crocs », écrit l’historien Andrew Bacevich. Mais ce n’est pas une vérité que les faiseurs de guerre portent à la connaissance du public. Il faut enfler la Russie jusqu’à en faire une menace mondiale, malgré neuf semaines d’échecs militaires humiliants. Un monstre russe est la raison d’être de l’augmentation des dépenses militaires et de la poursuite de la projection de la puissance américaine à l’étranger, notamment contre la Chine.

Les militaristes ont besoin d’un ennemi mortel. Cet ennemi peut être une chimère, mais il sera toujours dirigé par le nouvel Hitler. Le nouvel Hitler était autrefois Saddam Hussein. Aujourd’hui, c’est Vladimir Poutine. Demain, ce sera Xi Jinping. Vous ne pouvez pas drainer et appauvrir la nation pour alimenter une machine militaire insatiable si vous ne faites pas en sorte que son peuple ait peur, même des fantômes.

La guerre en Ukraine est intimement liée à la véritable crise existentielle à laquelle nous sommes confrontés : la crise climatique. Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations Unies prévient que les émissions de gaz à effet de serre doivent atteindre un pic d’ici 2025 et qu’il faut les réduire de près de moitié au cours de cette décennie pour éviter une catastrophe mondiale.

Le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a qualifié le rapport « d’atlas de la souffrance humaine et d’acte d’accusation accablant de l’échec du leadership en matière de climat ». Déclenchée par la guerre en Ukraine, la flambée des prix de l’énergie a poussé les États-Unis et d’autres pays à demander aux producteurs de pétrole nationaux d’augmenter l’extraction de combustibles fossiles et par voie de conséquence d’exacerber la crise climatique. Les lobbyistes du pétrole et du gaz demandent à l’administration Biden de lever les interdictions de forage en mer et sur les terres fédérales.

Les personnes de couleur sombre, qui ont souffert des guerres brutales au Yémen, en Irak, en Somalie, en Afghanistan et en Syrie, sans recevoir le soutien et la sympathie de l’Occident qu’ont reçus les Ukrainiens blancs, seront à nouveau pris pour cible. Le sous-continent indien est actuellement en proie à des températures atteignant 47°C, à des coupures de courant de 10 à 14 heures par jour et à des cultures en voie de dépérissement. On estime que 143 millions de personnes seront déplacées au cours des trente prochaines années, presque toutes originaires d’ Afrique, d’Asie du Sud et d’Amérique latine, écrit le GIEC.

Ces conflits sans fin vont inévitablement militariser notre réponse à l’effondrement du climat. En l’absence de mesures et de ressources permettant d’enrayer la hausse des températures mondiales, de réduire notre dépendance aux combustibles fossiles, de favoriser un régime alimentaire à base de plantes et de freiner la consommation effrénée, les nations utiliseront de plus en plus leurs armées pour accaparer des ressources naturelles en diminution, notamment la nourriture et l’eau. La Russie et l’Ukraine fournissent 30 % de tout le blé échangé sur les marchés mondiaux. Depuis l’invasion, le prix du blé a augmenté de 50 à 65 % sur les marchés des matières premières. C’est un signe avant-coureur de ce qui est à venir.

La guerre en Ukraine fait partie d’un ordre mondial où la règle de droit a été abandonnée au profit d’une guerre agressive et préventive, un acte d’agression criminel. Ces guerres s’accompagnent de sites noirs, d’enlèvements, de torture, d’assassinats ciblés, de censure et de détention arbitraire.

Des entrepreneurs privés malhonnêtes, ainsi que des unités paramilitaires secrètes des services de renseignement, commettent des crimes de guerre hors des sentiers battus. Le groupe russe Wagner (le nom Wagner serait l’indicatif de son fondateur et commandant, un ancien officier du GRU appelé Dmitry Utkin, qui aurait des insignes de la Waffen-SS tatoués au niveau des clavicules) ou le groupe mercenaire américain Academi, fondé par le leader de la droite chrétienne Erik Prince, ne sont rien de moins que des escadrons de la mort.

La guerre est une forme spectaculaire de contrôle social. Elle garantit un consentement de masse aveugle et inconditionnel, soutenu par ce que Pankaj Mishra appelle un « média d’information spectacle » qui « pousse les citoyens à un état de patriotisme paranoïaque », tandis qu’une « classe d’intellectuels de service parle de la révolution américaine et de l’ordre libéral international ».

Dans The London Review of Books, Mishra a écrit : « L’humiliation en Irak et en Afghanistan, et chez nous à travers Trump, ont démoralisé les exportateurs de démocratie et de capitalisme. Mais les atrocités de Poutine en Ukraine leur donnent maintenant l’occasion de faire en sorte que l’Amérique paraisse grande de nouveau. L’ours russe a longtemps garanti, plus sûrement que « l’islamofascisme » ou la Chine, des revenus et une identité à de nombreux membres du complexe militaro-industriel et intellectuel-industriel.

Un establishment centriste vieillissant – malmené par l’extrême droite, harcelé par les jeunes gauchistes post-Occupy et post-BLM (Black Lives Matter), frustré par l’impasse législative à Washington – semble soudain galvanisé par la perspective de se définir à travers une nouvelle Guerre froide.

Ce monde de fantasme est entretenu par des mythes – le mythe selon lequel les peuples d’Afghanistan et d’Irak nous accueilleraient comme des libérateurs, que l’Ukraine n’est pas une véritable nation, que les Ukrainiens se considèrent comme des pan-russes, que tout ce qui se dresse entre les Irakiens, les Afghans, les Syriens, les Somaliens, les Yéménites et les Libyens et nous-mêmes sont des terroristes, que tout ce qui se dresse entre Poutine et les Ukrainiens sont des néo-nazis et leurs partisans en Occident.

Ceux qui contestent ces fantasmes, que ce soit en Russie ou aux États-Unis, sont attaqués, marginalisés et censurés. Peu de gens le remarquent. Le rêve est plus attrayant que la réalité. Pas à pas, ces cyclopes de guerre aveuglés et sanguinaires avancent en laissant des montagnes de cadavres dans leur sillage.

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