AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > Discours de Noam Chomsky au Forum social international 2022

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-072

Discours de Noam Chomsky au Forum social international 2022

Vidéo de Noam Chomsky, transcrite et traduite par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 17 juin 2022, par JMT

Discours de Noam Chomsky au Forum social international 2022

Vidéo enregistrée par la Campagne pour la Paix, le Désarmement et la Sécurité Collective le 29 Avril 2022

Noam Chomsky (Capture d’écran)

Avec le bureau international de la paix et la campagne pour la paix, le désarmement et la sécurité collective, j’ai le grand plaisir de vous présenter Noam Chomsky, un homme qui n’a évidemment pas besoin d’être présenté, mais qui, je le pense, est connu et respecté de tous pour ses très nombreuses contributions. Il est l’un des plus éminents critiques sociaux et politiques, non seulement de la politique américaine mais aussi au niveau mondial, il est bien connu aussi pour son travail en tant que philosophe et fondateur de la linguistique moderne. Je vous laisse la parole, Noam, c’est à vous.

Noam Chomsky : Je peux commencer ?

J’ai eu le grand plaisir et le privilège de participer aux premières éditions du Forum social mondial il y a 20 ans à Porto Alegre : des moments mémorables et passionnants, et il en va de même pour ma présence parmi vous aujourd’hui, bien que ce ne soit que virtuellement, à mon grand regret.

Eh bien, les années passent et les questions demeurent, simplement, elles deviennent toujours plus urgentes, plus incontournables. Depuis vingt ans, la devise du Forum social mondial est qu’un autre monde est possible. Cela reste vrai, on ne peut l’oublier, mais au moment où nous nous réunissons aujourd’hui, cette question est éclipsée par une autre : notre monde est-il possible ? Et la réponse est non. Ce monde-là n’est pas possible. Ce monde-là se précipite vers son propre anéantissement et seule la création d’un autre monde peut inverser cette course. Heureusement, un autre monde est encore possible, même si les chances de le réaliser diminuent à un rythme inquiétant.

Ce monde suit depuis longtemps un lent chemin vers l’auto-anéantissement, mais il y a eu des points d’inflexion où le processus de destruction s’est accéléré. L’un d’entre eux est un jour qui reste gravé de manière indélébile dans ma mémoire, ainsi que dans celle d’autres personnes de ma génération : le 6 août 1945. Ce jour-là, je me trouvais dans un camp d’été où j’étais moniteur. Le matin, le haut-parleur a annoncé que les États-Unis avaient détruit Hiroshima au moyen d’une bombe atomique. Il y a eu quelques acclamations et tout le monde est parti dans l’insouciance vers sa prochaine activité, natation, base-ball, que sais-je.

Un peu plus tard, j’ai pu me procurer quelques journaux et j’ai constaté que la réaction générale était à peu près la même : on se réjouissait de la fin de la guerre. Et puis, on est passé à l’activité suivante. Voilà qui nous enseignait une double leçon. La première est que l’intelligence humaine et sa puissance ont imaginé les moyens de sa propre destruction. La deuxième leçon est que l’intelligence humaine n’a pas développé la capacité morale de comprendre ce qu’elle fait et de contrôler son désir de mort. Pour être précis, il ne s’agit pas seulement de l’annihilation de notre propre espèce. Nous provoquons également en même temps que le nôtre, l’anéantissement d’une grande partie de la vie, quand aux insectes et aux bactéries, ils devraient s’en sortir.

Et il y a une réserve supplémentaire : l’intelligence humaine n’était pas encore allée aussi loin, mais il était évident qu’elle le ferait sans tarder, et c’est en 1953 qu’elle l’a fait, lorsque les États-Unis, puis l’Union soviétique, ont fait exploser des armes thermonucléaires. La capacité de tout détruire, quel grand exploit ! Ces réserves mises à part, revenons à la leçon essentielle. L’intelligence technique et scientifique humaine a largement dépassé l’intelligence morale humaine. La capacité de détruire est sans commune mesure avec la capacité de comprendre ce que nous faisons et de changer de cap.

Ceux qui voient une ressemblance frappante avec aujourd’hui ne se trompent pas. Certains avaient parfaitement saisi ce que nous faisions et la nécessité de changer de cap. Parmi ceux-ci, les scientifiques qui ont créé le bulletin des scientifiques atomiques et la fameuse horloge de l’apocalypse dont l’aiguille indiquait le temps qu’il restait avant minuit. Minuit signifie la fin de l’expérience humaine sur terre. L’horloge fournit une sorte de mesure de l’écart entre l’intelligence technique et l’intelligence morale. L’horloge a été réglée pour la première fois en 1947, à sept minutes avant minuit. En 1953, avec l’explosion des bombes à hydrogène, l’aiguille des minutes a été avancée à minuit moins deux minutes.

Depuis lors, elle oscille, reflétant les fluctuations de la situation mondiale. Elle n’a plus atteint les deux minutes avant minuit jusqu’aux années Trump. Lors de sa dernière année de mandat, les analystes ont abandonné les minutes et sont passés aux secondes. Cent secondes avant minuit, c’est là où en est l’horloge aujourd’hui. En janvier prochain, elle sera à nouveau ajustée et je ne serais pas surpris qu’elle se rapproche de la fin.

En 1945, on ne savait pas qu’un autre point d’inflexion était à venir, la pollution de l’atmosphère, et une nouvelle ère géologique, que les géologues appellent l’anthropocène. Une épopée qui voit l’activité humaine influencer radicalement le climat mondial, et pas en sa faveur.

Eh bien, ajoutez-y une autre position personnelle. J’ai appris à quel point c’était sérieux il y a 50 ans, lorsqu’en une seule semaine j’ai reçu des appels téléphoniques de deux de mes amis. L’un était le titulaire de la chaire des sciences de la terre à Harvard. L’autre était le chef de la météorologie à l’Institut de technologie du Michigan. Tous deux m’informaient de nouvelles données prouvant que les niveaux de CO2 dans l’atmosphère semblaient être en forte progression et que nous nous dirigions vers une catastrophe.

Comme nous le savons tous maintenant, les dirigeants des entreprises de combustibles fossiles étaient également parfaitement au courant de cette terrible information. Leurs scientifiques étaient en fait à la pointe en termes de recherches sur ces questions et en dénonçaient les sinistres conséquences. La réponse des dirigeants a été d’accélérer la destruction et de neutraliser toute menace susceptible de faire comprendre à la population son sinistre destin. Certaines de ces étapes vers l’annihilation ne sont pas aussi connues qu’elles devraient l’être. Elles sont pourtant riches d’enseignement.

Un des principaux exemples est ce qui est arrivé au parti républicain qui prendra bientôt le pouvoir aux États-Unis. Il semble donc que son pouvoir soit pratiquement permanent si ses efforts très affichés pour saper la démocratie réussissent. Le parti est à 100 % climato-sceptique, ce qui est d’une importance considérable. Cela n’a pas toujours été le cas et la mutation nous dit quelque chose sur les institutions que les humains ont construites et sur les défis qu’elles représentent pour notre survie.

Revenons à 2008, année des élections. Le candidat républicain à la présidence était John McCain. Il avait un volet climatique dans son programme, pas très développé, mais il y avait quelque chose. Les législateurs républicains commençaient également à envisager des efforts similaires. Eh bien, dès que l’immense conglomérat énergétique des frères Koch en a eu vent, ils se sont jetés dans l’action. Depuis des années, ils travaillaient dur pour s’assurer que les Républicains soutenaient pleinement la libre utilisation des combustibles fossiles, et ils n’allaient pas tolérer cette dérogation au principe de subordination à leurs intérêts.

Ils ont lancé un gigantesque mouvement de corruption en menaçant le Congrès, en exerçant un lobbying massif, en créant de faux groupes de citoyens, en ne négligeant aucune piste. En un rien de temps, tous les leaders républicains ont capitulé. Lors de la dernière primaire républicaine, en 2016, tous les candidats ont soit nié l’existence du réchauffement climatique, soit déclaré que ça existait peut-être, mais que nous n’allions rien faire pour y remédier.

Le vainqueur, Donald Trump, a tout fait pour maximiser l’utilisation des combustibles fossiles, y compris les plus destructeurs d’entre eux, et pour démanteler les normes susceptibles de protéger l’environnement. Bien sûr, il a également tourné le dos à l’effort international pour faire face à la crise.

Donald Trump possède le parti qui est très probablement actuellement en voie de revenir au contrôle total du gouvernement. On ne parle pas ici d’Andorre, il s’agit du gouvernement du pays le plus puissant de l’histoire humaine, et ce n’est pas une blague pour notre triste monde. L’un des effets de la trahison des dirigeants est que, parmi les Républicains et leurs sympathisants, seuls 20 % considèrent le réchauffement climatique comme une priorité absolue. Après tout il ne s’agit que du problème le plus critique auquel l’homme ait jamais été confronté, avec la guerre nucléaire. Alors pourquoi prêter attention à ce que nos dirigeants et leur chambre d’écho médiatique nous disent ? En fait, le réchauffement climatique a été pris en compte dans la mise à l’heure de l’horloge de l’apocalypse ces dernières années, au même titre qu’un troisième facteur, la dégradation du discours rationnel qui offre pourtant notre seul espoir d’échapper à la catastrophe.

L’exemple donné par les entreprises de combustibles fossiles peut se révéler trompeur. Elles ne font que suivre les principes capitalistes habituels, des principes qu’Adam Smith a décrits il y a 250 ans. Ce qu’il a souligné, c’est que les maîtres de l’humanité, c’est-à-dire les marchands et les industriels d’Angleterre, les maîtres de l’humanité, ont toujours suivi la vile maxime : tout pour nous et rien pour les autres.

Adam Smith : « Ce n’est pas parce qu’ils sont particulièrement mauvais que les maîtres mettent en œuvre cette maxime, il s’agit d’un impératif institutionnel ». Ceux qui n’adoptent pas cette maxime sont supplantés par ceux qui le font. C’est là l’essence du marché non régulé et elle signe un arrêt de mort pour l’espèce humaine et aussi des dommages collatéraux pour le reste de la vie sur terre. Les marchés non contrôlés sont un arrêt de mort pour d’autres raisons. Elles ont été évoquées il y a plus d’un siècle par le grand économiste politique Thurstein Viblin. Il a souligné qu’en terme de marché, la réussite exige de fabriquer des besoins, de stimuler le consumérisme qui détruit la planète et, en fait, détruit toute vie acceptable.

On peut donc imaginer de meilleures façons de passer son temps que de fulminer parce qu’on est irrité quand on est bloqué dans un embouteillage sans fin. D’énormes industries se consacrent à nous inciter à adopter un tel mode de vie, et non ce monde meilleur qui est possible quand les institutions se consacrent à satisfaire les besoins de l’homme plutôt qu’au bénéfice du profit privé et à la destruction de l’environnement qui pourtant permet la vie.

Nous voici donc en train de contempler une intelligence humaine qui a inventé des moyens efficaces d’auto annihilation et qui s’amuse en ce moment même à les utiliser. En fait, elle a aussi conçu des institutions sociales qui sont un arrêt de mort et jusqu’à présent elle n’a pas réussi à combler le fossé béant entre la capacité de détruire et la capacité de créer cet autre monde qui est possible. Et c’est là que le Forum social mondial entre en scène.

Sa tâche consiste à combler ce fossé. Nous savons ce qu’il faut faire. Nous savons comment débarrasser le monde des armes nucléaires, à tout le moins reconstruire le régime de contrôle des armements que le parti républicain démantèle depuis vingt ans. Et pour faire évoluer ce système vers l’éradication de ce fléau. Nous savons comment faire.

Il y a aussi des propositions détaillées tout à fait réalisables sur la façon de surmonter la crise climatique et de passer à une vie bien meilleure. Il y a même une résolution au Congrès américain, portée par Alexandria Ocasio-Cortez, jeune représentante qui a été propulsée au pouvoir par la vague Bernie Sanders, rejointe par Ed Markey, sénateur chevronné qui s’inquiète depuis longtemps de la destruction de l’environnement. La résolution vaut la peine d’être lue, elle présente une approche détaillée, raisonnable et réalisable pour mettre fin à la crise et ouvrir la voie à un monde beaucoup plus vivable.

Ce n’est pas le seul programme de ce type : vous pouvez les lire sur le site de l’agence internationale de l’énergie qui dépend des compagnies du secteur de l’énergie ; il se trouve que plusieurs économistes, dont mon collègue Robert Holland, ont élaboré des propositions détaillées, toutes assez similaires. Elles peuvent être mises en œuvre dès maintenant au Congrès. Il s’agit simplement d’une résolution qui, avec un mouvement populaire suffisamment vigoureux, pourrait devenir une loi et être adoptée. Il en va de même dans d’autres pays. La fenêtre des possibles est très limitée et se referme, mais elle est encore là.

Changer des institutions sociales meurtrières est un plus grand défi, mais c’est aussi un défi que l’on peut relever si on y met du sien. Nous savons donc comment faire. Mais est-ce réalisable ? La réponse est entre vos mains et celles d’autres personnes comme vous. Nous pourrions replacer cette question dans un contexte plus large. Vous connaissez tous, je suppose, le célèbre paradoxe du physicien Aaron et d’Enrico Fermi. En bref, qu’en est-il ? Cet astrophysicien de renom savait qu’il existait un nombre considérable de planètes susceptibles de pouvoir être explorées et présentant les conditions propices au maintien de la vie et d’une intelligence supérieure. Mais en dépit des recherches les plus acharnées, nous ne trouvons nulle trace de leur existence. Alors où sont-elles ?

Eh bien, une des réponses qui a été très sérieusement avancée et qui ne peut être écartée, est que l’intelligence supérieure s’est effectivement développée d’innombrables fois, mais il est prouvé qu’elle est mortelle. Elle a découvert les moyens de s’annihiler elle même mais n’a pas développé la capacité morale de s’en empêcher. C’est une possibilité qui ne peut certainement pas être ignorée. Pour l’instant, c’est peut-être même une caractéristiques inhérente à ce que nous appelons intelligence supérieure. Nous sommes actuellement en train de mener une expérience visant à déterminer si ce sinistre principe s’applique aussi aux humains modernes. Nous sommes une espèce récemment arrivée sur terre, il y a deux ou trois cent mille ans. C’est un battement de cil à l’échelle du temps de l’évolution.

Il ne reste pas beaucoup de temps pour trouver la réponse, plus précisément pour définir la réponse. C’est quelque chose que nous ferons d’une manière ou d’une autre, il n’y a pas d’autre alternative. Le défi est unique dans l’histoire de l’humanité. Il doit être affronté maintenant parce que nous ne sommes pas condamnés à mourir tous en même temps, mais nous sommes condamnés à un monde dans lequel ceux qui vont mourir seront les plus chanceux. Les solutions existent, elles attendent de nous que nous comblions le fossé entre notre capacité à détruire et notre volonté de créer ce monde meilleur qui s’offre à nous. Tel est le défi, nous ne pouvons pas nous y soustraire.

Version imprimable :