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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-075

L’ONU met en garde contre un « effondrement complet de la société »

Par Nafeez Ahmed, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 24 juin 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

L’ONU met en garde contre un « effondrement complet de la société »

Le 26 mai 2022 par Nafeez Ahmed

Franchissement des limites planétaires (Photo : Diana Tolkunova)

Le Dr Nafeez Ahmed est directeur exécutif du System Shift Lab. Journaliste d’investigation primé, stratège du changement et théoricien des systèmes, Nafeez est rédacteur en chef de la plateforme de journalisme d’investigation financée par le public, INSURGE intelligence, et chroniqueur sur le « changement de système » à VICE où il écrit sur la « transformation du système mondial ». Ancien blogueur du Guardian et spécialiste de l’environnement, il a couvert la géopolitique des crises environnementales, énergétiques et économiques interconnectées, il a été chercheur invité au Global Sustainability Institute de l’université Anglia Ruskin, qui a soutenu ses recherches pour produire son dernier livre : Failing States, Collapsing Systems : BioPhysical Triggers of Political Violence (Springer, 2017). Il est chercheur à l’Institut Schumacher pour les systèmes durables et membre de la Royal Society of Arts. Il est lauréat du prix de l’essai Routledge-GCPS 2010 et du prix du projet censuré 2015 pour le meilleur journalisme d’investigation, et a été cité à deux reprises parmi les 1 000 Londoniens les plus influents dans la liste de l’Evening Standard.

Un rapport des Nations unies qui fera date en arrive à la conclusion que « l’effondrement de la planète » est de plus en plus probable. Mais le rapport a-t-il été édulcoré avant d’être publié ?

Les dégâts causés par de fortes inondations en Allemagne, à Kreuzberg, le 19 juillet 2021 (© Wolfgang Rattay, Reuters)

Lorsque les Nations unies ont publié en mai 2022 leur « Bilan mondial sur la réduction des risques de catastrophe 2022 » (GAR2022), l’attention du monde entier s’est portée sur le sombre verdict qui indique que le monde connaît actuellement une tendance à l’accélération des catastrophes naturelles et des crises économiques. Mais pas un seul média n’a relevé le problème le plus important : la probabilité grandissante d’un effondrement de la civilisation.

Enfouie dans ce rapport, qui a été approuvé par le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, se cache la conclusion que les synergies toujours plus fortes entre les catastrophes, les vulnérabilités économiques et les défaillances des écosystèmes augmentent le risque d’un scénario d’« effondrement mondial ».

Il semble que ce soit la première fois que les Nations unies, dans une conclusion brutale, publient un rapport mondial phare indiquant que les politiques mondiales actuelles accélèrent l’effondrement de la civilisation humaine. Pourtant, cet avertissement urgent n’a pas été diffusé jusqu’à présent.

Le rapport ne laisse pas entendre que cette issue est inévitable pas plus qu’il ne précise dans quelle mesure nous sommes proches de cette possibilité. Mais il confirme que, sans changement radical, c’est bien vers cela que le monde se dirige.

Limites planétaires

Les objectifs de développement durable des Nations unies et le cadre de Sendai sont un ensemble de mesures sociales, économiques, juridiques, politiques et institutionnelles visant à réduire « les risques et les pertes liés aux catastrophes ». Tous deux définissent des objectifs à atteindre d’ici à 2030, mais la communauté internationale est menacée de ne pas réussir à les respecter.

Cet échec est toutefois directement lié à la vitesse à laquelle les activités humaines interfèrent avec les systèmes naturels, en particulier les « limites planétaires ».

La baisse de productivité du maïs, du riz ou du blé s’aggravera à +1,5°C et plus encore à +2°C, de l’Asie du sud-est à l’Amérique latine, dit encore le rapport, qui décrit aussi des risques accrus pour la ressource en eau, pour la sécurité alimentaire, avec son cortège de conséquences prévisibles pour la santé publique.(Crédits : © Nacho Doce / Reuters)

Le cadre des limites planétaires a été développé par le Stockholm Resilience Centre en 2009 afin de définir ce qu’on appelle une « analyse scientifique du risque que les perturbations humaines déstabilisent le système Terre à l’échelle planétaire ».

Ce cadre identifie une gamme de neuf écosystèmes clés qui, s’ils dépassent un seuil donné, réduiront considérablement l’ « espace vital » pour permettre la présence humaine. Le rapport note qu’au moins quatre des neuf limites planétaires semblent désormais se trouver au-delà de l’espace opérationnel sans danger.

Alors que le changement du système Terre de même que le changement climatique se trouvent actuellement dans une zone d’ « incertitude avec un risque croissant » de franchissement des limites de l’espace de sécurité, les flux biochimiques et les « entités nouvelles » (produits chimiques, matériaux ou organismes nouveaux et éléments naturels résultant de l’activité humaine, tels que les métaux lourds) ont « largement débordé » de cet espace, selon le rapport. Toutefois, la situation est probablement pire que ce que reconnaît le rapport de l’ONU.

Byline Times a révélé l’été dernier que, selon le professeur Will Steffen du Stockholm Resilience Centre, deux autres limites planétaires – l’acidification des océans et la consommation d’eau douce – seraient probablement d’ici là également « violées », ce qui signifie qu’actuellement nous enfreignons six des neuf limites planétaires. Si nous continuons à franchir ces dernières à ce rythme, il est possible que nous les franchissions presque toutes avant 2030.

Don’t Look Up

Selon le rapport de l’ONU, « l’empreinte physique et écologique de l’homme accélère le rythme du changement. L’impact potentiel en est que lorsque les risques systémiques deviennent des catastrophes en cascade, alors les systèmes risquent de s’effondrer ».

Pourtant, bien que le risque d’effondrement systémique soit abordé à plusieurs reprises dans le rapport, le scénario d’un « effondrement mondial » ne fait pas l’objet d’une attention particulière. Au lieu de cela, le rapport fait référence à un "document distinct" publié sous le nom de contribution par le Bureau des Nations unies et concernant la réduction des risques de catastrophes.

Ce document, intitulé « Pandémies, extrêmes climatiques, points de basculement et risque catastrophique mondial, comment ces derniers affectent-ils les objectifs planétaires » , propose une analyse minutieuse des risques d’effondrement planétaire, basée sur la manière dont les activités humaines transgressent les limites planétaires.

L’article est signé de Thomas Cernev, chercheur au Centre pour l’étude des risques existentiels (Centre for the Study of Existential Risk) de l’université de Cambridge. Selon cet article, la poursuite d’une politique "business as usual" et l’incapacité à adopter des changements politiques drastiques signifient que la civilisation humaine se dirige inexorablement vers l’effondrement.

Thomas Cernev

« D’après l’analyse des scénarios... il est évident qu’en l’absence d’une politique ambitieuse ainsi que d’une adoption quasi globale et d’une mise en œuvre couronnée de succès, le monde se rapproche toujours plus du scénario d’effondrement général de la planète », indique le rapport.

Quatre voies – Trois mènent à l’effondrement

L’article de Thomas Cernev recense quatre voies possibles pour le futur. Pourtant, seule l’une d’entre elles, la « Terre stable », implique la concrétisation d’objectifs mondiaux dans le cadre des objectifs de développement durable des Nations unies et du cadre de Sendai. Toutes les autres voies vont tout droit vers l’effondrement.

« Dans tous ces scénarios, à l’exception de celui de la « Terre stable », la réussite des objectifs mondiaux et des cadres d’accompagnement est affectée de façon négative, indique le rapport. En outre, en l’absence de changement, les scénarios « Terre dans l’incertitude » et « Terre menacée » convergent tous deux vers un "effondrement global" ».

Les 9 limites Planétaires (Source Science et Vie)

Le document explique qu’en adoptant une analyse systémique, il est possible de voir comment « le franchissement d’une limite planétaire entraîne systématiquement le franchissement d’autres limites ». Ces dernières sont essentielles pour garantir « un cadre de fonctionnement sans danger » permettant aux sociétés humaines de se développer au sein d’un système Terre stable, « le dépassement de ces limites entraînant par la suite, et très probablement, une déstabilisation de la société et des événements potentiels de risque de catastrophe mondiale (RCM) »

Les événements catastrophiques mondiaux sont définis comme ceux qui entraînent plus de 10 millions de morts ou des dommages à hauteur de plus de 10 000 milliards de dollars.

Le scénario d’effondrement mondial le plus pessimiste du document est décrit comme étant le résultat de la violation de multiples limites planétaires, ce qui augmente la probabilité d’événements de RCM déclenchant une série de ruptures économiques et politiques, qui entraînent à leur tour des processus d’effondrement écologique.

Dans ce scénario, « l’effondrement total de la société est une éventualité », prévient le document. « Ce scénario décrit un monde dans lequel les limites planétaires ont été largement franchies, et si les événements de RCM ne se sont pas déjà produits ou ne sont pas en train de se produire, leur probabilité de le faire à l’avenir est extrême, indique le document.

Dans ce scénario, il est très probable que les objectifs mondiaux n’ont pas été atteints, et l’effondrement de la société qui en résulte signifie que la réalisation future de tout objectif mondial est improbable, et qu’un effondrement total de la société est du domaine du possible.

La réduction des risques de catastrophe n’a pas été couronnée de succès et les catastrophes sont fréquentes, les événements de type catastrophe ainsi que les événements de type RCM tels que les pandémies se multiplient ».

L’ONU met en garde contre l’effondrement total de la société à cause du franchissement de limites planétaires

Le rapport poursuit en affirmant que, dans un tel scénario, en l’absence de changements politiques visant à atténuer les risques et à rendre le système mondial plus résilient et adaptable, « le dépassement des limites planétaires est probablement de nature à exacerber le risque de RCM, avec des boucles de rétroaction environnementale de grande ampleur et complexes conduisant à un nouvel effondrement environnemental et social » et que « selon la gravité du dépassement des limites planétaires et la violence des événements de RCM qui ont pu se produire, il est peu probable que des interventions politiques qui ne seraient pas radicales puissent être de nature à améliorer la société et il conviendra d’adopter une approche politique proactive ».

Ce scénario implique une coopération internationale extrêmement ténue, ce qui augmente le risque de conflit mondial ou environnemental au fur et à mesure que l’environnement se dégrade, « avec d’éventuelles migrations forcées de personnes à partir de zones rendues inhabitables ce qui, à son tour, a pour effet potentiel d’augmenter les RCM (risques de catastrophes mondiales) en rendant plus probables des événements tels qu’une pandémie ou une guerre nucléaire ».

Alors que le scénario d’effondrement mondial représente le pire des cas, il est difficile d’éviter d’en arriver à la conclusion que nous voyons les signes d’une telle émergence aujourd’hui. Ce qui est plus préoccupant, c’est que les deux autres scénarios explorés par le document convergent également vers ce scénario du pire.

Dans le scénario de la « Terre menacée », « les limites planétaires ont été franchies bien au-delà de la limite de sécurité, ou alors il y a un grand degré d’incertitude quant à la place de l’humanité par rapport aux limites, avec de forts soupçons et même des preuves que certaines, sinon toutes, ont été franchies ».

Il semble que nous soyons très proches d’atteindre ce seuil, ou que nous l’ayons déjà atteint. Le document de l’ONU ajoute : « Alors que le RCM est à un niveau faible et que les événements relatifs au risque de catastrophe mondial (RCM) ont peu de chances de se produire, les boucles de rétroaction complexes qui sont en jeu entre les limites planétaires sont susceptibles d’accroître la probabilité que des événements de RCM se produisent dans un avenir proche ».

Le document fait valoir que l’instabilité politique et mondiale sera exacerbée par « un environnement qui se dégrade rapidement », ce qui pourrait encore « alimenter les conflits et entraver les progrès futurs vers la réalisation des objectifs mondiaux.

Dans ce scénario, le monde est sur la voie d’un scénario d’effondrement global, où des événements de RCM se produisent à moins que des interventions politiques préventives et réactives considérables et ambitieuses ne soient adoptées au niveau mondial et entreprises avec succès ».

Même dans le scénario de la « Terre dans l’incertitude », où « les limites planétaires n’ont pas été largement franchies, ou il existe un niveau élevé d’incertitude quant à la place de l’humanité par rapport à la limite », nous continuerions d’être dans une situation dans laquelle « le risque de RCM est élevé, la probabilité d’un événement relatif au RCM étant extrême ou un événement RCM s’est déjà produit ou est en train de se produire ».

Les quatre voies et les 9 limites planétaires (Source Just Collapse)

Éviter l’effondrement

Même si certains objectifs mondiaux peuvent être atteints grâce à la coopération internationale, le document conclut que seuls des changements politiques plus ambitieux peuvent « garantir la réussite des objectifs de développement et éviter que le monde ne soit poussé vers un scénario d’effondrement global ».

Le document indique : « L’analyse de scénario entreprise illustre une tendance dangereuse du monde à s’orienter vers le scénario d’effondrement global ».

Même si des politiques « réactives » sont nécessaires pour atténuer les risques existants, le document préconise de mettre l’accent sur des politiques « préventives » pour renforcer la résilience du système et éviter de franchir davantage encore les limites planétaires.

Il appelle notamment à « la création d’un objectif relatif aux limites planétaires » dans la prochaine version des Objectifs de Développement Durable adoptée après 2030, ainsi qu’à « l’intégration du RCM dans les objectifs ».

Un récit édulcoré ?

Comme je l’avais constaté en 2017 quand j’étais chercheur au Global Sustainability Institute de l’Université Anglia Ruskin, le processus d’effondrement sociétal mondial est susceptible de s’accélérer sous la forme d’une boucle de rétroaction auto-renforcée entre la déstabilisation du système humain (HSD) et la perturbation du système terre (ESD).

Dans cette boucle de rétroaction, les perturbations du système Terre – dans ce cas, déclenchées par le dépassement des limites planétaires – déstabilisent les institutions sociales, politiques et économiques. Ce qui à son tour inhibe les réponses politiques réussies à l’ESD (perturbation du système Terre), laissant la planète vulnérable à de nouvelles poussées d’ESD.

Il en résulte un effet de rétroaction dans lequel l’HSD et l’ESD se produisent dans un cycle amplificateur susceptible de culminer dans une perte dramatique de complexité du système humain – ce qui pourrait être défini comme un effondrement.

Le rapport d’évaluation mondiale des Nations unies et la contribution de Thomas Cernev proposent des scénarios qui s’inscrivent dans ce processus – mais il n’est pas certain que l’un de ces scénarios ait réellement commencé, ce qui est clair par contre, c’est que le monde s’en rapproche dangereusement.

Aucun calendrier précis n’est indiqué dans les documents et ni les Nations unies, ni Cernev n’ont répondu aux demandes de commentaires de Byline Times.

Juste s’effondrer

Mais il y a toutes les raisons de craindre qu’un processus d’effondrement ait déjà commencé, même s’il est encore possible de le freiner.

Un conseiller principal du Bureau des Nations unies pour la réduction des risques de catastrophe qui a contribué au Rapport d’évaluation globale, a parlé à Byline Times sous couvert d’anonymat, il affirme que le GAR2022 a été édulcoré avant sa publication.

La source a déclaré que le monde avait « franchi un point de non-retour » et « je n’ai pas l’impression que les Nations unies ou les médias s’en font l’écho à l’heure actuelle ». « Le GAR2022 n’est qu’une enveloppe vidée de ce qui y était inclus dans les versions précédentes », ont-ils affirmé.

Le rapport GAR2022 des Nations unies est un document qui fera date. C’est la première fois que les Nations unies soulignent clairement le risque imminent d’un « effondrement sociétal complet » si le système humain continue de franchir les limites planétaires essentielles au maintien d’un espace de fonctionnement sûr pour le système terre.

Pourtant, en dépit cet avertissement urgent, non seulement il est tombé dans l’oreille d’un sourd, mais l’ONU elle-même semble avoir dilué ses propres conclusions. À l’instar du film de fiction Don’t Look Up, nous sommes davantage préoccupés par les potins des célébrités et les scandales politiques, et nous semblons incapables – ou peu désireux – d’affronter le défi le plus important auquel nous sommes confrontés en tant qu’espèce.

Quoi qu’il en soit, ces documents des Nations unies montrent que la reconnaissance du risque d’effondrement ne consiste pas à être catastrophiste, mais à comprendre les risques afin de pouvoir faire de meilleurs choix et éviter les pires conséquences. Comme le reconnaît le rapport, il y a encore beaucoup à faire. Mais ce n’est pas après 2030 qu’il faut agir. C’est maintenant.

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