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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-097

La grande désillusion : Rêves libéraux et réalités internationales

Par John J. Mearsheimer, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 15 août 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

La grande désillusion : Rêves libéraux et réalités internationales

Le 5 Octobre 2018 par John J. Mearsheimer

John J. Mearsheimer est le titulaire distingué de la chaire de sciences politiques R. Wendell Harrison de l’université de Chicago. Parmi ses nombreux ouvrages figurent The Tragedy of Great Power Politics et Conventional Deterrence.

Ravitaillement en vol d’un bombardier stratégique B-52 (Flickr / U.S. Department of Defense)

Note de l’éditeur : Ceci est un extrait du nouveau livre The Great Delusion : Liberal Dreams and International Realities (La grande désillusion : Rêves libéraux et réalités internationales) de John Mearsheimer.

L’hégémonie libérale est une stratégie ambitieuse par laquelle un État vise à transformer autant de pays que possible en démocraties libérales à son image, tout en favorisant une économie internationale ouverte et en mettant en place des institutions internationales.

En substance, l’État libéral cherche à diffuser ses propres valeurs le plus largement possible. Mon objectif dans ce livre est de décrire ce qu’il se passe lorsqu’un État puissant poursuit cette stratégie au détriment de la politique fondée sur l’équilibre des pouvoirs.

Nombreux sont ceux qui, en Occident, tout particulièrement au sein des élites de la politique étrangère, considèrent l’hégémonie libérale comme étant la politique judicieuse que les États devraient de manière systématique adopter. La propagation de la démocratie libérale dans le monde est considérée comme éminemment sensée, tant d’un point de vue moral que stratégique.

Tout d’abord, elle est considérée comme un excellent moyen de protéger les droits humains, qui sont parfois gravement violés dans les États autoritaires. Et parce que cette politique soutient que les démocraties libérales ne veulent pas se faire la guerre, elle constitue en fin de compte une clé permettant de transcender le réalisme et de favoriser la paix internationale.

Enfin, les partisans de cette politique affirment qu’elle contribue à protéger le libéralisme à l’intérieur du pays en éliminant les États autoritaires qui, autrement, pourraient aider les forces illibérales qui sont toujours présentes dans un État libéral.

La grande désillusion : Rêves libéraux et réalités internationales de John Mearsheimer.

Ce credo officiel est erroné. Les grandes puissances sont rarement en mesure de mener une politique étrangère libérale à grande échelle. Tant qu’il en existe deux ou plus sur la planète, elles n’ont guère d’autre choix que de prêter une attention particulière à leur positionnement dans l’équilibre mondial des forces et d’agir selon les impératifs du réalisme.

Les grandes puissances de tous bords se soucient grandement de leur survie et, dans un système bipolaire ou multipolaire, elles courent toujours le risque d’être attaquées par une autre grande puissance. Dans ces circonstances, les grandes puissances libérales dissimulent généralement leur comportement intransigeant sous une rhétorique libérale.

Elles tiennent un discours libéral et agissent comme des réalistes. Si elles adoptent des politiques libérales qui vont à l’encontre de la logique réaliste, elles finissent invariablement par le regretter. Mais il arrive qu’une démocratie libérale soit confrontée à un rapport de force si favorable qu’elle est en mesure de mener une politique hégémonique libérale.

Le plus probable est que cette situation se produise dans un monde unipolaire, dans lequel la grande puissance unique n’a pas à s’inquiéter d’être attaquée par une autre grande puissance puisqu’il n’y en a pas. Alors, dans la plupart des cas, ce pôle libéral unique laissera tomber le réalisme et adoptera une politique étrangère libérale. Les États libéraux sont dotés d’une mentalité de croisade qu’il est difficile de juguler.

Parce que le libéralisme valorise le concept de droits inaliénables ou naturels, les libéraux engagés sont fortement interpellés par les droits de pratiquement tous les individus de la planète. Cette logique universaliste constitue une puissante motivation pour inciter les États libéraux à s’impliquer dans les affaires des pays qui violent gravement les droits de leurs citoyens.

Pour aller encore plus loin, la meilleure façon de s’assurer que les droits des étrangers ne sont pas bafoués est de les faire vivre dans une démocratie libérale. Cette logique mène tout droit à une politique active de changement de régime, dans le cadre de laquelle l’objectif est de renverser les autocrates et de les remplacer par des démocraties libérales.

Fin de l’Histoire (MATHIEU COLLOGHAN)

Les libéraux ne se dérobent pas face à cette tâche, principalement parce qu’ils ont souvent une grande confiance dans la capacité de leur État à faire de l’ingénierie sociale, tant sur le plan domestique qu’à l’extérieur du pays.

La création d’un monde où ne régneraient que des démocraties libérales est également considérée comme un gage de paix internationale, qui non seulement éliminerait la guerre, mais réduirait considérablement, voire anéantirait le double fléau de la prolifération nucléaire et du terrorisme. Elle représente finalement un moyen idéal de protéger le libéralisme chez soi.

Hormis cet enthousiasme, l’hégémonie libérale n’atteindra pas ses objectifs, et son échec aura inévitablement un coût énorme. L’État libéral finira très probablement par mener des guerres sans fin, ce qui augmentera plutôt que de réduire le niveau de conflit dans la politique internationale et aggravera donc les problèmes de prolifération et de terrorisme.

En outre, et c’est pratiquement certain, le comportement militariste de l’État finira par menacer ses propres valeurs libérales. Le libéralisme à l’étranger conduit à l’illibéralisme chez soi. Enfin, même si l’État libéral parvenait à atteindre ses objectifs — instaurer la démocratie à proximité et au loin, favoriser les échanges économiques et créer des institutions internationales —, il n’engendrerait pas la paix.

La clé pour comprendre les limites du libéralisme est de reconnaître sa relation avec le nationalisme et le réalisme. Ce livre porte en définitive sur ces trois ’ismes’ et sur la manière dont ils interagissent pour affecter la politique internationale.

Le nationalisme est une idéologie politique extrêmement puissante. Il s’articule autour de la division du monde en une grande variété de nations, qui sont de redoutables unités sociales, chacune dotée d’une culture distincte. Pratiquement toutes les nations préféreraient avoir leur propre État, mais toutes ne le peuvent pas.

Et pourtant, nous vivons dans un monde presque exclusivement constitué d’États-nations, ce qui signifie que le libéralisme ne peut que coexister avec le nationalisme. Les États libéraux sont aussi des États-nations. Il ne fait aucun doute que le libéralisme et le nationalisme peuvent coexister, mais lorsqu’ils s’affrontent, le nationalisme l’emporte presque toujours.

L’influence du nationalisme sape souvent une politique étrangère libérale. Par exemple, le nationalisme met l’accent sur l’autodétermination, ce qui signifie que la plupart des pays résisteront aux efforts d’une grande puissance libérale qui voudrait interférer dans leur politique intérieure — ce qui, bien sûr, est précisément la finalité de l’hégémonie libérale.

Barack Obama devant la chambre des Communes et la chambre des Lords réunies, le mercredi 25 mai 2011. Reuters/J.Mitchell

Ces deux ’ismes’ s’affrontent également sur la question des droits individuels. Les libéraux estiment que tout le monde a les mêmes droits, quel que soit le pays dans lequel on vit. Le nationalisme est de A à Z une idéologie fondamentalement individualiste, ce qui signifie qu’il ne considère pas les droits comme inaliénables.

En réalité, la grande majorité des gens dans le monde ne se soucient guère des droits des individus dans d’autres pays. Ils sont bien plus préoccupés par les droits de leurs concitoyens, et même cet engagement a des limites. Le libéralisme surestime l’importance des droits individuels.

Norman Rockwell : La Liberté de parole

Le libéralisme n’est pas non plus à la hauteur du réalisme. Au fond, le libéralisme part du principe que les individus qui composent une société ont parfois de profondes divergences sur ce qui constitue le bien vivre, et que ces divergences peuvent les conduire à essayer de s’entre tuer. Un État est donc nécessaire pour garantir la paix.

Mais il n’existe pas d’État mondial pour maintenir les pays sous contrôle lorsqu’ils ont des désaccords profonds. La structure du système international est anarchique, et non hiérarchique, ce qui explique que le libéralisme appliqué à la politique internationale ne puisse pas fonctionner. Les pays n’ont donc guère d’autre choix que d’agir selon le principe de l’équilibre des forces s’ils espèrent survivre.

Norman Rockwell : La Liberté de culte

Il existe toutefois des cas particuliers pour lesquels un pays est si bien protégé qu’il peut s’affranchir de la realpolitik et mener des politiques véritablement libérales. Les conséquences en sont presque toujours fâcheuses, en grande partie parce que le nationalisme vient contrecarrer la croisade libérale.

Mon propos, formulé en quelques mots, est le suivant : le nationalisme et le réalisme l’emportent presque toujours sur le libéralisme. Notre monde est en grande partie défini par ces deux puissants ’ismes’, et non par le libéralisme. Il y a cinq cents ans, l’univers politique était incroyablement hétérogène ; il comptait des cités-États, des duchés, des empires, des principautés et toutes sortes d’autres entités politiques.

Ce monde a cédé la place à un globe peuplé presque exclusivement d’États-nations. Bien que de nombreux facteurs soient à l’origine de cette grande transformation, deux des principales forces motrices du système étatique moderne sont le nationalisme et la politique d’équilibre des puissances.

Norman Rockwell : À l’Abri de la peur

L’adhésion américaine à l’hégémonie libérale

Ce livre est également animé du souci de comprendre la politique étrangère américaine récente. Les États-Unis, pays profondément libéral sont sortis de la guerre froide en étant de loin l’État le plus puissant du système international :

1 L’effondrement de l’Union soviétique https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%80_l%27abri_du_besoinen 1991 les a placés dans une position idéale pour mener leur politique d’hégémonie libérale.

2 L’establishment américain dans le domaine de la politique étrangère s’est lancé dans cette politique ambitieuse sans trop d’hésitation, et avec un optimisme débordant quant à l’avenir des États-Unis et du monde. Au début, du moins, le grand public partageait cet enthousiasme.L’esprit du temps (zeitgeist) a été immortalisé dans le célèbre article de Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire ? », publié juste au moment où la guerre froide touchait à sa fin.

3 Selon lui, le libéralisme a vaincu le fascisme dans la première moitié du vingtième siècle et le communisme dans la seconde, et maintenant il ne reste plus d’alternative crédible. Le monde devait finir par être intégralement composé de démocraties libérales. Selon Fukuyama, ces nations ne devaient pratiquement plus connaître de différends significatifs, et les guerres entre grandes puissances devaient cesser. Le plus grand problème auquel les gens seraient confrontés dans ce nouveau monde, a-t-il avancé, pourrait bien être l’ennui.

Norman Rockwell : À l’Abri du besoin

À l’époque, on pensait également que la généralisation du libéralisme mettrait un terme à la politique d’équilibre des puissances. La dure rivalité en matière de sécurité qui a longtemps caractérisé les relations entre grandes puissances disparaîtrait, et le réalisme, qui, pendant longtemps a été le paradigme intellectuel dominant en matière de relations internationales, serait relégué aux oubliettes de l’histoire.

« Dans un monde où règne la liberté, et non la tyrannie », a affirmé Bill Clinton alors qu’il faisait campagne pour la Maison Blanche en 1992, « le raisonnement cynique de la pure et unique stratégie de puissance ne tient tout simplement pas la route. Il est mal adapté à une nouvelle ère dans laquelle les idées et les informations sont diffusées dans le monde entier avant même que les ambassadeurs ne puissent prendre connaissance de leurs câbles ».

Il est fort probable qu’aucun président récent n’a endossé la mission de généralisation du libéralisme avec plus d’enthousiasme que George W. Bush, qui a déclaré dans un discours en mars 2003, deux semaines avant l’invasion de l’Irak : « Le régime irakien actuel a montré que le pouvoir de la tyrannie pouvait répandre la discorde et la violence au Moyen-Orient. Un Irak libéré peut montrer que la liberté a le pouvoir de transformer cette région vitale, en apportant espoir et progrès dans la vie de millions de personnes. Les intérêts de l’Amérique en matière de sécurité, et la foi de l’Amérique en la liberté, pointent dans la même direction : un Irak libre et pacifique ».

Plus tard, au cours de cette année-là, le 6 septembre, il a déclaré : « La progression vers la liberté est la vocation de notre époque ; c’est celle de notre pays. Depuis les Quatorze Points [Les « quatorze points de Wilson » est le nom donné au programme du traité de paix par le président des États-Unis Woodrow Wilson pour mettre fin à la Première Guerre mondiale et reconstruire l’Europe dans un discours retentissant, le 8 janvier 1918 devant le Congrès des États-Unis, NdT] jusqu’aux Quatre Libertés [la liberté d’expression ; la liberté de religion ; la liberté de vivre à l’abri du besoin ; la liberté de vivre à l’abri de la peur, telles que présentées comme fondamentales par Franklin D. Roosevelt en 1941, NdT], en passant par le discours de Westminster [discours d’Obama devant les deux chambres du parlement britannique, 2011,dans lequel il a mis l’accent sur les défis qu’affronte le monde contemporain en général, et le monde occidental en particulier, NdT], l’Amérique a mis sa puissance au service de ces principes ».

« Nous croyons que la liberté est le dessein de la nature ; nous croyons que la liberté est le sens de l’histoire. Nous croyons que l’épanouissement et l’excellence de l’homme passent par l’exercice responsable de la liberté. Et nous croyons que la liberté — celle qui nous importe — ne nous est pas réservée, mais qu’elle est un droit et un devoir pour toute l’humanité ».

Quelque chose a mal tourné. La vision que la plupart des gens ont de la politique étrangère américaine aujourd’hui, en 2018, est radicalement différente de ce qu’elle était en 2003, et a fortiori au début des années 1990. C’est le pessimisme, et non l’optimisme, qui prédomine dans la plupart des analyses portant sur les résultats obtenus par l’Amérique pendant ses années passées loin du réalisme.

Du temps des présidents Bush et Barack Obama, Washington a joué un rôle clé en semant la mort et la destruction dans le grand Moyen-Orient, et rien ne prouve que ce chaos va s’arrêter de sitôt. La politique américaine envers l’Ukraine, motivée par la logique libérale, est la principale responsable de la crise actuelle entre la Russie et l’Occident. Depuis 1989, les États-Unis ont été en guerre deux années sur trois et ont mené sept guerres différentes.

Cela ne devrait pas nous surprendre. Contrairement à la sagesse dominante en Occident, une politique étrangère libérale n’est pas une clé de coopération et de paix, mais bien celle de l’instabilité et du conflit.

Dans mon livre, je me suis attaché à la période comprise entre 1993 et 2017, alors que les administrations Clinton, Bush et Obama, chacune aux commandes de la politique étrangère américaine pendant huit ans, étaient pleinement engagées dans la poursuite de l’hégémonie libérale. Bien que le président Obama ait manifesté quelques réserves à l’égard de cette politique, celles-ci ont peu compté dans la manière dont son administration a concrètement œuvré à l’étranger.

Je ne prends pas en compte l’administration Trump pour deux raisons. Premièrement, au moment où je terminais ce livre, il était difficile de déterminer à quoi ressemblerait la politique étrangère du président Trump, même s’il ressort clairement de son discours pendant la campagne de 2016 qu’il reconnaît que l’hégémonie libérale a été un échec cuisant et qu’il aimerait abandonner certains des éléments clés de cette stratégie.

Deuxièmement, il y a de bonnes raisons de penser que la montée en puissance de la Chine et la résurgence de la puissance russe ayant remis la politique des grandes puissances sur la table, Trump n’aura finalement pas d’autre choix que de s’orienter vers une grande stratégie empreinte de réalisme, même si ce faisant, il rencontre une résistance considérable dans son pays.

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