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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-128

Notre avenir est-il encore durable ?

Par C.J. Polychroniou, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

jeudi 27 octobre 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

Notre avenir est-il encore durable ?

Le 8 septembre 2022 par C.J. Polychroniou, Truthout

C.J. Polychroniou est économiste politique/scientifique politique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses principaux intérêts de recherche portent sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique, l’économie politique ainsi que la politique des États-Unis et la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Public Intellectual Project de Truthout. Il a publié de nombreux livres et plus de 1000 articles qui sont parus dans une variété de revues, de magazines, de journaux et de sites d’information populaires. Nombre de ses publications ont été traduites en plusieurs langues étrangères, notamment en arabe, chinois, croate, espagnol, français, grec, italien, néerlandais, portugais, russe et turc. Ses derniers livres sont Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change (2017) ; Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine sur Truthout et rassemblée par Haymarket Books ( 2021) ; et Economics and the Left : Interviews with Progressive Economist (2021).

Noam Chomsky est professeur émérite dans le département de linguistique et de philosophie du MIT, professeur lauréat de linguistique [Le titre de professeur lauréat est décerné aux universitaires les plus éminents en reconnaissance de leurs réalisations et de leur contribution exceptionnelle à leur domaine d’études et à leur université, NdT] et titulaire de la chaire Agnese Nelms Haury du programme sur l’environnement et la justice sociale de l’université d’Arizona. Il est l’un des chercheurs les plus fréquemment cités dans le monde et un intellectuel reconnu considéré par des millions de personnes comme un trésor national et international, Chomsky a publié plus de 150 ouvrages sur la linguistique, la pensée politique et sociale, l’économie politique, l’étude des médias, la politique étrangère des États-Unis et les affaires mondiales. Ses derniers livres sont The Secrets of Words (avec Andrea Moro ; MIT Press, 2022) (Le mystère des mots, non traduit) ; The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Power (avec Vijay Prashad (Le repli : Irak, Libye, Afghanistan, et la fragilité de la puissance américaine, non traduit ) ; The New Press, 2022) ; et The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic and the Urgent Need for Social Change (avec C. J. Polychroniou ; Haymarket Books, 2021) (Le Précipice : néolibéralisme, pandémie et urgence d’un changement social, non traduit).

Bien que le capitalisme soit plus déchaîné que jamais, il existe des moyens pour assurer la transition vers un avenir durable (JARED RODRIGUEZ / TRUTHOUT)

Nous vivons des temps extraordinairement dangereux. L’effondrement du climat est imminent, mais les États-nations et leurs dirigeants continuent de mener des politiques fondées sur la « sécurité nationale » et la poursuite d’objectifs géopolitiques. La transition vers un paysage énergétique mondial propre et durable est entravée à la fois par de puissants intérêts liés à l’économie des combustibles fossiles et par le manque de coopération internationale.

En fait, la guerre en Ukraine, qui repose entièrement sur les combustibles fossiles, ne fait pas que retarder l’action en faveur du climat, elle a de plus accru la dépendance à l’égard des sources d’énergie qui sont à l’origine du réchauffement climatique et qui empoisonnent la planète.

En fait, la guerre a été une aubaine pour l’industrie des combustibles fossiles. « Fore, mon chou, fore » revient en force, et les compagnies pétrolières et gazières engrangent des bénéfices inégalés, alors que les ménages, dans le monde entier sont aux prises avec la montée en flèche des coûts énergétiques.

Certes, comme le souligne avec force Noam Chomsky dans cet entretien exclusif avec l’économiste Robert Pollin, on a aujourd’hui libéré le « capitalisme sauvage » de manière encore plus destructrice que par le passé. Pourtant, comme le souligne Pollin avec beaucoup de perspicacité, il existe des moyens de maîtriser le réchauffement climatique et de réussir la transition vers un avenir durable fondé sur des systèmes énergétiques propres (qui n’incluent pas les centrales nucléaires ou les technologies dites à émissions négatives).

En fait, Chomsky et Pollin s’accordent à dire que, dans une large mesure, c’est la volonté politique qui fait obstacle à la sauvegarde de l’avenir de l’humanité et de la planète. Comme le fait remarquer Chomsky, à l’époque du réchauffement climatique, la mission de l’éducation politique est comparable à celle de la philosophie telle que décrite par Ludwig Wittgenstein : « montrer à la mouche comment sortir du piège à mouches. »

C. J. Polychroniou : Noam, les impacts systémiques de la guerre en Ukraine sont immenses et englobent les chocs économiques, la sécurité alimentaire et énergétique, les dimensions géopolitiques et le changement climatique. En ce qui concerne ce dernier point, s’il est difficile d’estimer avec précision l’impact de la guerre en Ukraine sur le climat, il est clair qu’elle entrave les efforts actuels de lutte contre le réchauffement climatique et pourrait même modifier la stratégie à long terme en matière de climat et de plan d’action. Quel est le lien précis entre la guerre en Ukraine et la crise climatique, et pourquoi les gouvernements redoublent-ils d’efforts en faveur du charbon, du pétrole et du gaz au lieu de redoubler d’efforts en faveur de la transition vers une énergie propre ?

Noam Chomsky : Un observateur indépendant qui regarderait le monde d’aujourd’hui pourrait bien en conclure qu’il est dirigé par les secteurs des combustibles fossiles et de l’industrie militaire, ou par des cinglés. Ou les deux.

La littérature scientifique est alarmante et confirme en permanence que les mises en garde précédents étaient trop timorées et que nous nous dirigeons vers la catastrophe à un rythme effrayant. Sans même lire cette littérature, quiconque garde les yeux ouverts peut se rendre compte que la nature en a marre que « ça suffit » : chaleur extrême, inondations catastrophiques, sécheresses dévastatrices et grave pénurie hydrique, d’immenses régions de la planète seront bientôt rendues inhabitables.

Comment réagissons-nous ? On retrouve la réaction de base capturée par le personnage principal d’un épisode de l’excellent journal satirique Onion [The Onion est un média d’informations parodiques américain, créé en 1988 à l’université du Wisconsin aux États-Unis, NdT] - sauf que cela va sans doute bien au delà de leur imagination. On est dans la réalité.

Et tout cela est relayé, avec incrédulité, par les médias grand public : Dans un paradoxe à la Kafka, ConocoPhillips prévoit installer des « refroidisseurs » dans le permafrost – qui est en train de décongeler rapidement en raison du changement climatique – afin de le garder suffisamment résistant pour qu’on puisse en extraire du pétrole, dont la combustion continuera d’aggraver la fonte des glaces.

Dans ses âpres essais contre la guerre, Mark Twain a brandi sa formidable arme satirique contre ceux qui en sont responsables. Mais lorsqu’il en arrive au célèbre général Funston, désespéré, il lève les bras au ciel : « Aucune satire de Funston ne pourrait jamais atteindre la perfection, se lamente Twain, car Funston lui-même est au sommet de la hiérarchie... [Il est] la satire faite homme ». Ce qui se passe sous nos yeux, c’est l’incarnation de la satire par le capitalisme sauvage déchaîné. Même Twain serait réduit au silence.

Pour comprendre ce qui est en jeu, prenons en considération quelques faits fondamentaux. « Le pergélisol arctique stocke près de 1700 milliards de tonnes métriques de carbone gelé en voie de décongélation. Le réchauffement anthropique menace de libérer une quantité inconnue de ce carbone dans l’atmosphère.

Les émissions de dioxyde de carbone sont proportionnellement plus importantes que les autres émissions de gaz à effet de serre dans l’Arctique, mais le renforcement des conditions anoxiques dans le pergélisol et les sols décongelés risque de faire augmenter le pourcentage des futures émissions de méthane. Les incendies de forêt de plus en plus fréquents dans l’Arctique entraîneront également un flux de carbone non négligeable mais impossible à prévoir ».

L’économiste Robert Pollin et Noam Chomsky (Source organicconsumers.org)

Si le flux de carbone est difficile à prévoir dans le détail, la dévastation qui en résulte, elle, n’est que trop prévisible dans ses grandes lignes. Comment le capitalisme sauvage déchaîné va-t-il alors réagir ? C’est simple.

Mettons nos meilleurs cerveaux à contribution afin qu’ils trouvent les moyens de freiner un peu la fonte afin que nous puissions déverser plus de poisons dans l’atmosphère dans un but lucratif, et cela aura pour résultat annexe, de relâcher plus rapidement dans l’atmosphère lesdits stocks arctiques du pergélisol afin de rendre toute vie impossible.

Malheureusement, le constat se généralise. On trouve la satire incarnée où que l’on se tourne, même dans les coins les plus reculés. Ainsi, l’un des arguments avancés pour contester l’énergie solaire est celui de l’utilisation des terres. Et c’est vrai, c’est un réel problème, surtout au Royaume-Uni, où les terrains de golf occupent quatre fois plus d’espace que les installations solaires, comme nous l’apprend le précieux Chartbook de l’économiste politique Adam Tooze.

La satire incarnée n’est que le fer de lance. Elle met spectaculairement en évidence les aspects des institutions économiques prédominantes qui s’avèrent mortels s’ils sont déchaînés. Il serait difficile d’imaginer une épitaphe plus appropriée pour l’espèce - ou plus précisément, pour les institutions qui sont devenues dominantes à mesure que ce que nous appelons la civilisation progresse.

La guerre en Ukraine trouve sa place naturelle dans cette folie collective. L’un des résultats de l’agression criminelle de Poutine et du régime de sanctions qui en découle est de restreindre les flux de combustibles fossiles depuis la Russie, dont pourtant l’Europe dépend, et plus particulièrement son pilier économique, le système allemand.

Les conséquences économiques pour l’Europe sont lourdes, mais il n’en est pas de même pour les États-Unis, qui sont largement épargnés, ni pour la Russie, qui, du moins pour l’instant, profite largement de la hausse des prixdu pétrole et a de nombreux clients empressés en dehors de l’Europe

L’Europe cherche des sources alternatives d’approvisionnement en pétrole et en gaz, une aubaine pour le complexe américain des industries de combustibles fossiles, qui se voit gratifié par de nouveaux marchés et de nombreuses possibilités de forage qui lui permettront de détruire plus efficacement la vie sur Terre.

Quant au complexe militaro industriel, il pourrait difficilement être plus extatique à mesure que massacres et destructions se multiplient. La population semble avoir un avis différent. En Allemagne par exemple, où 77% des gens « pensent que l’Occident devrait entamer des négociations pour mettre fin à la guerre en Ukraine ».

On pourrait penser à d’autres motivations pour mettre fin rapidement à ces horreurs, mais le sort de la société humaine organisée en est certainement une. La guerre en Ukraine a annulé les efforts déjà restreints qui avaient été déployés pour faire face à la crise croissante de la destruction de l’environnement.

Alors qu’on aurait dû accélérer les efforts pour passer rapidement à des énergies durables, ce n’est pas la voie que les dirigeants politiques ont choisie. Tout au contraire, le choix a été fait d’accélérer la course vers l’abîme.

Ce qu’il faudrait faire en ce moment critique est décrit avec perspicacité par l’économiste et analyste politique Thomas Palley : « L’Union européenne doit développer les relations commerciales avec la Russie. Voilà qui serait le mariage paradisiaque sur le plan économique. La Russie a des ressources et a besoin de technologies et de biens d’équipement. L’Europe a les technologies et les biens d’équipement et a besoin de ressources ».

Et de façon plus globale, « Ce qu’il faudrait faire, ce serait de procéder à un recentrage en profondeur qui diminuerait l’influence des États-Unis en Europe, renforcerait l’Union européenne et viserait à inclure la Russie dans la famille européenne, comme l’envisageait le président Mikhaïl Gorbatchev en 1990 », dans son appel à une « maison européenne commune » de Lisbonne à Vladivostok, où il n’y aurait ni alliances militaires, ni vainqueurs ni vaincus, et où on s’efforcerait ensemble de construire un avenir social-démocrate plus solidaire, si ce n’est plus.

« Il semble désormais impossible d’y parvenir », ajoute Palley. Mais un compromis entre grandes puissances doit être trouvé, et rapidement, si l’on veut pouvoir espérer une survie décente. Ce qui ne peut plus être toléré, c’est cette folie qui consiste à consacrer des ressources qui sont devenues rares à des massacres et destructions alors que ce qui est d’une nécessité absolue, c’est la coopération pour faire face aux crises majeures.

Le capitalisme sauvage déchaîné est un arrêt de mort pour l’espèce. C’est là quelque chose d’évident depuis longtemps, même avant qu’il ne soit devenu la personnification de la satire. Le mot crucial est « déchaîné ». Il faut le mette en laisse et celle-ci devrait être, pourrait être, entre les mains de ceux qui ont des objectifs plus élevés dans la vie que l’enrichissement des puissances privées et le soutien aux forces politiques qui privilégient la domination mondiale plutôt que la vision de Gorbatchev.

Nous ne devons pas sous-estimer les barrières qui existent dans les domaines économique et politique, ainsi que dans les systèmes doctrinaux qui articulent et protègent les structures du pouvoir. La question revêt une importance particulière aux États-Unis, pour des raisons trop évidentes pour être détaillées.

Les limites du système doctrinal existant sont exposées dans un essai très révélateur publié dans la principale revue de l’establishment. Les auteurs en sont deux analystes bien informées en matière de politique étrangère, qui se situent dans le courant le plus libéral de l’opinion publique, Fiona Hill et Angela Stent.

Noam Chomsky parle des perspectives de survie de l’humanité à Amherst, Massachusetts, États-Unis. Robert Pollin est à ses côtés (Photo tirée de Wikimedia Commons)

Leur article illustre graphiquement l’incroyable subordination à la doctrine officielle qui confine les élites américaines dans une « réalité alternative » qui ne ressemble guère au monde. Confinées qu’elles sont dans leur cocon qui se resserre, celles-ci sont tout simplement incapables de comprendre la réaction mondiale face à leur vocation de criminalité sans fin.

Hill et Stent condamnent sévèrement les pays du Sud mondial - la majeure partie du monde - pour son incapacité à se joindre aux États-Unis dans leur profonde détresse quant au fait que « la Russie a violé la Charte des Nations unies et le droit international en déclenchant une attaque non provoquée visant le territoire d’un voisin ». Le Sud s’abaisse même au point de « soutenir que ce que la Russie fait en Ukraine n’est pas différent de ce que les États-Unis ont fait en Irak ou au Vietnam ».

Hill et Stent imputent aux machinations de Poutine le fait que nous ne soyons pas parvenus à nous élever jusqu’à notre niveau de noblesse et de compréhension de la réalité mondiale. Comment autrement expliquer un tel aveuglement ?

Pourrait-il y avoir une raison différente, par exemple, le fait qu’à l’extérieur du cocon, les gens regardent le monde et découvrent rapidement que les États-Unis sont de loin le leader mondial en termes de violation de la charte et du droit international en déclenchant des attaques non provoquées, et ce, dans le monde entier, même à des milliers de kilomètres de distance ?

Et se pourrait-il qu’ils voient que les agressions américaines en Irak et au Vietnam sont des crimes incomparablement plus graves que l’agression de Poutine contre l’Ukraine ?

Et, en guise de note de bas de page, peut-être ces peuples « arriérés » sont-ils bien conscients que l’agression russe, qu’ils condamnent en fait sévèrement, a en fait été largement provoquée, comme les commentateurs occidentaux le reconnaissent tacitement de manière curieuse, en inventant dans ce seul cas précis l’expression nouvelle « attaque non provoquée », qui est devenue de rigueur dans les cercles bien pensants quand on parle de l’agression russe manifestement provoquée.

Étant donné le climat d’irrationalité et de subordination à la doctrine qui règne aux États-Unis, il est nécessaire de réitérer, une fois de plus, qu’une provocation à grande échelle ne justifie en rien une agression criminelle.

Malheureusement, la stratégie de brouillage de Hill et Stent est un exemple révélateur de la mentalité dominante au sein des secteurs les plus libéraux de l’orthodoxie doctrinale, qui est amplifiée par les médias et les journaux d’opinion conformistes.

Ces secteurs jouent bien sûr un rôle prépondérant dans la façon dont dont les politiques sont conçues et mises en œuvre, ce qui est une question d’une importance capitale dans l’État le plus puissant de l’histoire du monde, qui ne connaît aucun rival.

Les réalités du monde moderne imposent aux Américains une responsabilité unique. Ludwig Wittgenstein a décrit la mission de la philosophie comme étant de « montrer à la mouche comment sortir du piège à mouches », les mouches étant les philosophes qui bruissent au milieu des confusions conventionnelles.

Par analogie, l’une des missions de ceux qui s’inquiètent de l’avenir est d’essayer d’aider les élites diplômées à trouver leur chemin hors du cocon doctrinal dans lequel elles se sont enfermées, et de délivrer le grand public de la « réalité alternative » que les cercles d’élite ont construite. Ce n’est pas une mince affaire, mais c’est une tâche essentielle.

C.J. Polychroniou : Les opérations militaires produisent d’énormes quantités d’émissions de gaz à effet de serre, dans la mesure où la capacité et l’utilisation de la force militaire dépendent de l’énergie qui se présente sous la forme de combustibles fossiles. En fait, à elle seule, l’armée américaine émet plus de carbone dans l’atmosphère que certains pays et a une longue histoire de guerres ayant le pétrole pour origine. Est-il donc réaliste d’espérer une action climatique sérieuse de la part des grandes puissances mondiales tant qu’elles continuent d’ignorer superbement à quel point le militarisme alimente la crise climatique ?

Noam Chomsky : Et, nous pouvons même ajouter, tant qu’ils continuent de ne pas tenir compte de la façon dont la crise climatique alimente le militarisme. La crise climatique engendre des conflits. Nous en avons déjà été témoins en Syrie et au Darfour, alors que les migrations causées par des sécheresses sans précédent ont largement contribué aux horreurs qui ont suivi. Certaines crises imminentes risquent fort de nous conduire à relativiser ces événements terribles.

L’Inde et le Pakistan sont en première ligne, en proie à des confrontations militaires violentes permanentes. Ces deux pays souffrent cruellement du réchauffement de la planète. Un tiers du Pakistan est sous l’eau, parfois sous plusieurs mètres, suite à une intense vague de chaleur et une longue mousson qui a occasionné une quantité record de pluie.

Chez sa voisine, l’Inde, des paysans pauvres vivant dans des cahutes de terre tâchent de survivre face à la sécheresse et à une chaleur atteignant les 50 degrés Celsius, ce qui est virtuellement intenable, et bien sûr sans climatiseur. Pendant ce temps, les autorités gouvernementales se livrent à une véritable course pour produire des moyens de destruction plus nombreux et plus efficaces. Peut être encore un cas de sinistre satire incarnée. Leurs sources d’approvisionnement en eau sont communes et en déclin. On peut laisser le reste à l’imagination.

Ce qui n’échappe pas à l’imagination, c’est que les deux pays sont armés jusqu’aux dents, possédant d’énormes arsenaux nucléaires, une course aux armements insoutenable pour le Pakistan pays beaucoup plus petit.

Pour les deux pays, il s’agit là d’un gaspillage inadmissible de ces ressources dont ils ont désespérément besoin pour faire face à leurs problèmes communs et dévastateurs que sont le réchauffement climatique et d’autres formes de destruction de l’environnement.

La situation Inde - Pakistan n’est qu’un exemple parmi tant d’autres d’un désastre imminent. Les États-Unis, bien qu’exceptionnellement privilégiés, ne sont pas à l’abri, comme nous l’avons vu ces derniers mois.

Comme d’habitude, les crises ne se limitent pas à la destruction de l’environnement par l’homme. Les scandales prolifèrent. La ville la plus touchée est Jackson, Mississippi, la capitale de l’État. Le système d’approvisionnement en eau est défaillant depuis des années, et maintenant ses habitants sont littéralement privés d’eau potable - dans un pays aux richesses et aux avantages naturels inégalés.

« Les experts affirment que cette crise se prépare depuis des années, en raison d’un financement insuffisant pour la modernisation des infrastructures essentielles. L’année dernière, les dirigeants de cette ville à majorité noire et gouvernée par les Démocrates ont fait pression pour obtenir des fonds supplémentaires auprès des Républicains blancs qui eux gouvernent l’État. Ces appels n’ont rien donné »

Des pathologies sociales fortement ancrées apportent leurs propres lots de misère humaine, exacerbant ceux qui sont engendrés par la destruction de l’environnement et l’utilisation abusive des ressources. Les États-Unis sont, de plus, largement en tête quand on pense à l’accélération de la militarisation du monde.

Plus de devoirs pour les Américains, et pas que pour eux.

Manifestation du 26 Février 2022 "Stand With Ukraine" à Downing Street (CC BY-NC-ND 2.0)

C.J. Polychroniou : Bob, avant même le début de la guerre en Ukraine, le monde n’atteignait déjà pas ses objectifs climatiques. En effet, il est désormais évident que les objectifs climatiques ne peuvent pas être atteints à moins d’une action rapide et radicale. Dans ce contexte, pouvez-vous nous parler du rôle de la taxe carbone et du système de plafonnement et d’échange de droits d’émission en tant que stratégies de réduction des émissions de carbone ?

Robert Pollin : Tout d’abord, soyons clairs sur ce que nous entendons par « objectifs climatiques » mondiaux. Les objectifs les plus élémentaires ont été définis en 2018 par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), la principale organisation mondiale qui recueille et synthétise les données des recherches sur le changement climatique.

Dans son exceptionnel rapport de 2018 intitulé « Réchauffement planétaire à 1,50°C » , qui a fait date, le GIEC a fixé deux objectifs principaux : réduire les émissions mondiales de dioxyde de carbone (CO2) d’environ 45% pour 2030 par rapport au niveau de 2010 et atteindre des émissions nettes nulles vers 2050. Le GIEC a fait valoir que ces objectifs devaient être atteints si nous voulions avoir une chance raisonnable de limiter le réchauffement climatique à 1,50°C au-dessus des niveaux préindustriels.

Le GIEC était arrivé à la conclusion qu’il fallait limiter le réchauffement de la planète à 1,50°C au-dessus des niveaux préindustriels si nous voulions réduire considérablement les probables conséquences négatives du changement climatique.

Or il se trouve que depuis la publication du rapport de 2018 du GIEC, nous avons été témoins d’impacts du changement climatique bien plus graves que ce que le GIEC avait prévu en termes d’extrêmes concernant la chaleur, les fortes pluies et les inondations, les sécheresses, l’élévation du niveau de la mer et la perte de biodiversité.

Pour ne prendre qu’un exemple récent, les températures moyennes journalières ont dépassé les 35°C pendant la vague de chaleur qui a frappé l’Inde en mai dernier. Avec le renforcement de la crise climatique, ces épisodes sont de plus en plus fréquents.

Comme l’explique Noam, la guerre en Ukraine ne fait qu’aggraver la situation. Il est donc juste de conclure que les objectifs 2018 du GIEC doivent être compris comme ce qui est le minimum requis pour emprunter la voie d’une stabilisation acceptable du climat mondial. Cette conclusion a été confirmée par le GIEC lui-même dans ses études de suivi de 2022 , qui sont encore plus exhaustives.

Où en est le monde aujourd’hui en ce qui concerne la réalisation des objectifs de réduction des émissions fixés par le GIEC ? Selon les données les plus récentes de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’organisation la plus connue et la plus respectée qui élabore des modèles énergétiques mondiaux, les émissions mondiales de CO2 s’élevaient à environ 36 milliards de tonnes en 2019.

Cela représente une augmentation d’environ 70% des émissions depuis 1990 et une augmentation de 14% rien que depuis 2010. Pour être plus précis, selon les projections de l’AIE, en ce qui concerne les émissions futures dans le cadre de scénarios alternatifs réalistes, les émissions diminueront à peine d’ici à 2030 et ne seront pas près d’atteindre l’objectif dezéro émission d’ici à 2050.

Concrètement, dans son rapport World Energy Outlook de 2021, l’AIE a élaboré deux scénarios en ce qui concerne les niveaux d’émissions de CO2 à venir, sur la base de ce qu’elle considère comme des évaluations réalistes de la situation politique mondiale actuelle.

L’un d’entre eux est ce que l’AIE appelle un « Scénario fondé sur les politiques définies ». Ce scénario « explore la direction que pourrait prendre le système énergétique si aucune politique supplémentaire n’est mise en place ».

Il repose sur « un examen détaillé, secteur par secteur, des politiques et mesures existantes et de celles en cours d’élaboration ». Bref, ce scénario entend prévoir ce que seront les émissions de CO2 jusqu’en 2050 si les politiques mondiales ne s’écartent pas fondamentalement de leur trajectoire actuelle.

Dans ce scénario, les émissions mondiales de CO2 ne diminueront pas du tout d’ici à 2030 et ne baisseront que de 6%, pour atteindre 33,9 milliards de tonnes d’ici à 2050. En résumé, si on prend au sérieux la science du climat, ce scénario n’est rien de moins qu’un scénario d’apocalypse.

Tombes nouvellement créées à l’extérieur de Mariupol, Ukraine, mai 2022 (Alexander Ermochenko / Reuters)

Dans le cadre du second, celui intitulé « scénario des engagements pris », l’AIE tient compte de toutes les annonces prises par les gouvernements du monde entier concernant le climat, y compris les contributions relevant du niveau national ainsi que les objectifs à plus long terme de zéro émission nette, et tient pour acquis qu’elles seront intégralement respectées et dans les délais.

Dans le cadre de ce scénario plus volontariste, l’AIE prévoit que les émissions ne diminueront là encore que de 7 % à partir de 2030 et que, d’ici à 2050, le niveau d’émissions s’établira à 20,7 milliards de tonnes, soit bien moins que la moitié du chemin à parcourir pour atteindre l’objectif de zéro émission d’ici à 2050. En d’autres termes, même ce scénario plus ambitieux de l’AIE n’est pas très éloigné du scénario catastrophe, si toutefois on prend au sérieux la science du climat.

En réalité, l’AIE élabore également un scénario qui permettrait au monde d’atteindre des émissions nulles d’ici 2050. La différence entre d’une part le scénario des politiques définies, d’autre part celui des engagements pris ; et finalement ce dernier scénario celui de l’AIE allant vers le zéro émission nette d’ici 2050 constitue ce que l’AIE appelle un « manque d’ambition ». Pour parvenir à des émissions nulles, la question est donc de savoir comment combler ce « manque d’ambition », c’est-à-dire comment éviter, d’une manière ou d’une autre, une catastrophe climatique mondiale de grande ampleur.

Dans quelle mesure des politiques de taxation ou de plafonnement du carbone peuvent-elles contribuer à cet objectif ? Ces deux types de mesures ont pour objectif de faire directement baisser la consommation de pétrole, de charbon et de gaz naturel. Il s’agit là d’un point essentiel, car les émissions de CO2 dues à leur combustion pour produire de l’énergie sont, de loin, la principale source d’émissions globales de CO2, et donc la principale cause du changement climatique.

En théorie, du moins, un plafond de carbone établit une limite ferme au niveau d’émissions autorisé dans le cas des grandes entités polluantes, telles que les services publics. De telles mesures feront également augmenter les prix du pétrole, du charbon et du gaz naturel en limitant leur offre.

Une taxe sur le carbone, quant à elle, augmentera directement les prix des combustibles fossiles pour les consommateurs et aura pour objectif de réduire la consommation de combustibles fossiles grâce à ces prix élevés.

Les deux approches peuvent être efficaces tant que le plafond est suffisamment rigoureux ou le taux d’imposition suffisamment élevé pour faire baisser de manière significative la consommation de combustibles fossiles et aussi longtemps que les exemptions sont minimes, voire inexistantes.

L’augmentation des prix des combustibles fossiles créera également des incitations à investir dans l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables propres, et constituera ainsi une source de revenus pour aider à financer ces investissements.

Cependant, ces deux approches posent de sérieux problèmes. Il s’agit tout d’abord de leur impact sur le budget des personnes à revenus moyens et faibles. Toutes choses égales par ailleurs, l’augmentation du prix des combustibles fossiles affecterait davantage les ménages à revenus moyens et faibles que les ménages aisés, puisque l’essence, les combustibles pour le chauffage domestique et l’électricité représentent une part plus importante de la consommation des ménages à faibles revenus.

Or il existe une solution efficace, développée initialement par mon collègue du PERI, Jim Boyce. Il s’agit de rendre aux ménages à faible revenu une grande partie, voire la majeure partie, des recettes générées par le plafonnement ou la taxe pour compenser l’augmentation des coûts de l’énergie fossile.

Boyce a appelé ce programme « cap-and-dividend » [Le "plafonnement et le dividende" est un système d’échange fondé sur le marché qui conserve la partie plafonnement initiale du système "plafonnement et échange", mais comprend également une compensation pour les consommateurs d’énergie, NdT].

Un autre problème majeur posé par les plafonds de carbone est celui de l’application. En particulier, lorsque ces programmes de plafonnement sont combinés à une option de permis d’émission de carbone, comme dans les politiques de « plafonnement et d’échange ». L’application d’un plafond rigoureux devient difficile à maintenir ou même à contrôler.

Ainsi, au lieu de mettre en place des mesures qui pourraient contribuer de manière significative à la lutte contre le changement climatique, nous nous retrouvons avec un fatras d’astuces comptables et de dérogations. Pour l’essentiel, c’est ce qui s’est passé jusqu’à présent avec les politiques de plafonnement et d’échange, tant aux États-Unis qu’en Europe.

Il existe des solutions faciles pour résoudre ce problème, comme nous l’avons évoqué dans des entretiens précédents.

Le plafonnement et le dividende

La plus simple consiste à fixer des plafonds extrêmement sévères, par exemple en obligeant les entreprises à réduire leur consommation de combustibles fossiles de 5 % par an, chaque année, sans exception ni possibilité d’échapper au système de plafonnement et d’échange. Les PDG des entreprises qui ne respecteraient pas ces plafonds s’exposeraient à de graves poursuites pénales.

C.J.Polychroniou : Actuellement, en dépit de leur immaturité technologique, le déploiement de technologies à émissions négatives, telles que la capture directe dans l’air et la bioénergie avec capture et stockage du carbone, gagne du terrain. Il en va de même des centrales nucléaires et même de la géo-ingénierie, en dépit des risques inhérents qu’elles comportent. Quel rôle ces stratégies peuvent-elles jouer dans l’effort visant à rompre complètement avec la dépendance aux combustibles fossiles ?

Robert Pollin : Ni les technologies d’émissions négatives ni l’énergie nucléaire ne peuvent contribuer de manière significative à la mise en place d’une infrastructure mondiale alternative dans le domaine des énergies propres. En fait, il est plus que probable qu’elles créent des problèmes encore plus graves.

« Un fatras d’astuces comptables et de dérogations » par Cameron Cottrill (ProPublica)

Commençons par le nucléaire. Il présente certes l’avantage important de générer de l’électricité sans produire d’émissions de CO2. Mais le nucléaire est également source de préoccupations majeures en matière d’environnement et de sécurité publique, et ces dernières n’ont fait que s’intensifier après la catastrophe de mars 2011 à la centrale de Fukushima Daiichi au Japon et, plus encore, après que la Russie a pris le contrôle des centrales nucléaires de Tchernobyl et de Zaporizhzhia au début de son invasion de l’Ukraine il y a six mois.

La menace de catastrophes nucléaires à Tchernobyl et à Zaporizhzhia est devenue aussitôt une réalité. Rien que le mois dernier, la centrale de Zaporizhzhia a été soumise à un siège acharné. Ainsi, dès le 3 août, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Rafael Grossi, a déclaré que les conditions à Zaporizhzhia étaient « complètement hors de contrôle », ce qui laissait entrevoir « le risque très réel d’une catastrophe nucléaire ».

À la mi-août, la BBC a décrit « l’inquiétude croissante concernant la sécurité sur le site... alors que les deux parties s’accusent mutuellement de bombarder la zone ». L’article de la BBC reprend l’avertissement du secrétaire général des Nations unies, António Guterres, qui a déclaré « tout dommage potentiel à Zaporizhzhia relève du suicide ».

Parmi les technologies d’émissions négatives on compte une série de mesures dont la vocation est soit d’éliminer le CO2 existant, soit d’injecter des agents de refroidissement dans l’atmosphère pour contrecarrer les effets du réchauffement dus au CO2 et aux autres gaz à effet de serre. Une catégorie de technologies d’élimination est le captage et la séquestration du carbone. L’injection d’aérosols stratosphériques fait partie des technologies de refroidissement.

Les technologies de piégeage du carbone ont pour objectif de retirer de l’atmosphère le carbone émis et de le transporter, généralement via des pipelines, vers des formations géologiques souterraines où il serait stocké de manière permanente. Les technologies de captage du carbone n’ont pas encore fait leurs preuves à l’échelle commerciale, et ce en dépit de décennies d’efforts en ce sens.

Après tout et comme nous l’avons mentionné dans des entretiens précédents, si la technologie pouvait fonctionner à une échelle commerciale, la capture du carbone serait le salut des industries du pétrole, du charbon et du gaz naturel.

Cependant, même si l’on parvenait à capturer le carbone à des coûts raisonnables, cette technologie serait toujours confrontée à la menace de fuites de carbone qui résulteraient de systèmes de transport et de stockage imparfaits. Ces dangers ne feront qu’augmenter si la capture du carbone est commercialisée et fonctionne sur la base de mesures incitatives dans lesquelles le respect des normes de sécurité réduit les bénéfices des entreprises.

L’idée des injections d’aérosols stratosphériques repose sur les conséquences qui ont suivi l’éruption volcanique du Mont Pinatubo aux Philippines en 1991. Celle-ci a entraîné une injection massive de cendres et de gaz, ce qui a produit des particules de sulfate, ou aérosols, qui se sont ensuite répandus dans la stratosphère.

Eruption du Mont Pinatubo aux Philippines le 15 Juin 2001 (https://earthobservatory.nasa.gov/)

Son impact a eu pour effet derefroidir la température moyenne de la Terre d’environ 0,6°C pendant 15 mois . Les technologies actuellement à l’étude visent à reproduire artificiellement l’impact de l’éruption du mont Pinatubo en injectant délibérément des particules de sulfate dans la stratosphère. Certains chercheurs affirment qu’il s’agirait d’une méthode rentable permettant de neutraliser les effets du réchauffement dû au CO2 et aux autres gaz à effet de serre.

Cependant, la viabilité des injections d’aérosols stratosphériques en tant que solution majeure pour le climat a été réfutée à plusieurs reprises par les principaux chercheurs dans le domaine.

Par exemple, le climatologue Raymond Pierrehumbert, de l’Université d’Oxford, qui a largement contribué à diverses études du GIEC, affirme catégoriquement dans son article de 2019, There is No Plan B for Dealing with the Climate Crisis, que ce type de géo-ingénierie – qu’il appelle « albedo hacking » – ne constitue pas une solution réaliste pour résoudre la crise climatique.

Pierrehumbert écrit : « L’excès de dioxyde de carbone que les activités humaines injectent dans l’atmosphère a un effet de réchauffement qui se prolonge pratiquement à l’infini, alors que les aérosols stratosphériques destinés à compenser ce réchauffement sont dissipés de l’atmosphère a bout d’un an environ. Ce n’est qu’une question de gravité – les substances plus denses que leur environnement retombent –, un peu aidées par les circulations atmosphériques qui favorisent l’élimination. C’est pourquoi les effets de refroidissement d’une éruption volcanique même majeure comme celle du Pinatubo se dissipent au bout de deux ans environ. Par conséquent, quel que soit le niveau de piratage de l’albédo [L’albédo, ou albedo, est le pouvoir réfléchissant d’une surface, NdT] nécessaire pour éviter un niveau dangereux de réchauffement, il devrait pratiquement être perpétué pour toujours ».

Pierrehumbert écrit également : « Nous ne savons tout simplement pas comment le climat réagira à ces nouveaux forçages, ni comment nos systèmes sociaux et politiques réagiront à ces technologies perturbatrices et peut-être même impossibles à maîtriser ».

C.J. Polychroniou : Les détracteurs des énergies renouvelables affirment que le vent et le soleil ne sont pas des sources fiables en raison de leur variabilité. D’autres affirment que les parcs éoliens empiètent sur des environnements vierges et détruisent l’habitat naturel d’un pays, comme c’est le cas avec l’installation de milliers d’éoliennes sur des dizaines d’îles grecques de la mer Égée. Comment répondriez-vous à ces préoccupations, et existe-t-il des moyens de les contourner ?

Il n’y a pas de plan B pour faire face à la crise climatique (https://thebulletin.org/)

Robert Pollin : La construction d’une infrastructure énergétique mondiale à haut rendement et à dominante d’énergies renouvelables pose trois grandes séries de défis. Il s’agit des deux que vous avez mentionnées, à savoir 1) l’intermittence de l’énergie solaire et éolienne et 2) les exigences en matière d’utilisation de terres pour les énergies renouvelables, en particulier l’énergie solaire et éolienne. Le troisième défi majeur est celui des besoins en minéraux lourds comme intrants pour les infrastructures indispensables aux énergies propres. Pour ne pas perdre de temps, je ne m’intéresserai qu’aux deux premiers.

L’intermittence fait référence au fait que le soleil ne brille pas, et que le vent ne souffle pas, 24 heures sur 24. De plus, les différentes zones géographiques reçoivent en moyenne des niveaux d’ensoleillement et de vent très différents. Ainsi, les énergies d’origine solaire et éolienne produites dans les zones les plus ensoleillées et les plus ventées du globe devront être stockées et transportées à des coûts raisonnables vers les zones moins ensoleillées et moins exposées aux vents.

En fait, ces questions relatives au transport et au stockage des énergies éolienne et solaire ne deviendront pas urgentes avant de nombreuses années dans le cadre d’une transition vers l’énergie propre, probablement pas avant au moins une décennie. En effet, les combustibles fossiles et l’énergie nucléaire continueront à fournir une source d’énergie non intermittente à mesure que ces secteurs énergétiques se rapprocheront de leur extinction et que le secteur des énergies propres connaît une expansion rapide.

Les combustibles fossiles et l’énergie nucléaire représentent aujourd’hui environ 85 % de l’approvisionnement énergétique mondial. Même avec une trajectoire d’élimination progressive jusqu’à zéro d’ici 2050, les combustibles fossiles continueront de répondre à la majeure partie de la demande énergétique globale jusqu’en 2035 environ.

Parallèlement, des solutions pleinement viables pour relever les défis techniques liés au transport et au stockage des énergies solaire et éolienne - y compris en termes de rentabilité financière - ne devraient pas se faire attendre plus d’une décennie, en tout cas aussi longtemps que le marché des énergies propres se développera à un rythme aussi rapide que nécessaire.

Par exemple, l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA) estime que la capacité mondiale de stockage par batterie pourrait être multipliée par un facteur de 17 à 38 dès 2030.

La question des exigences en matière d’utilisation des sols est fréquemment évoquée pour démontrer que la mise en place d’une économie mondiale basée à 100 % sur les énergies renouvelables est irréaliste. Mais ces affirmations ne sont pas étayées.

Ainsi, la physicienne Mara Prentiss, de l’université de Harvard, démontre, dans son ouvrage de 2015 Energy Revolution : The Physics and the Promise of Efficient Technology, ainsi que lors des débats de suivi plus récents, que bien moins de 1% de la superficie totale des États-Unis serait nécessaire si on voulait que les énergies solaire et éolienne répondent à 100% des besoins énergétiques des États-Unis.

La plupart de ces exigences en matière d’utilisation des terres pourraient être satisfaites en plaçant, par exemple, des panneaux solaires sur les toits et les parkings, puis en exploitant des éoliennes sur environ 7% des terres agricoles actuelles.

De plus, les éoliennes peuvent être installées sur des terres agricoles existantes, n’entraînant que des pertes mineures en terme de productivité agricole. Les agriculteurs devraient accueillir favorablement cette double utilisation de leurs terres, car elle leur offre une importante source de revenus supplémentaires. Actuellement, les États américains de l’Iowa, du Kansas, de l’Oklahoma et du Dakota du Sud produisent tous plus de 30 % de leur électricité grâce aux éoliennes.

Les besoins énergétiques supplémentaires restants pourraient alors être satisfaits par la géothermie, l’hydroélectricité et la bioénergie à faibles émissions, qui sont toutes des sources renouvelables non intermittentes. Ce scénario précis ne tient aucun compte des apports supplémentaires des fermes solaires dans les zones désertiques, des panneaux solaires installés sur les autoroutes ou des projets d’éoliennes en mer, entre autres sources d’énergie renouvelable additionnelles. Cependant, si elles sont gérées de manière responsable, toutes ces alternatives sont également des options viables.

Il est vrai que les conditions de production d’énergie renouvelable aux États-Unis sont plus favorables que celles de certains autres pays. L’Allemagne et le Royaume-Uni, par exemple, ont des densités de population sept à huit fois supérieures à celle des États-Unis et reçoivent également moins de lumière solaire au cours d’une année. Par conséquent, ces pays, qui affichent des niveaux d’efficacité élevés, devraient utiliser environ 3 % de leur superficie totale pour générer 100 % de leur demande énergétique grâce à l’énergie solaire produite localement.

Mais en utilisant des technologies de stockage et de transport rentables, le Royaume-Uni et l’Allemagne peuvent également importer l’énergie produite grâce aux énergies solaire et éolienne dans d’autres pays, tout comme, aux États-Unis, l’énergie éolienne produite dans l’Iowa pourrait être transférée à la ville de New York. Les besoins éventuels en matière d’importation seront probablement modestes.

Remplacement des lampadaires à incandescence par des ampoules LED plus économes en énergie (RUSS DILLINGHAM/SUN JOURNAL VIA AP IMAGES)

Qu’en est-il de la Grèce ? Avec des co-auteurs, je travaille actuellement sur une étude qui étudie les questions d’utilisation des sols en Grèce dans le cadre de la mise en place d’une économie à émissions nulles dans ce pays d’ici 2050. J’espère être en mesure de donner plus de détails sur nos résultats prochainement.

Pour l’instant, il suffit de dire que la Grèce n’a pas besoin d’installer de parcs éoliens sur ses sites vierges. Comme aux États-Unis, la Grèce dispose d’une superficie plus que suffisante pour répondre à 100 % de la demande énergétique du pays grâce à des investissements dans l’efficacité énergétique et à la construction d’ infrastructures de renouvelables qui seraient localisées sur des surfaces artificielles comme les toits, les parkings, les autoroutes et les sites commerciaux, ainsi que, dans une mesure relativement modeste, sur des terres agricoles.

C.J. Polychroniou : Noam, nous sommes la seule espèce à avoir évolué vers une intelligence supérieure, mais nous ne prenons pas les bonnes décisions concernant le climat et l’environnement. Est-ce à cause de la politique et du fonctionnement de l’économie mondiale, ou peut-être à cause de la crainte que le défi du réchauffement de la planète ne soit trop écrasant, et que nous ne devions donc continuer comme si de rien n’était, nous contenter de faire quelques modifications en cours de route et espérer le meilleur ?

Noam Chomsky : L’évolution de l’intelligence supérieure est un problème scientifique intrigant. Il est même possible que nous soyons la seule espèce dans l’univers accessible à avoir évolué vers ce que nous appelons une intelligence supérieure, ou du moins à l’avoir préservée sans nous autodétruire. Jusqu’à maintenant.

Quant à savoir pourquoi les crises existentielles qui pourraient bientôt mettre fin à la vie durable sur Terre ne reçoivent que trop peu d’attention, on peut penser à de nombreuses raisons possibles. Il y a aussi une question plus profonde qui traîne en arrière-plan, pas très loin. Cette question a fait irruption dans la conscience avec une intensité dramatique il y a 77 ans, le 6 août 1945. Ou devrait l’avoir fait.

En ce jour fatidique, nous avons appris que l’intelligence humaine avait réalisé un exploit. Elle avait conçu le moyen de tout détruire. Pas encore tout, en fait, mais il était clair que les progrès technologiques allaient bientôt y parvenir. C’est ce qui s’est produit en 1952, lorsque les États-Unis ont fait exploser la première arme thermonucléaire et que l’horloge de l’apocalypse est passée à minuit moins deux. Elle n’est pas revenue aussi proche de la catastrophe terminale avant le mandat de Trump, passant alors à une poignée de secondes avant minuit, les analystes ayant abandonné les minutes.

La question qui s’est posée avec une acuité extrême il y a 77 ans était de savoir si l’intelligence morale de l’homme pouvait s’élever à un niveau tel que la pulsion de destruction puisse être combattue. Le fossé peut-il être comblé ? Les résultats obtenus jusqu’à présent ne sont pas très encourageants.

Le jeu n’est pas terminé tant que nous n’avons pas choisi d’y mettre fin. Le choix est inéluctable. La décision que prendront les humains est de loin la question la plus cruciale qui s’est posée au cours du bref séjour des humains sur la Terre. La réponse nous sera bientôt donnée.

Copyright © Truthout. Ne peut être reproduit sans autorisation. C.J. Polychroniou

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