AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > L’Organisation des Nations unies existe-t-elle encore ?

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-129

L’Organisation des Nations unies existe-t-elle encore ?

Par Branko Milanovic , traduction par Jocelyne Le Boulicaut

vendredi 28 octobre 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

L’Organisation des Nations unies existe-t-elle encore ?

Le 3 octobre 2022 par Branko Milanovic

Branko Milanovic est un économiste serbo-américain. Spécialiste du développement et des inégalités, il est professeur présidentiel invité au Graduate Center de la City University de New York et chercheur principal affilié à la Luxembourg Income Study. Il était auparavant économiste en chef au département de recherche de la Banque mondiale.

La première dame d’Ukraine, Olena Zelenska, à l’Assemblée générale des Nations Unies, alors que Volodymyr Zelenskyy fait une intervention préenregistrée. (lev radin / shutterstock.com)

Branko Milanovic retrace la chute et le déclin de l’organisation dont la mission est de préserver la paix dans le monde. L’Assemblée générale des Nations Unies a achevé sa session annuelle il y a seulement une semaine à New York. Il y avait plus de chefs d’État et de gouvernement que jamais auparavant. Chacun a prononcé un discours (limité à 15 minutes pour la plupart des délégations). La circulation à New York a été dense pendant toute la semaine, les délégués faisant la navette entre les hôtels et les restaurants.

L’ONU semble donc bien vivante. Mais concernant la plus grande question de la planète, une guerre qui est entrée dans son huitième mois entre deux pays dont la population combinée est de 200 millions d’habitants – l’un d’eux possédant le plus grand arsenal d’armes nucléaires et menaçant de l’utiliser – l’ONU n’a été qu’un simple spectateur.

Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, s’est rarement fait entendre. Sur la question la plus importante pour laquelle la Société des Nations, puis les Nations Unies, ont été créées – le maintien de la paix dans le monde – il n’a rien à dire, si ce n’est des platitudes. Il a quand même réussi, à un stade avancé du conflit, à se rendre à Kiev puis à Moscou. C’est tout.

Nombreux sont ceux qui affirment que le secrétaire général et le secrétariat sont paralysés par les grandes puissances. Les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité peuvent opposer leur veto à toute décision qui ne leur plaît pas. Cela est vrai. Mais le secrétaire général n’est pas sans aucun pouvoir. Il jouit d’une autorité morale, si tant est qu’il décide de l’utiliser.

Indépendamment des grandes puissances, il peut essayer d’amener les parties belligérantes à la table des négociations. Il peut s’installer à Genève, indiquer la date à laquelle il souhaite que les « parties intéressées » envoient leurs délégués, et attendre.

Si certains ne se présentent pas ou l’ignorent, nous saurons au moins qui veut poursuivre la guerre et qui ne le veut pas. Il est le seul acteur non étatique au monde à disposer de ce type d’autorité morale. Techniquement, le monde lui a confié la tâche de préserver la paix – ou du moins d’essayer de préserver la paix. Il semble avoir singulièrement échoué.

Ce n’est toutefois pas uniquement la faute de Guterres. Les origines du récent déclin de l’ONU remontent à 30 ans en arrière, à la fin de la Guerre froide. Trois facteurs ont fait que l’ONU actuelle est peut-être pire que la défunte Société des Nations.

La mêlée des médias lors du dernier cycle de négociations sur l’Ukraine, à Istanbul, en mars (twintyre/shutterstock.com).

Ouvertement bafouées

Le premier vient du fait qu’après la fin de la Guerre froide, les États-Unis, se retrouvant en position d’hyperpuissance, ne voulaient pas être entravés par des règles mondiales inutiles.

Aucune nouvelle organisation régionale – et encore moins mondiale – n’a été créée, à l’exception de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, plutôt insignifiante. Cela contraste avec ce qui s’est passé après la Première et la Deuxième Guerre mondiale avec respectivement, la fondation de la Société des Nations et celle de l’ONU.

Qui plus est, les règles de l’ONU étaient ouvertement bafouées. Après la fin de la Guerre froide, les États-Unis et leurs alliés ont attaqué cinq pays sur quatre continents sans l’autorisation de l’ONU : Panama, Serbie, Afghanistan, Irak (la deuxième guerre) et Libye. (Pour la Libye, il y a eu une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU, mais son mandat de protection des civils a été outrepassé par le renversement du régime).

L’explosion de Bagdad ébranle le chef de l’ONU (Source CBS News)

La France et le Royaume-Uni, également membres du Conseil de Sécurité disposant du droit de veto, ont participé à la plupart de ces violations de la Charte des Nations Unies, même si la France a refusé d’entrer en guerre contre l’Irak. Et la Russie a attaqué la Géorgie et l’Ukraine (cette dernière à deux reprises).

Ainsi, ces quatre membres permanents ont violé la charte à huit reprises. Parmi les membres permanents, seule la Chine ne l’a pas fait. L’ONU, en tant qu’organisation de sécurité à vocation collective, dont le premier devoir est de protéger l’intégrité territoriale de ses membres, a échoué dans ce rôle, tout simplement parce qu’elle a été ignorée par les États les plus puissants.

Ces États doivent être unanimes dans la sélection du secrétaire général, étant donné leur veto individuel concernant la recommandation du Conseil de Sécurité à l’Assemblée générale à cet effet. Ils se sont entendus pour choisir des personnages de plus en plus fantoches pour ce poste.

Boutros Boutros-Ghali n’a jamais obtenu de second mandat. Kofi Annan, Ban Ki-moon et maintenant Guterres ont été beaucoup plus souples : ils ont tout simplement été absents [en anglais AWOL : absent sans permission officielle, NdT] lorsque des questions de guerre et de paix étaient en jeu.

L’incident survenu en Irak en 2007, lorsqu’une bombe a explosé près de l’endroit où Ban Ki-moon et le Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, tenaient une conférence de presse, illustre peut-être mieux – bien que de manière saugrenue – le style de personne qui en est venue à occuper le poste de secrétaire général. Alors que Maliki n’a pas été perturbé par le bruit de l’explosion, Ban Ki-moon s’est presque caché sous le pupitre et a rapidement couru vers la sortie.

Contrairement à Dag Hammarskjold, qui est mort en tentant de servir de médiateur dans le conflit au Congo en 1961, les récents secrétaires généraux semblent avoir imaginé que leur devoir consiste surtout à aller d’un cocktail à l’autre. Ils ne réalisent pas qu’en se présentant à un tel poste, où la présence dans les zones de guerre est nécessaire, ils ont également accepté les risques qui y sont liés.

Fin des pressions

La deuxième raison du déclin de l’ONU et des organisations internationales est idéologique. Selon les idéologies du néolibéralisme et du concept « fin de l’histoire » qui ont tant dominé les années 1990 et la première décennie du XXIe siècle, la paix et la sécurité mondiales n’étaient plus la tâche la plus urgente de l’ONU.

Aidés par la prolifération des organisations non gouvernementales (et des fausses ONG), les nouveaux idéologues ont élargi la mission de l’ONU à de nombreuses questions subsidiaires dont elle n’aurait jamais dû s’occuper mais qu’elle aurait dû laisser à d’autres organismes gouvernementaux et non gouvernementaux.

Des âmes sœurs idéologiques - Thatcher et Reagan à la Maison Blanche un mois après l’investiture de ce dernier (Source Social Europe)

Nombre de ces nouveaux mandats sont totalement dénués de sens. On m’a demandé de donner mon avis sur l’objectif de développement durable numéro dix, la réduction des inégalités. Je ne l’ai pas fait.

J’ai estimé qu’il n’avait aucun sens, qu’il était impossible à contrôler et qu’il consistait en des vœux pieux, dont beaucoup se contredisent mutuellement – comme n’importe quel lecteur des dix objectifs relatifs aux inégalités peut aisément s’en convaincre.

La troisième raison, liée à la première, est d’ordre financier. À mesure que le mandat des Nations Unies, de la Banque mondiale et d’autres institutions internationales s’est élargi pour inclure pratiquement tout ce que l’on peut imaginer, il est devenu évident que les ressources fournies par les gouvernements étaient insuffisantes.

C’est là que les ONG ont rencontré des milliardaires et des donateurs du secteur privé. Dans une série d’actions impensables lors de la création de l’ONU, les intérêts privés se sont tout simplement infiltrés dans les organisations créées par les États et ont commencé à dicter le nouvel agenda.

Je l’ai vu de mes propres yeux dans le département de recherche de la Banque mondiale, lorsque la Fondation Gates et d’autres donateurs ont soudainement commencé à décider des priorités et à les mettre en œuvre. Leurs objectifs en tant que tels étaient peut-être louables, mais ils auraient dû s’y prendre de manière indépendante pour les réaliser.

Faire dépendre une organisation inter-étatique des caprices et des fantaisies de milliardaires revient à confier l’éducation publique à la liste Fortune 500 des entreprises américaines les plus riches.

Cette situation a eu un autre effet négatif. Les chercheurs ou les économistes nationaux d’institutions telles que la Banque mondiale se sont mis à passer le plus clair de leur temps à courir après les donateurs privés. Être doué dans la collecte de fonds leur a donné du pouvoir au sein de l’institution.

Ainsi, au lieu d’être de bons chercheurs ou de bons économistes nationaux, ils sont devenus des gestionnaires de fonds qui ont ensuite engagé des chercheurs extérieurs pour faire leurs travaux. Le savoir institutionnel qui existait a été dissipé. La seule institution internationale, à ma connaissance, qui n’a pas succombé à cette tendance dévastatrice sur le plan interne est le Fonds monétaire international.

C’est ainsi que l’ensemble du système des Nations Unies a décliné et que nous nous sommes retrouvés dans une situation où le chef de la seule institution internationale jamais créée par l’humanité, dont le rôle est de préserver la paix dans le monde, est devenu un simple spectateur – avec autant d’influence sur les questions de guerre et de paix que n’importe lequel des 7,7 milliards d’habitants de notre planète.
Ceci est une publication conjointe de Social Europe et IPS-Journal.

Version imprimable :