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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-155

Le château de cartes des hausses des taux d’intérêt

Par Branko Marcetic, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mercredi 28 décembre 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

Le château de cartes des hausses des taux d’intérêt

Le 26 Novembre 2022 par Branko Marcetic

Branko Marcetic est un des rédacteurs de Jacobin, il est aussi l’auteur de Yesterday’s Man : The Case Against Joe Biden (L’homme du passé, le dossier contre Joe Biden, NdT). Il vit à Chicago, dans l’Illinois.

Des desserts sont en vente dans un magasin Walmart à Rosemead, en Californie, le 22 novembre 2022. L’inflation aux États-Unis est montée en flèche pour atteindre les niveaux les plus élevés de ces dernières décennies, ce qui a conduit la Réserve fédérale à se lancer dans une campagne musclée pour calmer la plus grande économie du monde. (Frederic J. Brown / AFP via Getty Images)

Les hausses de taux de la Fed pénalisent les travailleurs - et révèlent la fumisterie du capitalisme américain. Après des mois passés par la Réserve fédérale à tenter de provoquer une récession, les Américains ordinaires en subissent les frais. Pendant ce temps, sans le bénéfice de taux d’intérêt très bas, nous avons un aperçu de la façon dont une grande partie du monde des affaires américain s’est construit sur la fraude.

Rien ne laisse présager que la Réserve fédérale mettra un terme à son programme de hausses des taux d’intérêt dans un avenir proche, et le public américain en ressent déjà les effets.

Un bref retour : pour faire face à l’accélération des prix provoquée par les effets de la pandémie et de la guerre en Ukraine, la Fed a décidé de commencer à relever progressivement les taux d’intérêt après une longue période de taux exceptionnellement bas .

Elle espère ainsi freiner la demande des consommateurs, en imposant « quelque souffrance » aux salariés américains moyens - même si le président de la Fed admet que tout cela ne fera rien contre la hausse des prix des denrées alimentaires et des carburants.

À cette fin, la Fed a relevé le taux d’intérêt à court terme quatre fois de suite, atteignant un total de trois points de pourcentage. Petit à petit, nous commençons à en voir les effets. Prenons par exemple le secteur agricole, qui dépend fortement du crédit entre les récoltes pour payer pratiquement tout ce qui est lié à son activité.

Les intérêts débiteurs devraient augmenter de près de 40 % pour atteindre 26,5 milliards de dollars cette année, soit nettement plus que dans d’autres secteurs comme le commerce de détail et l’automobile.

La Federal Reserve Bank of Chicago a récemment constaté que les prêts pour le secteur des bovins d’embouche et les prêts immobiliers agricoles dans le septième district de la Fed - qui comprend cinq États du Midwest allant du Michigan à l’Iowa - avaient atteint leur niveau le plus élevé en plus de dix ans.

Résultat, les agriculteurs s’interrogent aujourd’hui sur la façon dont ils vont faire face à leur dette devenue tout à coup plus coûteuse, certains envisageant de faire moins de semis l’année prochaine, ce qui pourrait, paradoxalement, entraîner une nouvelle hausse des prix des denrées alimentaires.

Powell : Une autre inhabituelle grande augmentation pourrait être appropriée à la prochaine réunion (Source CNBC)

Les petites entreprises - la vache sacrée, du moins sur le plan rhétorique, du discours politique américain - sont également mises à mal. Selon le Wall Street Journal, 46% des 600 propriétaires de petites entreprises interrogés ce mois-ci ont déclaré que la hausse des taux d’intérêt affectait leur activité, certains donnant le coup de grâce à leurs projets d’expansion.

Cela s’explique en grande partie par le fait que les propriétaires de petites entreprises ont plus de mal à rembourser leurs prêts, mais c’est aussi le résultat d’une demande freinée : une entreprise dont le profil a été établi par le journal, un fabricant de systèmes solaires pour toitures, a vu ses ventes chuter en raison du coût plus élevé des prêts accordés aux particuliers pour financer ce type de construction.

Comme on peut le constater, les consommateurs américains ordinaires ne sont pas non plus épargnés. Le taux d’intérêt moyen des cartes de crédit a atteint 19,04%, le plus élevé depuis que Bankrate a commencé le suivi des taux il y a trente-sept ans, et juste un peu au delà du précédent record de 19% datant de 1991.

C’est particulièrement inquiétant, en effet, si les consommateurs soucieux des coûts évitent d’autres types de dettes, ils continuent de solliciter des cartes de crédit à des taux élevés.

Ce sont les Américains à faible revenu qui sont les plus susceptibles de s’en servir, et selon les économistes de Wells Fargo, les emprunts par carte de crédit n’ont jamais atteint un tel niveau depuis la Grande Récession .

En outre, comme ils le soulignent, le fait de dépendre des cartes de crédit pour maintenir un niveau de vie pré-inflation a pour effet de soutenir les dépenses de consommation, ce qui va à l’encontre de la stratégie de la Fed qui consiste à faire baisser les prix.

Et les cartes de crédit ne sont que la moitié du problème :les taux des prêts privés étudiants ont grimpé en flèche, tandis que le taux hypothécaire moyen à long terme a plus que doublé par rapport à l’année dernière.

Esther George (Photo : David Paul Morris/Bloomberg)

Et ce n’est pas tout. En observant attentivement le bon état de santé (par rapport aux années précédentes) des comptes d’épargne des Américains, la présidente de la Banque de la Réserve fédérale de Kansas City, Esther George, a récemment indiqué qu’il s’agissait là d’une raison pour maintenir des taux d’intérêt plus élevés et pendant plus longtemps, car « si cette épargne est répartie plus uniformément dans la population, y compris parmi les ménages ayant une plus grande propension à dépenser leur revenu, alors il est probable que la persistance de la consommation sera plus forte ».

En d’autres termes, comme un plus grand nombre d’Américains à faibles et moyens revenus ont pu épargner un peu d’argent pendant la pandémie, la Fed doit maintenir des taux d’intérêt élevés jusqu’à ce que cette épargne soit réduite à néant, afin que les familles puissent y puiser pour acheter des biens et des services.

Outre les effets négatifs des hausses de la Fed sur les travailleurs américains et leurs perspectives d’emploi, elles ont également d’autres résultats inattendus. Les observateurs politiques se sont extasiés devant le cafouillage chaotique de la reprise de Twitter par Elon Musk il y a trois semaines, alors que des milliers d’employés étaient licenciés dans une tentative du fondateur de Tesla de réduire les coûts et de rationaliser son opération.

Cette situation est plus directement due à l’incompétence de Musk, mais cette incompétence est le point final d’une série d’événements déclenchés par un ralentissement plus large du secteur technologique qui va au-delà de Musk, et même au-delà de Twitter - un ralentissement exacerbé par les hausses des taux directeurs décidés par la Fed.

Depuis des années, les start-ups technologiques, même celles qui n’étaient vraiment pas rentables sont maintenues à flot , par une pluie apparemment illimitée d’argent bon marché, qui touche maintenant à sa fin en raison de la hausse des taux d’intérêt et d’une inflation tenace, ce qui a conduit à ce qu’un spécialiste du secteur de la technologie a appelé « la baisse la plus brutale et la plus généralisée depuis une génération ».

Le financement par capital-risque au troisième trimestre de cette année a chuté de 53% par rapport à 2021 et de 33% par rapport au trimestre précédent, et à la mi-novembre, plus de 73 000 travailleurs du secteur des technologies avaient perdu leur emploi au cours de cette année.

Twitter licencie encore du personnel commercial, la réduction des effectifs approche les 66%. Le logo de Twitter est affiché au siège de l’entreprise de médias sociaux à San Francisco (Stephen Lam, MBI / Associated Press)

Plus simplement, la nouvelle situation met en évidence le nombre de modèles commerciaux qui prospéraient avant le réajustement et qui sont de véritables escroqueries. La plus spectaculaire, bien sûr, a été l’implosion de l’industrie des crypto-monnaies , avec ses couches infinies de fraude et de boniments.

Mais un autre secteur a souffert de la fin de l’ère de l’argent facile : les raiders du secteur du capital-investissement (PE).Les sociétés de capital-investissement et leurs rachats d’ entreprises endettées avaient connu un boom prolongé , en grande partie grâce à la longue période de taux d’intérêt bas qui a suivi le krach de 2008, et elles sont maintenant confrontées à la hausse du coût de la dette et à la baisse des rendements.

Des acheteurs dans un Toys R Us, qui a été racheté par Bain Capital, le 8 juin 2018 à New York (Spencer Platt / Getty)

Les conseillers en investissement Wilshire ont prévenu que les hausses de taux seraient un « vent contraire » pour le secteur, et les grandes banques se retirent du financement des grandes opérations de capital-investissement, le nombre de ces opérations dans la seule région de Chicago est passé de 446 en 2021 à 59 cette année.

Le volume de tous les rachats de capital-investissement conclus cette année a diminué de 25 % par rapport à l’année dernière, tandis que les rachats à effet de levier – c’est à dire les rachats à fort endettement avec lesquels ce secteur est presque toujours associé - ont chuté, passant de près de 100 milliards de dollars d’opérations au niveau mondial au deuxième trimestre à seulement 12 milliards de dollars au troisième trimestre, selon Bloomberg.

Cependant, peu de gens vont verser des larmes quant à cette situation : le modèle de capital-investissement est connu surtout pour sa faculté à dépouiller les entreprises, y compris celles qui ont une valeur sociale importante, de tout ce qu’elles valent, tout en les accablant de dettes, et pour se sauver ensuite en engrangeant les profits avant que la victime malchanceuse ne fasse faillite.

Ce sont les familles de salariés qui seront le plus durement touchées par la détermination de la Fed à provoquer une récession , mais comme nous pouvons le voir, les turbulences qui en résulteront se répandront dans tous les secteurs de l’économie, entraînant toutes sortes de conséquences et de bouleversements sociopolitiques que nous ne sommes même pas encore en mesure de prévoir.

Mais derrière tout cela se dessine un paradoxe singulier, à savoir que tout cela pourrait ne servir à rien : une récente enquête de la Bank of America auprès de gestionnaires de fonds a révélé que 92% d’entre eux pensent que nous nous dirigeons vers la stagflation, c’est-à-dire un taux de chômage élevé et une forte inflation. Profitez en pendant qu’il en est encore temps.

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