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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-003

Connais ton ennemi

Par Chris Hedges, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

vendredi 6 janvier 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

Connais ton ennemi

Le 4 décembre 2022 par Chris Hedges / Original à ScheerPost

Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l’étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio. Il est l’hôte de l’émission The Chris Hedges report.

Couple de choc ! - par M. Fish

La législation accélérée adoptée par le Congrès pour éviter une grève des syndicats des chemins de fer constitue un coup de plus dans la guerre menée depuis des décennies par les deux partis au pouvoir contre la classe ouvrière. La décision du Congrès d’interdire aux cheminots de se mettre en grève et de les forcer à accepter un contrat qui ne répond guère à leurs revendications s’inscrit dans le cadre de la lutte des classes qui définit la politique américaine depuis des décennies.

Les deux partis politiques au pouvoir ne diffèrent que par leur rhétorique. Ils sont étroitement liés dans leur détermination à réduire les salaires, à démanteler les programmes sociaux, ce que l’administration de Bill Clinton a fait avec l’aide sociale, à contrecarrer les syndicats et à interdire les grèves, le seul outil dont disposent les travailleurs pour faire pression sur les employeurs.

Cette nouvelle attaque contre les syndicats des chemins de fer, où les conditions de travail sont devenues un véritable enfer, caractérisé par des licenciements massifs , le refus du moindre jour de congé de maladie rémunéré et des horaires de travail particulièrement pénibles qui obligent à être « en permanence disponible », est un coup de plus porté aux droits de la classe ouvrière et à notre démocratie anémique.

Les cheminots sont confrontés à des réductions systématiques de leurs effectifs et à des horaires de travail particulièrement pénibles (Photo : Autorité métropolitaine de transport)

La fureur des travailleurs à l’encontre du Parti démocrate, qui défendait autrefois leurs intérêts, est légitime, même si, parfois, elle s’exprime en épousant les thèses des proto-fascistes et des démagogues à la Donald Trump.

Depuis l’administration Clinton etl’ALENA [L’Accord de libre-échange nord-américain, connu sous l’acronyme ALENA, est un traité, entré en vigueur le 1ᵉʳ janvier 1994, qui institue une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, NdT], qui a étéla plus grande trahison de la classe ouvrière depuis la loi Taft-Hartley de 1947, le parti démocrate est devenu un partenaire à part entière des entreprises dans leur offensive contre les salariés. La rhétorique lénifiante visant à éveiller la compassion, un élément essentiel de la Maison Blanche de Joe Biden, est compensée par une servilité hypocrite à la classe des milliardaires.

En 1926, les ravages causés par les grèves du rail ont conduit le gouvernement fédéral à adopter la loi sur le travail dans les chemins de fer afin de s’octroyer le pouvoir d’imposer des accords de travail à l’industrie ferroviaire.

C’est ce pouvoir que l’administration Biden a utilisé pour négocier un accord de principe garantissant une augmentation de salaire de 24 % d’ici 2024, des primes annuelles de 1 000 dollars et un gel de la hausse des coûts des soins de santé. Mais les travailleurs n’auraient droit qu’à un seul jour de congé individuel rémunéré et à aucun congé de maladie payé.

Sur les 12 syndicats qui ont voté sur l’accord, quatre d’entre eux - représentant 56 % des effectifs syndicaux du secteur - ont refusé de le ratifier. Biden a signé le texte de loi vendredi (2 décembre 2022).

Les barons du rail refusent d’accorder des congés maladie parce qu’ils ont réduit les chemins de fer à des équipes squelettiques dans le cadre d’un processus connu sous le nom de « Precision scheduled railroading »(PSR) [Le chemin de fer de précision ou le chemin de fer programmé de précision est un concept dans les opérations ferroviaires de fret lancé par E. Hunter Harrison en 1993 et adopté par presque tous les chemins de fer de classe I nord-américains, NdT].

En substance, aucune main-d’œuvre de réserve n’est disponible, ce qui explique pourquoi la main-d’œuvre ainsi restreinte est soumise à des périodes de repos aussi courtes et à des conditions de travail aussi pénibles.

Des militants manifestent devant le capitole américain au nom des travailleurs du rail (Photo : Ben Zinevich)

La lutte des classes définit l’histoire de l’humanité .

Nous sommes dominés par une élite corporative apparemment omnipotente. Hostile à nos droits les plus fondamentaux, cette élite est en train d’étriper la nation, de détruire les institutions de base qui favorisent le bien commun, notamment les écoles publiques le service postal et les soins de santé , et elle est incapable de se réformer.

La seule arme qui reste pour contrecarrer ce pillage continu est la grève. Les travailleurs ont le pouvoir collectif de faire chuter les profits et de paralyser l’industrie, et c’est pourquoi la classe dirigeante déploie tant d’efforts pour démanteler les syndicats et rendre les grèves illégales.

On estime qu’une grève dans le domaine du fret ferroviaire coûterait à l’économie américaine 2 milliards de dollars par jour, les pertes quotidiennes augmentant avec la durée de la grève.

Les quelques syndicats qui subsistent - seulement 10,7 % de la main-d’œuvre est syndiquée - ont été largement asservis, relégués au rang de simples petits auxiliaires serviles du système capitaliste.

En janvier 2022, la syndicalisation du secteur privé était à son niveau le plus bas depuis l’adoption de la loi nationale sur les relations de travail de 1935 [Signée en 1935, pendant le New Deal de Franklin D. Roosevelt, cette loi défend les droits syndicaux des salariés du secteur privé, NdT]. Et pourtant, 48 % des travailleurs américains disent qu’ils aimeraient appartenir à un syndicat.

Les cheminots ont été particulièrement touchés. La main-d’œuvre est passée de près de 540 000 personnes en 1980 à quelque 130 000 aujourd’hui .

La restructuration de l’industrie ferroviaire signifie qu’il n’y a plus que sept compagnies de fret de classe I, dont quatre contrôlent 83 % du trafic ferroviaire .

Le service sur les lignes ferroviaires du pays, ainsi que les conditions de travail et les salaires, se sont détériorés alors que Wall Street fait pression sur les grands conglomérats ferroviaires pour obtenir des profits toujours plus importants.

Le président américain Joe Biden quitte la salle Roosevelt de la Maison Blanche après avoir signé une résolution bipartisane imposant un accord sur les travailleurs du rail avec (de gauche à droite) le directeur du Conseil économique national Brian Deese, le secrétaire à l’Agriculture Tom Vilsack, le secrétaire aux Transports Pete Buttigieg et le secrétaire au Travail Marty Walsh, le 2 décembre 2022. (Photo : Chip Somodevilla/Getty Images)

De fait, la fragilité du système ferroviaire a entraîné d’énormes perturbations et retards pendant la pandémie.

Les Démocrates insistent sur le fait qu’ils sont le parti de la classe ouvrière. Joe Biden se dit « fier d’être un président pro-travailleurs » . Mais ils empilent les promesses vides les unes après les autres.

En 2020, ils ont par exemple promis qu’avec le contrôle de la Maison Blanche et des deux branches du Congrès, ils feraient passer une loi pour renforcer la négociation collective. Au lieu de cela, ils ont révoqué le pouvoir de négociation collective d’une des rares industries syndiquées qui le conservait encore.

Ils ont promis d’augmenter le salaire minimum. Ils ont échoué.

Ils ont promis un programme national de congés payés pour raisons familiales et médicales permettant à tous les employés de prendre jusqu’à 12 semaines de congés payés. Cela ne s’est jamais produit.

Ils ont promis d’imposer aux entreprises un taux d’imposition fédéral allant de 21 à 28%, afin que « les riches Américains et les grandes entreprises paient leur juste part ». L’augmentation d’impôt proposée a été sabordée.

Ils ont promis d’adopter une loi visant à garantir que les super PAC [Political Action Committee : Comités d’action politique, NdT] « soient totalement indépendants des campagnes et des partis politiques ». Cela n’a rien donné. .Ils ont ensuite organisé une campagne électorale de mi-mandat, qui a coûté aux deux partis la somme astronomique de 16,7 milliards de dollars et a été financée par des injections massives d’argent des PAC.

De manière récurrente, les Démocrates disent ce qu’il faut et font ce qu’il ne faut pas, et cela vaut pour sa minuscule minorité progressiste, qui vote consciencieusement pour canaliser des milliards vers l’industrie de la guerre, y compris la guerre en Ukraine.

Alexandria Ocasio-Cortez et la plupart des autres membres progressistes de la Chambre ont voté pour la législation antisyndicale tout en votant également pour une résolution distincte qui aurait donné aux travailleurs du rail sept jours de congés maladie payés.

Les syndicats en réclamaient 14. La seconde résolution est restée lettre morte au Sénat, comme ils le prévoyaient, et les travailleurs se sont retrouvés avec un accord pro-patronal largement inadapté que plus de la moitié d’entre eux avaient déjà rejeté .

À son crédit, Bernie Sanders a voté contre le projet de loi lorsque l’amendement sur les congés de maladie de la Chambre, qu’il soutenait, a été rejeté au Sénat.

Manifestation pour les 15$ mini de l’heure de travail (Source PBS)

Pourquoi un législateur croit-il que les travailleurs des chemins de fer devraient être contraints d’utiliser les quelques jours de vacances dont ils disposent s’ils tombent malades et demandent une autorisation d’absence plusieurs jours à l’avance, comme si les maladies étaient des événements programmés ? Les membres du Congrès et leur personnel ne travaillent pas dans ces conditions.

« Dans une déclaration qui a parfaitement illustré le fossé béant entre la rhétorique et le comportement du parti démocrate », Binyamin Appelbaum, principal rédacteur sur l’économie et les affaires pour le comité éditorial du New York Times, a écrit dans le journal : « La présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a dénoncé les compagnies de chemin de fer comme étant des profiteurs rapaces qui ’ont cédé devant Wall Street pour augmenter leurs résultats, réalisant des profits obscènes tout en exigeant toujours plus des cheminots’. Puis, à peine une phrase plus loin, elle a annoncé que les Démocrates de la Chambre se rangeraient du côté des profiteurs. »

Que devons-nous penser d’un Congrès qui refuse de soutenir la création du moindre jour de congé de maladie payé pour 115 000 travailleurs des chemins de fer de fret, alors que le revenu net combiné de l’industrie ferroviaire est de 27 milliards de dollars - le double de ce qu’il était en 2013 ?

Que devons-nous penser d’un Congrès qui, dans sa dernière loi sur la politique militaire, fixe le budget à 45 milliards $ , bien au delà de la demande du Pentagone

Que devons-nous penser d’un Congrès qui refuse d’adopter une législation sur le contrôle des armes à feuen dépit de 600 fusillades de masse cette année, soit plus d’une par jour ?

Que devons-nous penser d’un Congrès qui prive de financement l’Internal Revenue Service,ce qui lui permet d’enquêter sur les personnes à revenus moyens ou faibles mais rend pratiquement impossible toute enquête sur les dizaines de milliards de dollars d’évasion fiscale des entreprises et des riches ?

Membres des syndicats US de 1955 à 2021

Que penser d’un Congrès qui réécrit le code des impôts pour le compte des lobbyistesafin que 55 des plus grandes entreprises - qui ont collectivement réalisé plus de 40 milliards de dollars de revenus avant impôts en 2020 - ne paient aucun impôt fédéral sur le revenu et reçoivent 3,5 milliards de dollars de remises d’impôts.

Que devons-nous penser d’un Congrès, dont plus de la moitié des membres sont millionnaires, qui utilise de manière flagrante l’affectation de ses membres à une commission, ses connaissances privilégiées de la législation proposée et des rapports de renseignement classifiés pour effectuer des délits d’initiés afin d’accroître sa richesse ?

Le mari de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a investi des millions de dollars dans des actions de puces informatiques alors que la direction du parti démocrate élaborait un plan visant à subventionner l’industrie de la fabrication de puces.

La plupart des théoriciens politiques, dont Aristote, Niccolò Machiavel, Alexis de Tocqueville, Adam Smith, Karl Marx, Karl Polanyi et Max Weber, sont partis du principe qu’il existe un antagonisme naturel entre propriétaires et travailleurs. Ils ont compris que si les oligarques se débarrassaient de toutes les entraves à l’accumulation de richesses, cela détruirait l’ordre politique.

La classe dirigeante masque sa cupidité derrière des idéologies - dans le cas de notre nation, ce sont le capitalisme de libre marché et la mondialisation néolibérale.

Le néolibéralisme n’a jamais eu le moindre bon sens en matière d’économie. Mais il a été propagé par des universitaires dociles, les médias et les théoriciens politiques parce que, pour citer Marx, il permettait d’ « appréhender en tant qu’idées les rapports de domination du monde matériel ».

« On n’a pas l’habitude de penser que nous, Américains, sommes un peuple soumis, mais bien sûr que nous le sommes, a écrit Wendell Berry .

Sinon, pourquoi permettrions-nous à notre pays d’être détruit ? Sinon, pourquoi récompenserions-nous ses destructeurs ? Sinon, pourquoi participerions-nous tous - par le biais des mandats que nous avons donnés aux sociétés cupides et aux politiciens corrompus - à sa destruction ?

Travaux de la Ligne orange sur les voies du couloir sud-ouest à Jamaica Plain, non loin de la station Jackson Square T, le mardi 30 août 2022. Les ouvriers utilisent des outils pour retirer les anciennes traverses en bois (John Tlumacki/The Boston Globe via Getty Images)

La plupart d’entre nous sont encore trop sains d’esprit pour aller jusqu’à pisser dans la propre citerne à laquelle nous boirons [image tirée de la bible : Proverbes 5:15-23, NdT], mais nous permettons aux autres de le faire, et nous les en récompensons. Nous les récompensons si bien, en fait, que ceux qui pissent dans notre citerne sont plus riches que le reste d’entre nous. Comment nous laissons-nous faire ? En n’étant pas assez radical. Ou en n’étant pas assez rigoureux, ce qui revient au même."

Toutes les avancées que nous avons réalisées au début du 20e siècle grâce aux grèves syndicales, à la réglementation gouvernementale, au New Deal, à un code fiscal juste, aux tribunaux, à une presse alternative et aux mouvements de masse ont été inversées.

Les oligarques transforment les travailleurs américains - comme ils l’ont fait dans les usines d’acier et de textile du 19e siècle - en serfs, maintenus sous contrôle par des lois antisyndicales contraignantes, une police militarisée, le plus grand système carcéral du monde, un système électoral dominé par l’argent des entreprises et l’appareil de sécurité et de surveillance le plus omniprésent de l’histoire de l’humanité.

De tout temps au cours de l’histoire, les riches ont asservi et ré-asservi les populations qu’ils contrôlent. Et les populations, tout au long de l’histoire, se sont réveillées face à la guerre des classes menée par les oligarques et les ploutocrates et se sont révoltées.

Espérons que, défiant le Congrès, les travailleurs des chemins de fer de fret mèneront une grève. Celle-ci permettrait au moins de mettre au grand jour les crocs de la classe dirigeante, des tribunaux, des forces de l’ordre et de la Garde nationale, comme ils l’ont fait lors des conflits sociaux du 20e siècle, et enverrait un message très clair sur les intérêts qu’ils servent. En outre, une grève pourrait bien fonctionner. Rien d’autre ne marchera.

Chris Hedges

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