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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-005

Ukraine et neutralité algérienne

Par Emily Milliken et Giorgio Cafiero, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mercredi 11 janvier 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

Ukraine et neutralité algérienne

Le 29 Novembre 2022 par Emily Milliken et Giorgio Cafiero

Drapeaux algérien, européen et russe (Image : alexfan32 via shutterstock.com)

Jusqu’à quand la neutralité de l’Algérie dans la guerre en Ukraine peut-elle durer ? Alger a tout intérêt à entretenir de bonnes relations tant avec Moscou qu’avec l’Occident, mais comme Poutine fait durer le conflit, la donne pourrait changer. Ancrée dans une approche des affaires mondiales fondée sur le non-alignement depuis les années 1970, la réaction de l’Algérie face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a pas été surprenante.

Désireuse de ne vexer ni le Kremlin ni l’Occident, l’Algérie est restée neutre dans ce conflit. La situation en Ukraine, qui a dangereusement fait monter les tensions entre la Russie, partenaire stratégique et principal fournisseur d’armes de l’Algérie , et les partenaires occidentaux de ce pays nord-africain, est une épreuve majeure pour le non-alignement algérien à l’échelle internationale.

Quand Washington a voulu mobiliser la communauté internationale contre Moscou lors de l’Assemblée générale des Nations unies début mars,l’Algérie a été le seul pays arabe à s’être abstenu lors du vote de la résolution élaborée par les États-Unis. Par la suite, les Algériens ont à nouveau adopté une position neutre à l’ONU concernant d’autres votes portant sur l’invasion russe.

« La réaction de l’Algérie à l’invasion russe de l’Ukraine a été modérée », a confié Geoffrey Porter, PDG de North Africa Risk Consulting, à Responsible Statecraft. « Elle ne se considère pas comme partie prenante dans le conflit et n’a par conséquent pas pris position ». Même si cette approche a bel et bien servi les intérêts algériens, plus le conflit fera rage, plus difficile il lui sera de conserver sa neutralité.

À Washington, certains commentateurs et législateurs occidentaux accusent l’Algérie de soutenir la Russie dans cette guerre. Même si Alger et Moscou entretiennent un solide partenariat remontant à la Guerre froide, l’Algérie ne s’est pas alignée sur la Russie et les deux pays ne sont pas sur la même longueur d’ondes en ce qui concerne le conflit .

Le fait que le ministre des Affaires étrangères russe Sergei Lavrov ait déclaré en mai que Moscou comprend l’attitude de l’Algérie, sans toutefois lui exprimer son soutien, en est une illustration. Selon William Lawrence, professeur de sciences politiques à l’American University, cette déclaration « signifie que, en privé, la Russie porte un regard critique sur cette attitude, mais qu’elle n’ira pas plus loin ».

Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le ministre algérien des Affaires étrangères, Ramtane Lamamra, marchent pendant leur rencontre en Algérie, mardi. (Reuters)

L’État et la société algérienne sont très sensibles au maintien de leur indépendance à l’échelon international. Bien que les Russes ne souhaitent pas voir l’Algérie respecter les accords énergétiques qui la lient aux puissances européennes (et encore moins les aider à traverser la crise énergétique mondiale en cours), Alger choisit de jouer un rôle utile aux puissances occidentales dans le cadre de la guerre.

L’Algérie, à la différence de l’Iran et de la Corée du Nord , n’a en aucune façon soutenu le comportement sans scrupule de la Russie en Ukraine.

De la même manière, l’Algérie n’a pas cédé aux pressions occidentales l’exhortant à cesser toute relation avec la Russie, ni adopté de positions officielles contre Moscou à propos de l’Ukraine. Toujours pour Responsible Statecraft, Lawrence a ajouté : « Alger a ici l’occasion (et elle l’a dans une certaine mesure saisie) d’aller plus loin et d’indiquer à l’Europe et aux capitales occidentales ce à quoi ressemble une véritable neutralité ».

L’importance pour l’Algérie de maintenir ses liens étroits avec Moscou ne résulte pas forcément de ses affinités pour la Russie, mais vient bien plutôt d’une méfiance largement répandue chez les Algériens vis-à-vis des intentions de la France et des autres membres de l’OTAN.

Le dossier du Sahara occidental reste central lors des prises de décisions relatives à la politique étrangère algérienne. Alger considère que l’appui grandissant des Occidentaux en faveur du Maroc pose problème et qu’il justifie d’entretenir des liens très étroits avec la Russie, même si Moscou ne lui a pas été nécessairement d’un grand soutien sur ce dossier.

L’Algérie estime qu’elle doit continuer à acheter des armes russes, se sentant de plus en plus menacée par la situation au Sahara occidental et la normalisation des relations entre le Maroc et Israël.

D’une certaine façon, la guerre en Ukraine a servi les intérêts de l’Algérie. Les dilemmes énergétiques européens soulevés après le 24 février ont accru l’importance stratégique de l’Algérie vis-à-vis de l’Occident, à mesure que les membres de l’UE s’efforçaient de se sevrer des hydrocarbures russes.

Drapeau algérien (Source aa.com)

Cette année, les exportations de gaz naturel algérien vers l’Italie ont augmenté de 20% .

Plus tôt ce mois-ci, le géant de l’énergie italien ENI a annoncé qu’il s’attendait à un doublement des importations italiennesde gaz algérien d’ici 2024, et à une augmentation de 50 % des exportations de l’Algérie vers la France.

La Slovénie s’est elle aussi tournée vers l’Algérie pour qu’elle l’aide à se tenir au chaud cet hiver. La ministre des Affaires étrangères Tanja Fajon et le ministre de l’Équipement Bojan Kumer se sont rendus en Algérie plus tôt dans le mois, afin de conclure un accord entre la Sonatrach (compagnie pétrolière nationale de l’Algérie) et Geoplin (plus grand distributeur slovène de gaz naturel), en vertu duquel l’Algérie couvrira un tiers des besoins de ce pays d’Europe centrale pendant les trois années à venir et ce, dès le 1er janvier 2023.

Pourtant, cela n’a pas fragilisé les relations entre l’Algérie et la Russie. « Cela a été applaudi comme jamais par les capitales européennes, malgré le renforcement des liens avec Moscou », a déclaré Porter. « L’Algérie a profité de ce conflit sans avoir à compromettre ses principes de politique étrangère ».

Le refus de l’Algérie de s’aligner sur l’Occident contre la Russie a toutefois amené certains responsables américains à demander des sanctions. En septembre, des législateurs républicains, avec à leur tête la Républicaine Lisa McClain (représentante du Michigan)ont exigé que les États-Unis punissent l’Algérie, en vertu du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act [loi du Congrès qui renforce les sanctions déjà existantes contre l’Iran, la Corée du Nord et la Russie et qui doit également s’appliquer aux entreprises européennes, NdT].

McClain a accusé Alger de « soutien politique au régime tyrannique de Poutine ». Bien que la raison officiellement invoquée porte sur les importantes acquisitions d’armes russes par l’Algérie, les responsables américains sont également mécontents du soutien d’Algeren faveur de la réhabilitation du gouvernement syrien, ainsi que de son opposition aux accords d’Abraham [Les accords d’Abraham sont deux traités de paix entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part et entre Israël et Bahreïn d’autre part, NdT].

Ceci étant, l’administration Biden est peu susceptible de prendre des mesures contre l’Algérie, dans la mesure où elle coopère avec Washington dans sa lutte contre le terrorisme ainsi que dans d’autres domaines. « Il existe une distinction entre les législateurs de Washington et les professionnels de la politique étrangère », a expliqué Porter.

L’Algérie n’a pas cédé aux pressions occidentales pour mettre fin à ses relations avec la Russie, ni pris de position officielle contre Moscou au sujet de l’Ukraine. [Getty]

« Ces derniers connaissent mieux les particularités des engagements de la politique étrangère algérienne. Ils replacent la politique étrangère de l’Algérie dans un contexte géographique et historique plus large, et sont moins susceptibles de réagir à des développements ponctuels. Quant aux législateurs, ils sont plus enclins à tenter de rapidement marquer des points politiques plutôt que de nouer des liens durables faisant progresser les intérêts de la politique étrangère américaine. Pour cette raison, une fois qu’elles atteindront le département d’État du président Biden, leurs exhortations à sanctionner l’Algérie tomberont dans l’oreille d’un sourd ».

Lawrence a déclaré que le seul cas où ces sanctions pourraient être mises en œuvre serait « si l’Algérie [venait] soutenir matériellement la guerre russe en Ukraine, ce qu’elle ne fera pas ». De plus, il est peu probable que des sanctions américaines modifient les relations que l’Algérie entretient avec la Russie. Au contraire, elle pourraient alimenter la méfiance grandissante d’Alger vis-à-vis des États-Unis et l’inquiétude croissante que suscite la présence de groupes d’influence marocains à Washington.

« Alger restera proche de Moscou », a déclaré à Responsible Statecraft Dalia Ghanem, chercheuse résidente au Carnegie Middle East Center de Beyrouth. « Des sanctions [imposées] par les États-Unis, si elles étaient validées, ne changeraient rien. Au contraire, elles susciteraient davantage l’hostilité de l’Algérie, et cela n’augurerait de rien de bon pour les États-Unis, dans la mesure où ils ont encore besoin [de l’Algérie comme alliée] au Sahel et pour tout ce qui touche au contre-terrorisme ».

Néanmoins, la Russie ne peut pas considérer comme acquis le refus de l’Algérie de dégrader ses relations avec Moscou, ni même de la voir critiquer le gouvernement de Poutine, particulièrement si la Russie décide de faire usage de l’arme nucléaire en Ukraine.

Les tests nucléaires par la France en Algérie entre 1960 et 1966, ayant entraîné une contamination irréversible de la région, ont eu un impact négatif encore présent au sein de la population algérienne, ce qui explique la position antinucléaire irrémédiable de l’Algérie.

L’utilisation d’armes nucléaires ne serait pas nécessairement ce qui ferait changer l’Algérie de posture dans la guerre en Ukraine. Si le conflit se poursuivait et que les Russes continuaient de frapper des infrastructures civiles et des Ukrainiens innocents, la perspective algérienne sur le conflit pourrait éventuellement évoluer.

Il s’agit là d’une contradiction inhérente entre la doctrine de gouvernance souverainiste de l’Algérie, qui repose sur le principe d’une défense des droits souverains des États-nations, et son refus de condamner l’invasion russe et l’appropriation de terres ukrainiennes.

Dans ce contexte, une sympathie grandissante pour les Ukrainiens (et en particulier pour la minorité musulmane du pays) pourrait susciter quelque sensibilité chez les Algériens, qui pourrait plus tard se manifester, de façon officielle ou officieuse, sous la forme de positions plus favorables à Kiev.

En tant que pays arabe le plus impliqué dans l’ONU comme institution internationale, un recensement plus exhaustif des atrocités commises par les Russes en Ukraine pourrait inciter les responsables algériens à pointer du doigt la Russie pour son comportement voyou.

Les dilemmes énergétiques de l’Europe après le 24 février ont accru l’importance stratégique de l’Algérie pour l’Occident. [Getty]

Lawrence a souligné l’histoire du positionnement de l’Algérie lors de la guerre civile ayant fait rage entre 1992 et 1995 en Bosnie (autre conflit européen ayant secoué les sensibilités islamiques en Algérie), estimant qu’elle pourrait servir d’indicateur quant à la possible évolution de la posture algérienne au sujet de la guerre en Ukraine.

En définitive, l’Algérie se réjouirait de la paix en Ukraine mais, jusqu’ici, Alger s’est abstenue de tout commentaire défavorables à Moscou. Pourtant, à mesure que le nombre de pertes civiles ukrainiennes continue d’augmenter, faisant craindre que ce conflit ne se propage à d’autres pays européens, la possibilité n’est pas exclue de voir l’Algérie se mettre à condamner publiquement l’agression russe.

Jusqu’ici, toutefois, l’Algérie s’est concentrée sur les façons d’accroître son importance géo-économique vis-à-vis de l’Occident sans se mettre la Russie à dos, estimant qu’un non-alignement persistant est le mieux à même de servir ses intérêts nationaux.

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