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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-059

L’humanité a-t-elle un avenir ? 3ème partie

Par C.J. Polychroniou, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

samedi 27 mai 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

L’humanité a-t-elle un avenir ? 3ème partie

Le 3 avril 2023 par C.J. Polychroniou, TRUTHOUT

Une succursale de la Silicon Valley Bank à Santa Monica, en Californie, le 20 mars 2023 (Patrick T. Fallon / AFP Via Getty Images)

C.J. Polychroniou : Noam, ce que Bob vient de dire sur la transition vers une économie verte me semble très logique, mais comme le dit clairement le nouveau rapport du GIEC, une telle action implique non seulement l’accès à des sources majeures de financement et de technologie, mais aussi une coordination à tous les niveaux de gouvernance, un consensus entre des intérêts divers et, bien sûr, une coopération internationale. De toute évidence, l’humanité se retrouve face à une tâche herculéenne. Et je suppose que nombreux sont ceux qui diront qu’il n’est pas réaliste d’attendre autant de la nature humaine et des institutions politiques actuelles. Que répondriez-vous à ces considérations certes pessimistes, mais pas forcément dénuées de bon sens, compte tenu de l’histoire politique du monde ?

Noam Chomsky : La phrase clef est « la nature humaine et les institutions politiques actuelles ». En ce qui concerne ce dernier point, il est difficile de nourrir beaucoup d’espoir au regard des institutions politiques actuelles : le capitalisme débridé issu de l’âpre guerre de classe appelée à tort « néolibéralisme ».

Il ne sert à rien de revenir sur ses effets délétères. Comme d’habitude, ce sont les plus vulnérables des sociétés riches, et en particulier des pays du Sud, qui ont subi la punition la plus brutale. Une grande partie de ces pays a été soumise à de sévères programmes d’ajustement structurel dont les conséquences sont multiples, allant des « décennies perdues » en Amérique latine jusqu’aux profonds bouleversements de l’ordre social en Yougoslavie et au Rwanda, en grande partie à l’origine des horreurs qui s’en sont suivies.

Nombreux sont ceux qui défendent et même font l’éloge de l’ère « néolibérale ». Bien sûr, nous nous attendons à ce qu’ils fassent partie des bénéficiaires du braquage de haute volée qui a vu environ 50000 milliards de dollars être volés à la classe ouvrière et à la classe moyenne aux États-Unis pour être transférés au 1% le plus riche, selon l’étude de la Rand Corporation dont nous avons parlé.

Mais ces défenseurs sont aussi des analystes sérieux, qui saluent à juste titre le fait que des centaines de milliards de personnes sont sorties de la pauvreté, essentiellement en Chine, qui n’est pas exactement ce modèle de « capitalisme de libre marché » salué par les fervents adeptes du néolibéralisme.

On néglige également le fait que les méthodes adoptées pour parvenir à ce résultat positif, tout comme les dommages considérables qu’il a engendrés, n’ont pas été dictés par des « règles économiques saines ». Ce qui a joué un rôle moteur, c’est encore une fois l’infâme maxime. Le meilleur moyen pour y parvenir a été de mettre les travailleurs en concurrence les uns avec les autres tout en offrant d’énormes cadeaux au capital.

Parmi ceux-ci, on compte les accords très protectionnistes sur les droits des investisseurs des années Clinton, absurdement appelés « accords de libre-échange ». Le mouvement ouvrier et le bureau de recherche du Congrès, l’Office of Technology Assessment (rapidement démantelé), ont proposé des solutions alternatives précises. Ces programmes visaient à créer une économie internationale à forte croissance et à salaires élevés, dont les travailleurs de tous les pays auraient tiré bénéfice. En ces temps d’âpre guerre des classes, on ne les a même pas envisagés.

Nous pouvons raisonnablement en conclure que le capitalisme sauvage n’offre que peu d’espoir de survie. Le meilleur espoir, comme mentionné plus haut, est de désamorcer le côté sauvage et brutal tout en reconnaissant que la destruction de l’ordre capitaliste hostile à notre humanité est un projet de longue haleine et perpétuel. Ce projet n’entre pas en conflit avec la tâche urgente consistant à atténuer la violence. Au contraire, les deux efforts devraient se renforcer mutuellement.

Que pouvons-nous donc dire sur le rôle que joue ici la nature humaine ? Dans certains domaines, relativement parlant beaucoup. On a beaucoup appris sur la nature cognitive fondamentale de l’homme, mais ces découvertes fournissent tout au plus quelques pistes intéressantes en ce qui concerne les domaines auxquels il est ici fait référence, et pour lesquels il est difficile de se prononcer avec certitude.

Si nous nous penchons sur l’histoire, nous constatons de grandes différences quant à ce qui relève de la nature humaine. Des comportements considérés comme normaux dans le passé suscitent l’horreur aujourd’hui. Cela vaut également pour le passé récent. L’Allemagne illustre de manière spectaculaire l’éventail des possibles en accord avec la nature humaine fondamentale.

Energies fossiles (Source IEA.org)

Dans les années 1920, elle représentait l’apogée de la civilisation occidentale dans le domaine des arts et des sciences et était également considérée comme un modèle de démocratie. Dix ans plus tard, elle a sombré dans les abîmes de la perversité. Une décennie plus tard, elle reprenait son cours antérieur. Le même peuple, les mêmes gènes, la même nature humaine fondamentale, qui se sont exprimés différemment en fonction des circonstances. Les exemples sont innombrables.

Dans le cadre de notre discussion actuelle, l’un d’entre eux a trait à l’attitude vis-à-vis de l’emploi. Après quatre décennies marquées par la vague des attaques néolibérales, les citoyens aspirent à trouver un emploi relativement sûr au lieu d’être livrés à la précarité créée par le capitalisme sauvage contemporain.

Un siècle plus tôt, au lendemain de la Première Guerre mondiale, des efforts considérables ont été déployés dans les sociétés industrielles occidentales pour créer un ordre social très différent qui verrait les travailleurs être libérés des entraves de l’autocratie capitaliste : le socialisme des guildes en Angleterre, les entreprises gérées par les travailleurs en Italie, et bien d’autres initiatives.

Elles constituaient une menace sérieuse pour l’ordre capitaliste. Ces initiatives ont été écrasées de diverses manières. Aux États-Unis, la violence extrême exercée par la « peur rouge » instaurée par Wilson a écrasé un mouvement ouvrier très vivace en même temps que les politiques sociales-démocrates, qui ont certes connu une certaine résurgence lors des années du New Deal, mais qui ont été constamment la cible de violentes attaques.

Auparavant, les travailleurs considéraient le fait d’avoir un emploi - c’est-à-dire d’être subordonné à un maître pendant la majeure partie de leur vie active - comme une atteinte intolérable aux droits humains et à la dignité, une forme de quasi-esclavage. On parlait alors d’« esclavage salarié ».

Le slogan de la première grande organisation syndicale américaine, les Chevaliers du travail, était que « ceux qui travaillent dans les usines devraient en être les propriétaires ». Les travailleurs n’avaient pas à être soumis aux ordres des maîtres de l’humanité. À la même époque, des agriculteurs radicaux s’organisaient pour se libérer de l’emprise des banques et des opérateurs de marché du nord-est, cherchant à créer un « commonwealth coopératif ». Tels étaient les authentiques Populistes.

Dans le monde, les subventions attribuées aux combustibles fossiles ont doublé en 2022 pour atteindre 1100 milliards de dollars. La réaffectation de ces fonds au soutien des énergies propres pourrait fournir près de la moitié des fonds nécessaires, et ce, dans le cadre de l’économie mondiale actuelle.

Des mesures encourageantes ont été prises pour rapprocher les classes populaires agricoles des classes ouvrières. Comme tout au long de l’histoire américaine, ces efforts ont été écrasés par le pouvoir de l’État et le pouvoir privé. Au sein des sociétés industrielles, la société américaine sort du lot par le pouvoir des maîtres de l’économie et leur fort sentiment d’appartenance de classe, ce qui en fait un modèle d’exception au sein des démocraties industrialisées et entraîne de nombreuses conséquences.

Passer du fait de considérer la subordination à un maître comme une atteinte intolérable à la dignité et aux droits fondamentaux humains, au fait de la considérer comme la plus haute des aspirations dans la vie, n’a pas nécessité de changement dans la nature humaine. Même nature humaine. Circonstances différentes.

L’évolution vers une société où il est possible de vivre devrait renforcer de nombreux aspects de notre nature fondamentale : l’entraide, la compassion, la libre participation à la mise en œuvre d’une politique sociale, et bien d’autres choses encore. Dans le même temps, elle limitera inévitablement d’autres options qui, pour beaucoup, sont des éléments importants pour une existence ayant vraiment du sens.

La transition vers une économie durable est un impératif absolu. On peut y parvenir tout en améliorant considérablement les conditions de vie. Mais elle ne sera ni simple, ni sans contraintes importantes.

C.J. Polychroniou : Bob, la finance est la clé pour contenir le réchauffement climatique. Pourtant, l’économie mondiale est toujours au cœur d’une crise ou d’une autre, et aujourd’hui, une nouvelle crise bancaire est peut-être même déjà en cours . Dispose-t-on de suffisamment de capitaux et de liquidités au niveau mondial pour surmonter l’inaction politique afin de réduire les émissions mondiales de plus de 40% d’ici 2030, ce qui semble être une nécessité absolue si l’on veut éviter un effondrement du climat ?

Robert Pollin : La réponse est oui, il existe sans aucun doute des ressources financières plus que suffisantes qui pourraient être mobilisées pour financer une transition énergétique écologique à grande échelle. Comme je l’ai indiqué plus haut, nous devons consacrer environ 2,5 % du PIB mondial par an à des investissements dans les énergies propres. À titre de comparaison, les économies des pays à revenus élevés ont injecté environ 25 % de leur PIB dans des opérations de sauvetage pendant les périodes de confinement de la COVID.

Le dôme intérieur du Capitole des États-Unis, 19 avril 2018 (Getty/Robert Alexander)

À l’heure actuelle, les subventions mondiales aux combustibles fossiles ont doublé en 2022 pour atteindre 1100 milliards de dollars . Au lieu de continuer à soutenir les prix exorbitants et les profits des compagnies pétrolières, il suffirait de réaffecter ces fonds au soutien à la consommation et à des investissements dans les énergies propres, cela pourrait alors, dans le cadre de l’économie mondiale actuelle, fournir près de la moitié du financement nécessaire.

La transition vers une économie durable est un impératif absolu. Mais cela ne sera pas aisé et cela ne se fera pas sans contraintes importantes. Dans le cadre de politiques efficaces, les dernières turbulences du secteur bancaire aux États-Unis et en Europe ne devraient pas constituer un obstacle à la mobilisation de fonds à grande échelle pour les investissements dans les énergies propres.

Au contraire, des politiques efficaces peuvent conduire les investisseurs à considérer les investissements dans les énergies propres comme des valeurs refuge à faible risque, ce qui est tout à fait justifié. Cela peut même alors contribuer à stabiliser le système financier en général.

Le gouvernement américain pourrait, par exemple, émettre des obligations vertes, qui ne comporteraient alors aucun risque de défaillance pour les détenteurs privés de celles-ci, comme il en est pour tous les autres titres du Trésor américain (en supposant que les Républicains de la Chambre des représentants des États-Unis possèdent encore le minimum de bon sens nécessaire pour autoriser le relèvement du plafond de la dette du gouvernement fédéral) .

Le gouvernement pourrait alors utiliser ces fonds pour, par exemple, acheter de l’énergie solaire et éolienne à des entreprises privées afin de répondre aux besoins de consommation d’électricité des citoyens. Les fournisseurs privés d’énergie propre opéreraient alors dans le cadre de contrats avec le gouvernement qui soient fixes et garantis. Cela constituerait une autre source de stabilité du système financier.

Étant donné que le gouvernement garantirait ces marchés, les bénéfices des fournisseurs d’énergie propre seraient également réglementés et limités, comme c’est le cas actuellement pour les entreprises de services publics .

Le gouvernement fédéral pourrait également affecter une part importante de ses fonds d’obligations vertes aux pays en voie de développement. Cela permettrait à ceux d’entre nous qui vivent dans les pays riches de remplir leur devoir de contribuer au financement de la transition de ces pays vers les énergies propres, étant donné que les États-Unis et d’autres pays riches sont presque entièrement responsables de la crise climatique.

Dans le même temps, les obligations vertes utilisées à cette fin resteraient des titres du Trésor américain et ne présenteraient donc aucun risque de défaillance.

John F. Kerry, envoyé spécial des États-Unis pour le climat, au Forum économique mondial de Davos, en Suisse, le 18 janvier 2023 (Markus Schreiber/AP)

Des initiatives similaires en matière d’obligations vertes pourraient également être lancées dans toutes les économies à haut revenu. L’impact global permettrait de stabiliser le système financier mondial grâce à des investissements sûrs garantis par l’État, dont la fonction essentielle serait de faire progresser la stabilisation du climat mondial, au lieu d’alimenter de nouvelles frénésies spéculatives stériles à Wall Street.

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C.J. POLYCHRONIOU

Version imprimable :

* L’humanité a-t-elle un avenir ? 1ère partie

* L’humanité a-t-elle un avenir ? 2ème partie