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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2018-09

L’Italie, l’Union Européenne et la chute de l’Empire Romain

traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 17 décembre 2018, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne Le BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne.

L’Italie, l’Union Européenne et la chute de l’Empire Romain

ALASTAIR CROOKE 03.12.2018

Les dirigeants de l’UE s’efforcent de contenir une crise dont l’émergence est de plus en plus rapide : au nombre des défis à relever on trouve la montée en puissance d’États rebelles à l’UE(Royaume-Uni, Pologne, Hongrie et Italie) ou encore les provocations de "blocs culturels" historiques (c’est-à-dire la Catalogne) - qui sont tous très clairement désabusés quant à la notion de convergence forcée vers un "ordre" uniformisé géré par l’UE qui s’accompagne de sa "discipline" d’austérité monétaire. Ils en sont même à rejeter la prétention de l’UE de faire en quelque sorte partie d’un grand ordre civilisationnel de valeurs morales.

Si, dans la période d’après-guerre, l’UE a représenté le moyen pour essayer d’échapper à l’hégémonie anglo-américaine, ces nouveaux blocs de "résurgence culturelle" qui, avec défiance, cherchent à se positionner comme des "espaces" interdépendants et souverains sont, à leur tour, une tentative d’échapper à un autre type d’hégémonie : celui d’une "uniformité" administrative européenne.

L’Union Européenne a dû, pour en sortir et justifier son empire, s’appuyer sur la construction archétypale de " liberté" de cet ordre particulier ( on espérait alors qu’il serait différent de l’anglo-american imperii), qui s’est transformé (aujourd’hui devenues les " quatre libertés " de l’UE garanties par le marché unique, à savoir : liberté de circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes) et sur lequel s’est construite l’"uniformisation" stricte de l’UE ( " règles du jeu équitables ", régulation dans tous les aspects de la vie, harmonisation fiscale et économique) . On a fini par percevoir le "projet" européen comme quelque chose qui vide de son sens les "modes de vie" anciens et particuliers.

Le fait même que ces tentatives existent, à des niveaux différents et dans des régions culturelles géographiques distinctes, démontrent que l’hégémonie de l’Union Européenne est déjà affaiblie à un point tel que l’apparition de cette nouvelle tendance ne sera aucunement gênée. Ce qui est en jeu actuellement pour l’UE, est de savoir si oui ou non elle pourra ralentir, contenir l’apparition de ce processus de ré-appropriation, « re-souverainisation » culturelle qui bien sûr, menace de fragmenter la célèbre « solidarité » Européenne et diviser sa matrice d’union douanière parfaitement régulée ainsi que sa zone de libre-échange commune.

Cependant, c’est Carl Schmitt - le philosophe politique – qui a vivement mis en garde contre la possibilité de ce qu’il a appelé un katechon. Et c’est exactement la situation dans laquelle l’UE semble se trouver. Cette notion des anciens explique que les événements historiques ont souvent « en coulisses » une dimension opposée – c’’est à dire que certaines " intentions " ou actions données (par exemple ici l’UE), peuvent finalement accélérer les processus mêmes qu’ils étaient précisément censés ralentir ou arrêter. Pour Schmitt, cela explique le paradoxe par lequel une " action de freinage " (telle que celle entreprise par l’UE) peut en fait s’inverser, dans une accélération involontaire de ces processus auxquels l’UE veut s’opposer. Schmitt a qualifié cet effet d’" involontaire ", puisqu’il a produit des effets contraires à l’intention initiale. Pour les anciens, cela rappelait simplement que nous, les humains, ne sommes souvent que des objets de l’histoire, plutôt que les sujets qui la faisons.

Il est possible que le coup de frein imposé à la Grèce, la Grande-Bretagne, la Hongrie - et maintenant l’Italie - conduise précisément au katechon de Schmitt. Cela fait des décennies que l’Italie stagne dans les limbes économiques : son nouveau gouvernement se sent obligé de soulager, d’une manière ou d’une autre, les tensions économiques accumulées au cours des dernières années et d’essayer de relancer la croissance. Mais l’État a un tel niveau d’endettement par rapport au PIB, que l’UE insiste pour que l’Italie en paie les conséquences : elle doit obéir aux "règles".

Le professeur Michael Hudson (dans un nouveau livre) explique comment le "freinage" imposé par l’UE en ce qui concerne la dette italienne représente une certaine rigidité psychique européenne qui ignore totalement les leçons de l’Histoire, et peut justement aboutir au katechon : le contraire de ce qui est prévu. Interviewé par John Siman, Hudson dit : "Dans les anciennes sociétés mésopotamiennes, il était entendu que c’est en protégeant les débiteurs qu’on préservait la liberté. En réalité il y avait cependant un modèle correctif qui s’est épanoui dans le fonctionnement économique des sociétés mésopotamiennes des troisième et deuxième millénaires av. J.-C. On peut l’appeler l’amnistie du casier vierge ... Elle consistait à effacer périodiquement les dettes des petits agriculteurs - c’était d’autant plus nécessaire que dans toute société dans laquelle on applique des intérêts sur les prêts, les débiteurs sont immanquablement appelés à s’appauvrir, puis être privés de leurs biens et enfin réduits... par leurs créanciers ... en servitude.

[Et c’était d’autant plus nécessaire que] la volonté des élites financières de centraliser le contrôle dans leurs mains et de gérer l’économie de manière prédatrice et extractive a été une tendance permanente de l’Histoire. Leur prétendue liberté [se faisant] aux dépens de l’autorité de gouvernement et de l’économie en général. En tant que tel, elle [est] le contraire de la liberté – telle qu’elle se concevait à l’époque sumérienne...

Il était donc inévitable [dans les siècles suivants] que, tant dans l’histoire grecque que dans l’histoire romaine, un nombre croissant de petits agriculteurs s’endettent irrémédiablement et perdent leurs terres. De même, il était inévitable que leurs créanciers accumulent d’énormes propriétés foncières et s’établissent dans des oligarchies parasites. Cette tendance innée à la polarisation sociale – résultant du caractère impitoyable du non effacement de la dette - est la malédiction originelle et incurable de notre civilisation occidentale de l’après-Huitième siècle après J.-C, la marque de naissance épouvantable qui ne peut être ni lavée ni extirpée.

Hudson soutient que le long déclin et la chute de Rome commencent, non pas avec la mort de Marc Aurèle, comme Gibbon le prétend, mais quatre siècles plus tôt, pendant la seconde guerre punique (218-201 avant J.-C.), avec les ravages d’Hannibal sur la campagne italienne. Après cette guerre, les petits paysans italiens n’ont jamais récupéré leurs terres, qui ont été systématiquement avalées par les prædia, grands domaines des oligarques, comme le faisait remarquer Pline l’Ancien. (Bien sûr, de nos jours ce sont les petites et moyennes entreprises italiennes qui sont englouties par les sociétés oligarchiques paneuropéennes.)

Mais parmi les érudits modernes, comme le souligne Hudson, "Arnold Toynbee est presque le seul à souligner le rôle de la dette dans la concentration de la richesse et de la propriété romaine" (p. xviii) - et donc à en faire ainsi la raison du déclin de l’Empire romain...

" L’Égalité n’était pas le souci des sociétés mésopotamiennes", dit-il à son interlocuteur, "mais elles étaient civilisées. Et elles avaient la sophistication financière nécessaire pour comprendre que, puisque les intérêts sur les prêts augmentent de façon exponentielle, alors que la croissance économique suit au mieux une courbe en S, cela signifie que les débiteurs, s’ils ne sont pas protégés par une autorité centrale, finiront par devenir des obligataires permanents de leurs créanciers. Ainsi, les rois mésopotamiens portaient régulièrement secours aux débiteurs écrasés par leurs dettes. Ils savaient qu’il était nécessaire de procéder ainsi. Encore et encore, siècle après siècle, ils ont proclamé l’amnistie du "Casier Vierge"."

L’UE a puni la Grèce pour sa prodigalité - et est prête à punir l’Italie si elle fait fi des règles budgétaires de l’UE. L’UE tente de maintenir son hégémonie, ce que Schmitt a qualifié d’"action de rupture". C’est clairement un cas où l’UE voit la "paille" dans l’œil de l’Italie, tout en ignorant la "poutre" dans le sien. Lakshman Achuthan de l’Economic Cycle Research Institute écrit : "La dette combinée des États-Unis, de la zone euro, du Japon et de la Chine a augmenté plus de dix fois plus que leurs PIB combinés au cours de cette dernière année. Il est à noter que l’économie mondiale - qui ralentit de façon synchronisée, en dépit d’une dette vertigineusement croissante - se trouve dans une situation qui rappelle celle de l’effet "Reine Rouge". Comme le dit à Alice la Reine Rouge dans De l’Autre Côté du Miroir de Lewis Carroll, "Maintenant, tu vois, il te faut courir le plus vite possible si tu veux rester au même endroit. Mais si tu veux aller ailleurs, alors tu dois courir au moins deux fois plus vite que ça !".Mais cela - courir plus vite, s’endetter davantage - ne peut se résoudre en fin de compte que par une défaillance majeure (ou en gonflant la dette). Regardez les États-Unis : son PIB augmente de 2,5 % ; la dette fédérale américaine représente 105 % du PIB ; le Trésor américain dépense 1,5 milliard de dollars d’intérêts chaque jour, et la dette augmente de 5 à 6 % du PIB. Ce n’est pas viable.

"Les demandes d’allègement de la dette de la Grèce et de l’Italie peuvent être considérées par certains comme des plaidoyers exceptionnels, dus à une une mauvaise gestion économique passée ; pourtant les revendications sumériennes et babyloniennes n’étaient pas fondées sur de telles revendications - mais plutôt sur une tradition conservatrice fondée sur des rituels de renouvellement du cosmos calendaire et de ses périodicités, nous dit Hudson. L’idée mésopotamienne de réforme n’avait " aucune notion " de ce que nous pourrions appeler le " progrès social ". Au lieu de cela, les mesures prises par le roi dans le cadre de ses "jubilés" de dettes étaient des mesures destinées à restaurer les "coulisses", un ordre sous-jacent de la société, ou mâât. "Les règles du jeu n’avaient pas changé, mais tout le monde avait reçu une nouvelle donne de cartes.

Hudson note que " les Grecs et les Romains ont remplacé l’idée cyclique du temps et du renouveau sociétal par celle de temps linéaire "[avec une convergence vers une " Fin des Temps "] : "A mesure que l’idée d’un renouveau se dissipait, la polarisation économique est devenue irréversible, et non plus seulement temporaire". Hudson aurait pu ajouter que le temps linéaire, et la perte de l’impératif du démembrement et du renouveau, a joué un rôle majeur pour étayer tous les projets universalistes de l’Europe pour emprunter une trajectoire linéaire de transformation humaine (ou Utopie).

Et nous voici confrontés à la contradiction majeure : cette division inéluctable de l’économie, sa polarisation transforment l’Europe en un continent déchiré par ses contradictions internes non résolues. D’une part, elle fustige l’Italie pour ses dettes et, d’autre part, c’est la BCE qui a continué la " régression " des taux d’intérêt vers des taux négatifs et a monétisé la dette jusqu’à atteindre l’équivalent d’un tiers de la production mondiale européenne. Comment l’UE ne pouvait-elle pas s’attendre à ce que les banques et les entreprises contractent des dettes "positives" ? Comment ne pouvait-elle pas s’attendre à ce que les banques gonflent leurs bilans de " dette gratuite " jusqu’à devenir " trop importantes pour faire faillite " ?

L’explosion mondiale de la dette est un problème macroéconomique qui transcende largement le microcosme de l’Italie. Comme l’ancien empire romain, l’UE s’est atrophiée dans son " ordre " et c’est devenu un obstacle à sa transformation et, sans aucune autre alternative, si ce n’est s’accrocher au "freinage ", ce qui va finir par produire des effets totalement inverses à l’intention première (c’est-à-dire un katechon, effet négatif et involontaire).

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* SOURCE : Italy, the EU, and the Fall of the Roman Empire

Alastair CROOKE 03.12.2018|

* Le katechon selon Carl Schmitt : de Rome à la fin du monde
Valentin Fontan-Moret23 octobre 2017