AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > Voilà pourquoi les États du Golfe sont si nerveux

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-34

Voilà pourquoi les États du Golfe sont si nerveux

par Alastair Crooke, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 24 avril 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Voilà pourquoi les États du Golfe sont si nerveux

ALASTAIR CROOKE

Il y a un peu plus d’une décennie, on m’a demandé de faire un discours à Londres, lors d’un dîner d’une vingtaine de "personnalités" du Golfe - un mélange d’ambassadeurs et de personnes " liées au pouvoir ". Tous représentaient la riche élite cosmopolite du Golfe.

Puis, vers la fin de la soirée, la discussion a abordé le Hezbollah : le groupe s’est tout simplement embrasé. Et cela, presque littéralement - alors que ces grands seigneurs étouffaient dans la fumée et les langues de feu qui jaillissaient de leurs narines (dire qu’ils étaient mécontents est un euphémisme). A l’unisson, ils ont juré sous serment que rien, absolument rien ne les empêcherait de détruire " la résistance ". Ils s’étouffèrent de nouveau au mot même de "résistance". Ils ont fait serment de la détruire jusqu’à la dernière parcelle.

Mais comme les temps changent. Bien sûr, dans l’intervalle, il y a eu en 2006 une guerre soutenue par ces messieurs qui était censée éradiquer le Hezbollah pour de bon (mais qui ne l’a manifestement pas fait). Il y a eu aussi une insurrection d’un milliard de dollars contre ce " récalcitrant " de président Assad en Syrie qui était censé briser la clé de voûte (mais ne l’a pas fait) ; et une guerre de l’information aussi massive pour faire de l’Iran un paria planétaire.

Oui, ces messieurs bien polis ont réussi à écraser ce qu’on appelle le printemps arabe et à fracturer et diaboliser le Hamas et les Frères musulmans. Pourtant, après cela, et après avoir assommé de façon radicale les Américains et les Européens de leur propagande anti-iranienne, le Golfe se fait de nouveau du souci. Pourquoi ?

Eh bien, on trouve la clé en Libye, avec la percée militaire du général Haftar vers Tripoli, la capitale. D’un côté, cette poussée s’inscrit évidemment dans le cadre d’une lutte interne à la Libye ; de l’autre, la sortie inattendue et soudaine de Haftar du processus politique (le Secrétaire général et l’Envoyé de l’ONU se sont retrouvés dans l’impasse lors de leur dernière visite en Libye), est plutôt l’expression d’une agitation du Golfe. (L’offensive de Haftar fait suite à une série de consultations dans certaines capitales du Golfe).

Il ne s’agit pas tant d’agitation au sujet de la Libye, mais plutôt de craintes - de vraies craintes - au sujet de l’Algérie. L’Algérie connaît des manifestations populaires massives et répétées qui ont contraint le Président à se retirer. Le soulèvement populaire (pacifique, jusqu’à présent) se poursuit, mais l’appareil sécuritaire plane toujours à l’arrière-plan, menaçant. A Khartoum aussi, des manifestations sont en cours, et maintenant que ce Président a été renversé (lors d’un coup d’État militaire). Les fantômes - les vieux fantômes - de 2011 menacent les dirigeants du Golfe.

Le message des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite selon lequel Haftar (anti-islamiste) a obtenu le " feu vert " pour prendre Tripoli sous contrôle islamiste, s’adresse de toute évidence au peuple algérien : Si vous vous révoltez contre vos structures dirigeantes, soyez en assurés : " Ce sera réprimé sans réserve ". Et c’est une " ligne rouge " absolue que " les islamistes ne seront pas tolérés ". (Les Émirats arabes unis ont un passé interventionniste dans les affaires algériennes par l’intermédiaire de l’armée algérienne. Bouteflika était un ’invité’ des EAU, jusqu’à ce qu’il devienne Président).

Si c’était "ça", un cynique pourrait en conclure que les Émirats arabes unis traiteront probablement avec l’Algérie ; alors, quel est leur problème ? Mais ce n’est pas "ça" : L’Algérie s’inscrit dans un contexte - un cadre. Celui qui rend les États du Golfe si nerveux.

Voici ce que je veux dire. Après toutes ces incantations au dîner il y a une dizaine d’années, et après les sarcasmes des commentateurs américains dirigés contre la "résistance " par la suite, un front de résistance est en fait en train de prendre forme. Du Liban à l’Iran, un front politique est né de la défaite des projets politiques djihadistes et kurdes soutenus par le Golfe dans la région.

Et par souci de clarté, l’initiative régionale de la " Nouvelle route de la soie " [" Belt and Road " initiative, BRI, NdT] reliant l’Iran - via l’Irak, la Syrie et le Liban - aux ports méditerranéens de Tripoli (au Liban) et de Lattaquié en Syrie, présente un grand intérêt pour la Chine (tout comme sa dimension énergétique intéresse la Russie). Nicholas Lyall écrit dans The Diplomat :

"Le Levant est appelé à devenir un nœud essentiel du corridor économique Chine-Asie centrale - Asie occidentale de la Route de la Soie, car il offre une voie alternative vers la Méditerranée, par opposition au passage de Suez. La Syrie est considérée à long terme comme la région clé du Levant pour atteindre cet objectif. Par exemple, Tripoli, au Liban, devrait devenir une zone économique spéciale au sein de la Route de la Soie, le port de Tripoli devant devenir la plaque tournante principale de transbordement pour la Méditerranée orientale. Cela permettra d’acheminer plus directement les marchandises chinoises vers l’Europe que si on comptait sur le canal de Suez.

"La Chine est sur le point de devenir le principal acteur du processus imminent de reconstruction qui aura lieu dans la Syrie d’après-guerre... Les accords promis comprennent la construction de centrales électriques et sidérurgiques, la construction automobile et le développement des hôpitaux. Parmi les engagements phares de la Chine, Huawei s’engage en 2015 à reconstruire d’ici 2020 le système de télécommunications syrien et la China National Petroleum Corporation détient des participations importantes dans deux des plus grandes compagnies pétrolières du pays."

Et qu’est-ce que cela a à voir avec la Libye ou l’Algérie, ou la nervosité du Golfe ? Beaucoup de choses. Et ce n’est pas seulement parce que la Syrie, l’Iran, l’Irak et le Liban - qui ont tous été " du mauvais côté " des projets régionaux du Golfe - sont " à la hausse ", mais parce que la Turquie et le Qatar aux poches pleines se rapprochent toujours plus de la Russie et de l’axe Iran, Irak, Syrie.

Ces derniers (Turquie et Qatar) sont les principaux soutiens de la milice libyenne Misrata et des islamistes de Tripoli, c’est-à-dire les facilitateurs et les bailleurs de fonds des forces qui s’opposent à la volonté du général Haftar de détruire les mouvements islamistes basés à Tripoli (Libye). Le conflit actuel en Libye est donc aussi une guerre par procuration du Golfe menée contre les Frères musulmans et leurs mécènes (Turquie et Qatar). Il s’agit là d’un deuxième message à l’Algérie : Ne laissez pas la Fraternité jouer un rôle dans l’agitation populaire - ou sinon !

Et il y a autre chose pour empêcher les grands du Golfe de dormir la nuit : La Turquie s’éloigne doucement de l’OTAN en direction de Moscou (comme Erdogan sait le mieux le faire, sans pour autant perdre complètement les circonscriptions côtières tournées vers l’Europe). Et, même si la Turquie devait rester concrètement au sein de l’OTAN - mais pas dans l’esprit - cela représenterait un changement stratégique énorme, qui aurait un impact sur l’Asie centrale (essentiellement turque) et le Moyen Orient.

Pour résumer, un important pilier américain est en train d’être extirpé de la région au moment même où les dirigeants du Golfe remettent en cause la fermeté des États-Unis et s’inquiètent de la résurgence de la protestation populaire. Il n’est pas étonnant dans ce cas qu’ils fassent des ouvertures vers Israël. À qui d’autre peuvent-ils s’adresser pour obtenir une protection dans un monde de plus en plus hostile à leurs intérêts ?

Mais même cela n’est pas sans risque. Les rapports suggèrent que Trump est sur le point de publier son "Accord du siècle". Nombreux sont ceux qui s’attendent à ce qu’il s’agisse d’une autre Naqba (catastrophe) pour les Palestiniens. Les dirigeants du Golfe (qui soutiennent avec prudence l’" accord " de Kushner), craignent que sa publication ne fournisse un terrain fertile à la Turquie et au Qatar pour inciter les Frères musulmans à s’engager contre eux sur leur propre terrain - la question palestinienne.

Tout bien considéré, les grands du Golfe ont le droit d’être nerveux. Ils peuvent voir que les "faucons de guerre" de Trump ont l’intention d’acculer, de faire pression et de provoquer l’Iran. Après le 3 mai (date d’expiration des dérogations pour le pétrole), nous pourrions assister à une escalade majeure de Bolton et Pompeo contre l’Iran. Jusqu’à quel point cela pourrait-il être de la fanfaronnade et du bluff à l’approche d’élections présidentielles cruciales aux États-Unis ? Ou est-ce que Trump est en train d’être tranquillement manipulé pour engager une " guerre éternelle " avec l’Iran, ce que John Bolton cherche à faire depuis longtemps ? Est-ce que Netanyahou jouera le jeu ? Qu’adviendra-t-il alors du Golfe ?

Tout cela complique les choses pour le président Poutine. L’alignement politique et économique " Nouvelle route de la soie " qui se dessine à travers le nord du Moyen-Orient jusqu’à la Méditerranée n’est pas seulement un " événement " étranger qui n’empiéterait pas vraiment sur la Russie. Non. Il a plutôt un impact très direct sur les intérêts stratégiques russes. Le nouvel alignement sert de " ligne de front " à la Russie et aux arrières vulnérables de la Chine : les divers États "-stan " et la province chinoise du Xingjian. La Chine a besoin d’un couloir sûr vers l’Europe pour ses marchandises, et la Russie a besoin d’un couloir terrestre " énergétique " vers l’Europe - pour contrer la tentative de Trump de domination énergétique américaine, en entravant les producteurs concurrents. (La Chine et la Russie sont toutes deux menacées de fermeture de leurs liaisons maritimes par un blocus naval des États-Unis).

Et ce n’est qu’en raison de cette constellation émergente de la zone septentrionale de la région - et du fait que la Turquie de l’OTAN se déplace vers le " parapluie " de sécurité russe - et donc vers une " interdiction géographique " effective vis-à-vis des États-Unis et Israël que la Russie est en droit de craindre que ces derniers ne tentent de la déstabiliser. Notamment à cause de l’emprise de Tel-Aviv sur la politique étrangère américaine. En d’autres termes, la Russie doit se préparer (et se prépare) à l’éventualité d’un conflit dans la région (très probablement entre les États-Unis/Israël et l’Iran). Souvenez-vous de la vieille doctrine Mackinder : celui qui contrôle le centre (asiatique) de la terre...

Le 14 mars, le Conseil national de sécurité de la Russie, dirigé par le président Poutine, a officiellement fait part de sa perception des intentions américaines à l’égard de la Russie, allant des "dangers militaires" (opasnosti) aux "menaces militaires" directes (ugrozy). En bref, le Kremlin se prépare à la guerre, aussi défensive que soit son intention.

Moscou pense-t-il que Trump veut la guerre ? C’est peu probable ; mais la position de Trump - son maintien même au pouvoir, comme celui des présidents américains précédents - est inévitablement tenue en otage par l’appareil d’état bureaucratique qui n’acceptera jamais le développement d’une menace existentielle dans son cercle intérieur, ou dans son emprise sur les leviers du pouvoir mondial. Trump est parfaitement au courant du destin de ses prédécesseurs et négocie avec eux : c’est à dire, poursuite de ses propres impératifs politiques - en échange de l’autorisation donnée, aux deux protégés de Sheldon Adelson (Bolton et Pompeo), d’accomplir la volonté d’Israël. C’est peut être faustien, mais c’est sans doute le seul moyen pour survivre.

Il semble donc que la réponse de Poutine soit de donner la priorité à Moscou en tant que médiateur mondial qui n’est pas entraîné dans quelque tempête que ce soit au Moyen-Orient, mais qui se tient au-dessus de la mêlée. Le fait est que les conflits au Moyen-Orient ont une tendance historique à l’escalade. Et le risque d’un affrontement direct entre la Russie et les États-Unis est inimaginable. Pour cela, Poutine a besoin d’un canal direct vers Trump (là où il n’en existe pas au niveau diplomatique ; ils ont été démantelés) ; et, pour pouvoir servir de médiateur entre Israël et l’Iran, il doit serrer Netanyahou contre son cœur, et faire preuve d’empathie pour ses besoins politiques (une stratégie qui a bien évolué, avec le lunatique Erdogan également).

Ce ne sera pas facile : Netanyahou veut poursuivre ses attaques sur les prétendues installations iraniennes en Syrie et en Irak, et veut l’assurance que les défenses aériennes russes n’interviendront pas ; et il veut - avec Washington - son mot à dire en ce qui concerne le futur politique de la Syrie.

Ce n’est pas une petite " demande". Cela mettrait en danger les relations de la Russie avec l’Iran et la Syrie, ainsi qu’avec ses alliés de la " Nouvelle route de la soie ". Ce précédent pourrait devenir la règle. M. Poutine peut-il marcher sur cette corde raide ? Est-ce que le canal Netanyahou pour arriver à Trump en vaut la peine ? Est-il possible d’accorder la moindre once de confiance à Netanyahou ?

Version imprimable :