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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-52

Les États-Unis devraient se tenir prêts pour le roi Mohammed bin Salman

par Giorgio Cafero, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 3 juin 2019, par JMT

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Les États-Unis devraient se tenir prêts pour le roi Mohammed bin Salman

20 avril 2019 par Giorgio Cafero, en exclusivité pour Consortium News

Giorgio Cafiero (@GiorgioCafiero) est le PDG de Gulf State Analytics (@GulfStateAnalyt), une société de conseil en risques géopolitiques basée à Washington

Riyad est scandalisé à l’idée que les législateurs américains tentent de s’immiscer dans la succession de l’Arabie saoudite, écrit Giorgio Cafiero.

Istanbul : Manifestants devant le consulat général d’Arabie saoudite après le meurtre de Khashoggi. (Hilmi Hacaloglu, VOA via Wikimedia Commons)

Depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi dans les murs du consulat saoudien d’Istanbul le 2 octobre dernier, certains législateurs américains ont revendiqué le droit et l’autorité morale de déterminer l’ordre de succession du Royaume d’Arabie saoudite. En novembre, le sénateur républicain Lindsey Graham a accusé le prince héritier Mohammed bin Salman (MbS) d’être "fou" et a affirmé qu’il "devait partir".

Une telle rhétorique est d’autant plus révélatrice que les États-Unis ne se sont pas ingérés dans les luttes de pouvoir internes de la famille Al Saud depuis les années 1960. Mais concernant la succession de l’Arabie saoudite, quelles que soient les préférences de certains politiciens à Washington, les États-Unis devront probablement accepter de traiter avec le roi Mohammed.

L’ascension de MbS, qui a commencé en 2015, a marqué une transformation de l’Arabie saoudite. On a vu la disparition du modèle traditionnel de leadership de l’Arabie saoudite d’avant l’ère MbS, celui qui reposait sur la prise de décision collective et l’établissement d’un consensus au sein d’un grand groupe de princes.

En raison du pouvoir que détient MbS, il est difficile d’imaginer une remise en cause convaincante de sa domination ou de sa position dans la ligne de succession, quelle que soit la pression que Washington pourrait tenter d’exercer.

Bien avant l’affaire Khashoggi, le pouvoir de MbS à Riyad était tellement bien ancré que le prince millénial n’était pour ainsi dire aucunement soumis aux contraintes rencontrées par les autres membres de la famille Al Saud. Ces derniers mois, MbS n’a fait que renforcer son pouvoir dans le Royaume malgré toutes les critiques qu’il a essuyées de la part des législateurs américains à la suite des conclusions de la CIA selon lesquelles c’est lui qui a commandité le meurtre de Khashoggi.

Et pas même les retombées politiques de l’assassinat du journaliste l’année dernière n’ont permis à MbS de réduire la répression qu’il exerce en interne, ou de cesser de cibler les dissidents saoudiens à l’étranger pour les attirer de nouveau dans le Royaume.[Millenial : calqué de l’anglais millenial = génération née dans les années 80 et 90. C’est la génération la plus importante de l’histoire, plus grande par exemple que la génération du babyboom et trois fois plus grande que la génération X.NdT]

Trump avec MbS en mars 2017. (Official White House Photo by Shealah Craighead)

Voilà pourquoi, étant donné que l’appareil de sécurité saoudien et toutes les institutions étatiques dominantes sont sous le contrôle renforcé de MbS, il est extrêmement difficile d’imaginer une opposition intérieure efficace contre le prince millénial. Et alors même que de nombreux membres de la dynastie de la famille Al Saoud n’aiment pas MbS, même tous ensemble, ils n’ont pas la possibilité de l’arrêter.

Dans la mesure où le Royaume est une monarchie absolue, la décision de modifier l’ordre de succession ne peut être prise que par le roi Salman. Et bien que Salman, depuis qu’il est devenu le monarque saoudien en janvier 2015, ait à deux reprises écarté deux autres princes héritiers - le prince Muqrin (en avril 2015) et le prince Mohammed bin Nayef (en juin 2017) - il n’a montré aucun signe de destitution de son fils de la ligne successorale.

Riyad : Foutez le camp

Du point de vue de Riyad, les puissances étrangères doivent s’écraser et cesser de prétendre naïvement qu’elles peuvent influencer le processus. De plus, des pressions extérieures sur le roi Salman pour qu’il rejette son fils pourraient se révéler contre productives lui et donner aux dirigeants saoudiens plus de motivation pour soutenir MbS. Comme l’a dit le prince Turki al-Faisal, ancien chef des renseignements saoudiens et ancien ambassadeur à Washington : "Plus on critique le prince héritier, plus il est populaire dans le royaume."

En effet, les responsables de Riyad trouvent scandaleux que les législateurs américains essaient de peser sur la question de la succession de l’Arabie saoudite - et ça c’est une ligne rouge pour les dirigeants du Royaume.

Pour la famille au pouvoir en Arabie saoudite, changer la hiérarchie de la succession sous la pression du gouvernement américain serait un signe de faiblesse et de soumission à la superpuissance mondiale et cela justement au moment où Riyad s’efforce de faire la promotion de la domination saoudienne au Moyen-Orient et de prôner une plus grande autonomie vis à vis de l’Occident au moment où le monde accroît sa multi-polarité.

Lindsey Graham lors de l’audition de la commission sénatoriale des forces armées sur la stratégie militaire au Moyen-Orient, 2015. (Sgt Adrian Cadiz, maître principal de la Force aérienne)

Une telle pression américaine accélérerait probablement le virage géopolitique de Riyad vers l’Est, ce qui a conduit l’Arabie saoudite à investir dans des liens plus étroits avec la Chine, l’Inde, le Pakistan et la Russie.

Alors que les dirigeants saoudiens remettent en question l’engagement à long terme des États-Unis quant à la sécurité du Royaume, Riyad tente de diversifier ses alliances et partenariats mondiaux afin d’obtenir une plus grande indépendance géopolitique vis-à-vis des alliés occidentaux traditionnels de l’Arabie saoudite.

Le silence de ces gouvernements non occidentaux sur le dossier Khashoggi souligne la volonté de ces États d’éviter de critiquer l’Arabie saoudite pour des raisons liées aux droits humains - un facteur qui leur a valu la bonne volonté de MbS - afin de profiter de tout ce que des liens plus étroits avec Riyad peuvent offrir.

Dans le cas tant de la Chine que de la Russie, l’affaire Khashoggi a été l’occasion de creuser plus profond le fossé entre les États-Unis et leur principal allié dans le golfe Persique.

Risque bilatéral

Si le successeur de Trump partage le point de vue du sénateur Graham selon lequel MbS ne devrait jamais devenir le roi d’Arabie Saoudite, l’alliance de Riyad avec Washington pourrait faire face à une crise bilatérale sans précédent. Déjà, la réputation de MbS auprès des législateurs américains et des membres de l’establishment de Washington ayant subi d’immenses dommages à la suite du meurtre de Khashoggi, le Prince héritier ne peut tout simplement plus se rendre à Washington.

Si, pour l’instant, MbS peut continuer à travailler avec un président américain dont l’administration a pris la peine de donner au prince héritier le bénéfice du doute sur le dossier Khashoggi, les questions relatives aux relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite dans l’ère post-Trump doivent déstabiliser les dirigeants saoudiens.

Compte tenue de la polémique au sujet de l’Arabie saoudite et de l’alliance americano-saoudienne de la part de certains candidats démocrates à la présidence, comme le sénateur Bernie Sanders et le représentant Tulsi Gabbard, MbS ne peut pas faire abstraction de ces préoccupations.

Le président russe Vladimir Poutine avant une rencontre avec des dirigeants saoudiens (Kremlin)

Bien sûr, il existe un autre scénario potentiel par lequel MbS serait visé de l’intérieur, et pourrait subir le même sort qu’Anouar Sadate, le président égyptien qui a été assassiné. Cela empêcherait le prince héritier de devenir le gardien des deux mosquées saintes ( titre officiel du roi saoudien depuis 1986). Mais un tel scénario semble peu probable.

Ce qui est beaucoup plus probable, c’est que MbS deviendra le prochain roi de l’Arabie saoudite, même si cela alimente la rage du Sénat américain. Pour autant que des responsables à Washington s’opposent à MbS, il leur faudra cependant très probablement accepter l’inacceptable. Les États-Unis devront faire face, d’une manière ou d’une autre, à un roi Mohammed qui régnera sur le pays qui est le plus important allié arabe de Washington et qui est aussi le pays qui domine la production et les exportations mondiales de pétrole.

Sans aucun doute, MbS devenant le prochain roi saoudien les répercussions se feront sentir dans toute la région du MENA [acronyme anglais pour la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord NdT] et au-delà. Comme en témoignent la guerre au Yémen, le blocus du Qatar, la querelle diplomatique canado-saoudienne d’août 2018, les arrestations au Ritz Carlton et la saga Saad Hariri de 2017, le prince millénial a déjà pris des décisions de politique étrangère qui reflètent son impudence et sa pensée impulsive.

Si, au cours des quatre dernières années, MbS a déjà créé de telles crises en ce qui concerne l’Arabie saoudite et ses relations avec Washington, il est tout simplement hallucinant d’imaginer ce qu’il pourrait faire, en tant que prochain roi d’Arabie saoudite, pour changer le royaume et le grand Moyen-Orient au cours des quatre ou cinq prochaines décennies s’il règne jusqu’à sa mort naturelle.

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