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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-56

Pic des terres arables : la civilisation industrielle se prépare à s’auto dévorer

Par Nafeez Ahmed, traduit par Jocelyne le Boulicaut

jeudi 20 juin 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Pic des terres arables : la civilisation industrielle se prépare à s’auto dévorer

Peak soil : Moment ou l’on est en train d’épuiser/dégrader une grande partie des terres déjà cultivée de la planète. Équivalent du « peak oil »

De nouvelles recherches sur les terres agraires, le pétrole, les abeilles et le changement climatique laissent présager une crise alimentaire mondiale imminente si des actions urgentes ne sont pas entreprises.

7 juin 2013 Nafeez Ahmed Suivez-le sur Twitter @nafeezahmed

Nafeez Ahmed est directeur général de l’Institute for Policy Research & Development et auteur du "Guide de l’utilisateur sur la crise de la civilisation : Et comment la sauver" entre autres ouvrages.

Érosion des sols causée par le vent dans des terres agricoles, Suffolk, le 18 avril 2013. Photo : Alamy

Un nouveau rapport indique que le monde devra plus que doubler sa production alimentaire au cours des 40 prochaines années pour nourrir une population mondiale en expansion. Mais alors que les besoins alimentaires mondiaux augmentent rapidement, la capacité de la planète à produire de la nourriture rencontre des contraintes croissantes dues à des crises qui se superposent et qui, si elles ne sont pas maîtrisées, pourraient entraîner des famines pour des milliards de personnes.

L’ONU prévoit que la population mondiale passera de 7 milliards aujourd’hui à 9,3 milliards d’ici le milieu du siècle. Selon le rapport publié la semaine dernière par le World Resources Institute (WRI, Institut des ressources mondiales), "les calories alimentaires disponibles dans le monde devront augmenter d’environ 60 % par rapport à leur niveau de 2006" pour assurer une alimentation suffisante pour cette population plus nombreuse. D’ici 2050, avec les taux actuels de perte et de gaspillage alimentaires, l’écart entre les besoins alimentaires quotidiens moyens et l’alimentation disponible serait d’approximativement plus de "900 calories (kcal) par personne et par jour".

A l’origine de ce défi, le rapport reconnaît un réseau complexe et interconnecté de facteurs environnementaux dont beaucoup sont générés par l’agriculture industrielle elle-même.

Environ 24 % des émissions de gaz à effet de serre viennent de l’agriculture, incluant le méthane provenant du bétail, le protoxyde d’azote provenant des engrais, le dioxyde de carbone provenant des machines sur le terrain et de la production d’engrais, et finalement des changements d’affectation des terres.

Selon le rapport, l’agriculture industrielle contribue de façon majeure au changement climatique qui, à son tour, déclenche des "vagues de chaleur plus intenses, des inondations et des mutations du régime des précipitations", avec "des conséquences destructrices quand aux rendements mondiaux des récoltes".

En effet, l’agriculture mondiale est très consommatrice en eau, elle représente 70 % de l’utilisation totale d’eau douce. Les nutriments qui s’écoulent des champs agricoles peuvent créer des "zones mortes" et "dégrader les eaux côtières du monde entier", et comme le changement climatique contribue à accroître le stress hydrique dans les régions agricoles, la production alimentaire va encore plus en souffrir .

D’autres facteurs connexes interviendront également, prévient le rapport : la déforestation due à l’assèchement et au réchauffement régional, l’effet de l’élévation du niveau de la mer sur la productivité des terres cultivées dans les régions côtières et la demande croissante en eau de populations plus nombreuses.

Pourtant, le rapport souligne qu’un des problèmes fondamentaux, c’ est l’impact des activités humaines sur la terre elle-même, estimant que : "... la dégradation des sols affecte environ 20 % des surfaces cultivées dans le monde".

Au cours des 40 dernières années, environ 2 milliards d’hectares des terres - soit l’équivalent de 15 % de la superficie terrestre de la planète (une superficie supérieure à celle des États-Unis et du Mexique réunis) - ont été dégradés par les activités humaines et environ 30 % des terres agricoles du monde sont devenues improductives. Mais il faut en moyenne un siècle entier pour produire un seul millimètre de terre arable perdu par érosion.

Nous manquons de temps. Selon le rapport, des estimations prudentes indiquent que d’ici seulement 12 ans, le stress hydrique élevé affectera toutes les principales régions agroalimentaires en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique occidentale et orientale, en Europe centrale et en Russie, tout comme au Moyen Orient, en Asie du Sud et du Sud-Est.

Malheureusement, le rapport ne tient pas compte d’un autre facteur essentiel - le lien incontournable entre le pétrole et l’alimentation. Au cours de la dernière décennie, les prix des aliments et des combustibles fossiles ont été fortement corrélés. Ce n’est pas un hasard.

La semaine dernière, un nouveau rapport de la Banque mondiale se basant sur cinq produits alimentaires différents - maïs, blé, riz, soja et huile de palme - a confirmé que le prix du pétrole est le principal facteur de la hausse des prix alimentaires.

Le rapport, fondé sur un algorithme conçu pour déterminer l’impact d’un facteur donné au moyen d’une analyse de régression, a conclu que le prix du pétrole était encore plus important que le ratio des stocks alimentaires mondiaux disponibles par rapport aux niveaux de consommation, ou que la spéculation sur les produits.

La Banque recommande donc de contrôler les mouvements du prix du pétrole pour freiner l’inflation des prix alimentaires.

Graphique concernant une parcelle de terre montrant que le Peak Soil a été atteint en 2000 Le sol est donc, de fait, une ressource non renouvelable mais c’est aussi une ressource qui est en voie d’épuisement rapide.

Le lien entre le prix du pétrole et celui des denrées alimentaires n’est pas surprenant. Une étude de l’Université du Michigan souligne que chaque élément majeur du système alimentaire industriel - engrais chimiques, pesticides, machines agricoles, transformation des aliments, emballage et transport - dépend d’un apport élevé en pétrole et en gaz. En effet, 19 % des combustibles fossiles utilisés par l’économie américaine le sont par le système alimentaire, juste après les voitures.

Si on remonte à 1940, pour chaque calorie d’énergie fossile utilisée, 2,3 calories d’énergie alimentaire étaient produites. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : il faut 10 calories d’énergie fossile pour produire une seule calorie d’énergie alimentaire. Comme l’a fait remarquer Michael Pollan, critique gastronomique et militant, dans le New York Times :

"En d’autres termes, quand on mange des aliments industriels, on mange du pétrole et on rejette des gaz à effet de serre."

Mais des prix élevés pour le pétrole sont appelés à durer - et selon une évaluation produite cette année par le Ministère de la Défense britannique, ils pourraient grimper jusqu’à 500 $ le baril dans les 30 prochaines années.

Tout cela démontre que le point de contact entre un système alimentaire industriel de plus en plus autodestructeur et une population mondiale en croissance inexorable se rapproche rapidement.

Le point de collision pourrait être atteint beaucoup plus tôt que prévu en raison du l’élément imprévisible qu’est le déclin catastrophique des abeilles.

Au cours des 10 dernières années, les apiculteurs américains et européens ont signalé des pertes annuelles de ruches de 30 % ou plus. L’hiver dernier, cependant, de nombreux apiculteurs américains ont subi des pertes additionnelles de 40 à 50 %, et certains ont signalé des pertes pouvant atteindre 80 à 90 %.

Étant donné qu’un tiers de la nourriture consommée dans le monde dépend des pollinisateurs, en particulier des abeilles, l’impact sur l’agriculture mondiale pourrait être catastrophique. Des études ont mis en cause des facteurs inhérents aux méthodes industrielles - pesticides, acariens parasites, maladies, nutrition, agriculture intensive et développement urbain.

Mais les preuves pointant du doigt des pesticides largement répandus sont depuis longtemps accablantes. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), par exemple, a souligné le rôle des néonicotinoïdes - au grand dam du gouvernement britannique - justifiant l’interdiction partielle de trois pesticides courants par l’UE.

Dans son dernier avertissement scientifique publié la semaine dernière, l’EFSA souligne qu’un autre pesticide, le fipronil, présente un "risque aigu élevé" pour les abeilles domestiques. L’étude a également révélé d’importantes lacunes dans les études scientifiques qui empêchent une évaluation exhaustive des risques pour les pollinisateurs.

En bref, la crise alimentaire mondiale doit faire face à une véritable tempêtes de crises inextricablement liées qui nous frappent déjà aujourd’hui et qui vont s’aggraver dans les années à venir si aucune action urgente n’est entreprise.

Ce n’est pas que nous manquions de réponses. L’an dernier, la Commission sur l’agriculture durable et le changement climatique, présidée le professeur Sir John Beddington, ancien conseiller scientifique en chef du gouvernement [du Royaume-Uni NdT] - qui avait déjà mis en garde contre une désastreuse conjonction de pénuries en nourriture, eau et énergie dans les 17 ans à venir - a formulé sept recommandations concrètes avec des bases factuelles pour enclencher une évolution vers une agriculture plus durable.

Jusqu’à présent, toutefois, les gouvernements ont largement ignoré ces avertissements, alors même que de nouvelles preuves ont été révélées démontrant que la chronologie de Beddington est trop optimiste.

Grâce à une récente étude menée par l’Université de Leeds on a découvert qu’au cours des dix prochaines années, de graves sécheresses induites par le changement climatique en Asie - et plus particulièrement en Chine, en Inde, au Pakistan et en Turquie - compromettraient la production de maïs et de blé, déclenchant une crise alimentaire mondiale.

En conclusion, si nous prenons en compte l’érosion des sols, la dégradation des terres, le prix du pétrole, l’effondrement des colonies d’abeilles et la croissance démographique, les conséquences sont dramatiques : la civilisation industrielle est sur le point de s’auto-dévorer - si nous ne changeons pas de cap, cette décennie restera dans l’histoire comme celle du début de l’apocalypse alimentaire mondiale.

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