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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-65

Le rapport Mueller va-t-il aggraver la Nouvelle Guerre Froide ?

Par Stephen F. Cohen, traduit par Jocelyne le Boulicaut

samedi 13 juillet 2019, par JMT

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Le rapport Mueller va-t-il aggraver la Nouvelle Guerre Froide ?

17 Avril 2019 Stephen F. Cohen

Stephen F. Cohen est professeur émérite d’études russes et de politique à l’Université de New York et à l’Université de Princeton. Rédacteur en chef adjoint de The Nation, son nouveau livre "War With Russia ? From Putin & Ukraine to Trump & Russiagate" est disponible en livre de poche et en édition ebook.

La manière dont le rapport, attendu depuis longtemps, traite - ou ignore - les allégations du Russiagate va être vitale pour les relations américano-russes.

Le conseiller spécial Robert Mueller passe devant la Maison Blanche, le 24 mars 2019, après la fin de sa longue enquête controversée sur la Russie. (AP Photo / Cliff Owen)

Un des thèmes majeurs de mon récent livre "War with Russia ?" [Guerre avec la Russie ? NdT] est en fait double : les États-Unis sont entrés dans une nouvelle guerre froide avec la Russie, mais celle-ci est plus dangereuse, avec plus d’éventualités de guerre réelle, que la guerre froide d’il y a 40 ans à laquelle le monde a survécu. J’ai commencé à soutenir la première proposition il y a plus de 20 ans, bien avant que Donald Trump ne devienne candidat à la Présidence, et même avant que le président russe Vladimir Poutine ne soit si largement diabolisé. Pendant de nombreuses années, elle a été rejetée par les commentateurs américains, mais elle est maintenant généralement acceptée.

La seconde et plus importante proposition n’est généralement pas connue, et même déniée, de même que la manière dont les allégations formulées depuis près de trois ans sur un Russiagate dénué de substance - à la fois contre Trump et Poutine - ont aggravé la nouvelle guerre froide et ont rendu extrêmement difficiles, voire impossibles, des efforts pour la diminuer par des politiques traditionnelles de détente. En particulier, ces allégations ont pratiquement criminalisé les types de "coopération" et de "contacts" qui ont maintenu la paix nucléaire entre les États-Unis et la Russie soviétique au XXe siècle. Elles présentent la Russie d’aujourd’hui comme une "menace" si inquiétante qu’elle a "attaqué la démocratie américaine" lors de l’élection présidentielle de 2016. Et elles dénigrent à la fois Trump et Poutine à un point tel que ni l’un ni l’autre n’est considéré par la plupart des médias politiques américains comme un partenaire diplomatique légitime, même en cas de crise existentielle telle que la crise des missiles de Cuba en 1962.

Pour la foule de promoteurs anti-Trump du Russiagate, les conclusions de Mueller ne feront "rien", comme ils l’ont déjà dit clairement, pour diminuer leurs allégations, même si elles sont fausses. (Voir, par exemple, Bob Cesca dans Salon.) Pour eux, le Russiagate est devenu depuis longtemps une croyance sectaire avec tous les pièges que cela comporte. Ainsi, le bref résumé du procureur général William Barr, rendu public le 24 mars, rapportant que M. Mueller n’avait trouvé aucune collusion, ou conspiration, entre la campagne Trump et le Kremlin a été rejeté et M. Barr lui-même a été bafoué. Mais pour les personnes critiques, la façon dont le rapport Mueller répond, ou ne répond pas, aux questions suivantes devrait être d’une importance vitale :

§ Barr a rapporté que Mueller a longuement enquêté sur "l’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 2016". Mueller ne devrait considérer cela que comme un épisode de plus dans la longue histoire de l’ingérence habituelle de Washington et de Moscou dans leurs politiques intérieures réciproques. Mais si Mueller le présente - comme le font les fanatiques du Russiagate - comme une "attaque" comparable à celle de Pearl Harbor et au 11 septembre, cela encouragera grandement les partisans américains actuels de la guerre froide et leurs demandes pour une sorte de contre-attaque contre la Russie.

§ Compte tenu des dommages causés aux institutions politiques américaines et à la sécurité américaine et internationale, le Russiagate est le scandale politique le plus manifestement frauduleux de l’histoire américaine moderne. Nous devons donc savoir exactement quand, comment et pourquoi cela a commencé. Barr lui-même a déclaré publiquement que les services de renseignement américains "espionnaient" la campagne Trump, ce qui semble impliquer principalement des hauts fonctionnaires du FBI. Mais de nombreuses preuves suggèrent qu’il s’agissait d’une opération plus vaste et plus complète, et désignent le directeur de la CIA du président Obama, John Brennan (encouragé par son superviseur James Clapper), comme le véritable parrain du Russiagate. À moins que le rapport Mueller n’explore pleinement le rôle de toutes les agences de renseignement américaines dans les origines et la promotion du Russiagate, y compris si la promesse de campagne de Trump de "coopérer avec la Russie" les a animées, une enquête complète comparable à celle du Comité sénatorial Church de 1976 sera impérative. [La commission Church, dont le nom complet est « United States Senate Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence Activities », est une commission formée à l’initiative du Sénat des États-Unis et dirigée en 1975 par le sénateur démocrate Frank Church NdT]

§ A cet égard, ce que Mueller dit ou ne dit pas à propos du "dossier Steele" falsifié est crucial. Aucun document n’a joué un rôle plus important et plus funeste dans toute l’affaire du Russiagate, si ce n’est l’évaluation presque tout aussi douteuse de janvier 2017 de la communauté du renseignement, à laquelle il a directement conduit. En effet, le dossier était le document constitutif de fausses allégations contre Poutine et Trump. (L’ardent partisan de Trump, Sean Hannity, persiste à qualifier le dossier de "paquet de mensonges russes", même s’il n’y a aucune preuve ou logique pour soutenir l’affirmation de Steele selon laquelle ses "informations" provenaient du Kremlin).

§ La façon dont Mueller traite de la longue histoire de Trump en affaires avec Moscou est également d’une importance considérable. Depuis la fin de l’Union soviétique, de John Deere, Procter & Gamble, ExxonMobil à Starbucks et Wendy’s, de nombreuses sociétés américaines font des affaires en Russie. Eux aussi devaient inévitablement traiter avec les "oligarques russes" et le "Kremlin", c’est-à-dire la vaste bureaucratie de l’administration présidentielle qui supervise la vie politique et économique en Russie, y compris les grands investissements étrangers, les licences et autres permis. Sauf à avoir échoué, en quoi les efforts de Trump en Russie diffèrent-ils significativement des leurs ? Quoi qu’il en soit, les allégations du Russiagate concernant les aspirations hôtelières de Trump en Russie ont jeté une ombre sur toutes les sociétés américaines qui y opèrent, au moins potentiellement.

§ De même, comment le rapport Mueller interprétera-t-il les différents "contacts" de Trump avec la Russie au fil des ans ? Ceux d’entre nous qui ont traité professionnellement avec la Russie pendant des décennies ont peut-être eu beaucoup plus de "contacts" de ce genre avec des Russes à tous les niveaux, officiels et non officiels, que tous les gens de Trump réunis. Assurément, je l’ai fait, y compris avec des oligarques russes, des membres du personnel du Kremlin et des agents du renseignement. Si les "contacts " sont néfastes - ils sont la cause de plusieurs vies américaines gravement compromises, sinon ruinées - que reste-t-il des relations américano-russes (politiques, économiques, académiques, culturelles, diplomatiques, sociales), sinon le danger croissant de la guerre ?

§ Enfin, M. Mueller osera-t-il parler du rôle déplorable joué par les grands médias américains dans l’origine, le développement et la prolongation des allégations fausses, ou du moins non vérifiées, du russiagate ? Si tel est le cas, il ne sera pas traité avec bienveillance par ces médias. Sinon, son "enquête sur la Russie" sera très loin d’être terminée.

Pendant ce temps, les principaux ennemis américains de la détente, craignant que le rapport Mueller ne dégage pour Trump la voie vers une nouvelle tentative de " coopération avec la Russie ", ont déjà mis en garde contre un tel réengagement avec l’autre superpuissance nucléaire. Le New York Times a même trouvé un associé de la CIA pour assimiler la prétendue "attaque" de la Russie en 2016 au "terrorisme".

Les analystes du Times et du Washington Post, qui font autorité, ont commencé à qualifier les approches de coopération de Trump avec Moscou d’"apaisement", ajoutant ainsi une nouvelle dimension toxique au Russiagate et à la nouvelle guerre froide, peu importent les conclusions de Mueller. Dans la frénésie imminente du rapport Mueller, on n’a pas tenu compte d’un avertissement du commandant suprême américain de l’OTAN en Europe selon lequel "Washington et Moscou risquent de tomber dans une confrontation armée qui... pourrait mener à une guerre nucléaire."

Au lieu de cela, le correspondant de CNN à Moscou rapporte que Trump et Poutine ont commenté la conclusion de Barr-Mueller selon laquelle il n’y avait pas collusion et cite ces références distinctes parfaitement raisonnables, vis à vis des deux dirigeants, comme une nouvelle preuve de "collusion" Trump-Poutine.

Ce commentaire est basé sur la plus récente émission hebdomadaire de Stephen F. Cohen avec l’animateur de The John Batchelor Show. Maintenant dans leur sixième année, les épisodes précédents sont sur TheNation.com.

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