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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-70

Opération Pike : Comment un plan insensé pour bombarder la Russie a failli faire perdre la Seconde Guerre mondiale

Par Michael Peck, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 26 juillet 2019, par JMT

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Opération Pike : Comment un plan insensé pour bombarder la Russie a failli faire perdre la Seconde Guerre mondiale

Le 20 novembre 2015 par Michael Peck

Michael Peck, collaborateur fréquent de TNI, est un avocat de la défense et écrivain historique de l’Oregon. Son travail a été publié dans Foreign Policy, WarIsBoring et de nombreuses autres publications de qualité. On peut le trouver sur Twitter et Facebook.

Dans les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France prévoyaient de bombarder les champs pétrolifères russes. Le but était d’entraver Hitler. Le résultat l’aurait probablement aidé à gagner la guerre.

Tourelle de tir sur un bombardier Lancaster restauré de la Seconde Guerre mondiale

L’Allemagne nazie a été vaincue en grande partie - quoique pas uniquement - par l’Union soviétique. Mais si l’Allemagne nazie et l’Union soviétique avaient été des alliées plutôt que des ennemies ? Et si l’Amérique, la Grande-Bretagne et leurs alliés avaient fait face à une armée rouge colossale soutenue par les prouesses militaires et la sophistication technologique de la Luftwaffe, des panzers nazis et des U-boots ?

Cette vision apocalyptique d’un nouvel âge des ténèbres a failli se réaliser. Au début de la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France prévoyaient de bombarder les champs pétrolifères russes. Le but était de ralentir Hitler. Ce scénario l’aurait probablement aidé à gagner la guerre.

L’idée était stupide, mais pas irrationnelle. Fin 1939, la Grande-Bretagne et la France étaient convaincues que l’Allemagne et la Russie étaient déjà amies. Staline s’était efforcé de former une coalition anti-nazie avant la guerre, mais il s’était heurté à une telle résistance et de telles hésitations qu’il en a tiré la conclusion que les capitalistes complotaient pour entraîner l’Allemagne et la Russie dans une guerre mutuellement épuisante alors que l’Ouest restait à l’écart.

Tandis que Londres et Paris hésitaient à s’allier aux communistes, Berlin n’a pas hésité : le 23 août 1939, l’Allemagne et la Russie ont signé le pacte Molotov-Ribbentrop. La Russie a gagné la Pologne orientale et les États baltes, un espace de respiration potentiel lui permettant de renforcer sa force militaire, et elle y a trouvé la perspective que l’Allemagne et les puissances occidentales s’épuiseraient pendant que la Russie se renforcerait.

Mais le vrai vainqueur a été le Führer. Le traité laissait le Troisième Reich libre d’avaler la Pologne et l’Europe occidentale sans crainte d’un deuxième front à l’Est. Tout aussi important, les Soviétiques ont accepté de fournir au Troisième Reich des matières premières vitales - en particulier du pétrole -, de maintenir l’économie de guerre allemande et de rompre le blocus naval allié qui s’était révélé si décisif pendant la Première Guerre mondiale.

Aux yeux des Alliés, l’Union soviétique était passée du statut de Némésis de l’Allemagne à celui d’alliée de l’Allemagne. Alors pourquoi ne pas frapper l’Union soviétique et faire d’une pierre deux coups ?

Il y avait peut-être aussi la frustration de la drôle de guerre, car les armées alliées restaient assises, impuissantes derrière la ligne Maginot pendant que les Allemands envahissaient la Pologne et la Scandinavie. Bombarder la Russie a dû sembler plus facile que d’affronter l’armée allemande sur le champ de bataille.

C’est ainsi qu’est née l’Opération Pike. Décollant des bases alliées en Iran et en Syrie, ainsi que de la Turquie neutre mais antisoviétique, plus d’une centaine de bombardiers britanniques et français auraient en continu, dans une campagne stratégique nocturne, attaqué les champs pétrolifères soviétiques dans le Caucase. C’était plus qu’une simple planification oiseuse.

Des avions de reconnaissance britanniques non identifiables partant des aérodromes irakiens ont de fait photographié des installations pétrolières à Bakou et à Batoumi en mars 1940. Les stratèges alliés étaient persuadés que ce serait un coup dur. Nous savons maintenant que cela aurait été une blague. Les bombardements nocturnes britanniques de 1940-1941 étaient si imprécis - seulement une poignée de bombes arrivaient à proximité de leur cible - que les Allemands les remarquaient à peine. Même en 1944, des raids nocturnes de milliers de bombardiers de la Royal Air Force, dotés des technologies radar et de navigation les plus sophistiquées de l’époque, ont laissé tomber leurs bombes sur des villes allemandes entières car ils étaient incapables de détruire leurs cibles précises.

Comme les Allemands l’ont prouvé, les installations endommagées par les bombes pouvaient être reconstruites avec une célérité remarquable. Un bombardier Lancaster de 1944 pouvait transporter 7 tonnes de bombes ; un Blenheim de 1940, seulement une demi-tonne. Seul l’orgueil le plus extrême - qui en effet qualifiait les amateurs de bombardements stratégiques tout au long de la Seconde Guerre mondiale - pouvait faire croire à quiconque qu’une centaine de bombardiers rudimentaires du début de la guerre pouvaient dévaster l’industrie pétrolière soviétique.

Patrick Osborn souligne également, dans son livre "Operation Pike", que les services de renseignement alliés en sont arrivés à la conclusion que le pétrole russe ne représentait qu’une petite partie de l’approvisionnement en carburant de l’Allemagne (dont une grande partie provenait en fait de Roumanie). "L’important ici n’est pas l’exactitude des rapports des services de renseignements britanniques, mais le fait que les dirigeants britanniques et français étaient prêts à les ignorer pour poursuivre leur idée d’attaquer l’URSS afin d’empoisonner l’Allemagne : le principe du "faire d’une pierre deux coups" ramené à des proportions risibles".

Quoi qu’il en soit, la chance, ou plutôt le malheur, a sauvé le monde. En mai 1940, des panzers allemands ont déferlé sur les Pays-Bas et la France. Six semaines plus tard, la France s’est rendue. L’opération Pike ne devait pas avoir lieu. Sauf que, alors que les armées hitlériennes semblaient sur le point de s’emparer des champs de pétrole du Caucase en 1941-1942, la Grande-Bretagne projetait toujours de bombarder les installations pétrolières si les Soviétiques ne parvenaient pas à les détruire avant leur conquête. Il est intéressant de noter que les Britanniques semblaient prêts à se battre contre les soviétiques pour atteindre cet objectif.

Comme le note Osborn, ce qui est ironique, c’est qu’au lieu de nuire à l’Allemagne, les bombardements auraient affaibli le régime soviétique qui était le rempart de la coalition contre les Nazis. "Il aurait fallu que quelqu’un comble le vide du pouvoir si le gouvernement de Staline s’était effondré, ce qui, selon toute probabilité, aurait été Hitler."

Cependant, et si c’était arrivé à l’été 1940, ce qu’il en aurait été. Si l’opération Pike avait été déclenchée avant la reddition de la France, le gouvernement britannique aurait dû alors faire face à la perspective de combattre une alliance nazie-soviétique, sans allié français, et avec des Etats-Unis encore retirés derrière leur mur d’isolationnisme. Certains dirigeants britanniques, comme Lord Halifax, étaient en faveur d’un accord de paix avec Hitler. Si la Grande-Bretagne avait également été en guerre contre l’Union soviétique, Winston Churchill n’aurait peut-être même pas eu le cran de continuer à mener ce qui aurait pu sembler être une guerre sans espoir.

Bien sûr, même si les bombardements alliés avaient rapproché Hitler et Staline, la romance aurait été condamnée. Deux prédateurs dévorant avidement d’autres proies se seraient inévitablement retournés l’un contre l’autre. Néanmoins, l’opération Pike aurait pu changer l’histoire du monde. Fort heureusement, le monde n’a jamais eu l’occasion de découvrir ça.

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