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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-96

La barbarisation fulgurante de notre époque

Par Roberto Savio, traduit par Jocelyne le Boulicaut

dimanche 15 septembre 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

La barbarisation fulgurante de notre époque

Le 25 juillet 2019, Par Roberto Savio, à Rome , agence de presse Inter Press Service

Roberto Savio regarde en face une ère de cupidité, de peur et de "populocratie". Éditeur d’OtherNews, d’origine italo-argentine, Roberto Savio est économiste, journaliste, expert en communication, commentateur politique, militant pour la justice sociale et climatique et avocat de la gouvernance mondiale. Conseiller de l’INPS-IDN et du Conseil mondial de coopération, il est co-fondateur de l’agence de presse Inter Press Service et son président émérite.

Affrontement entre des suprémacistes blancs et la police à Charlottesville, en Virginie, le 12 août 2017. (Evan Nesterak, CC BY 2.0, Wikimedia Commons)

En fin de compte et tout bien considéré, il semblerait que Thomas Hobbes, le philosophe anglais du XVIIe siècle qui avait une vision extrêmement pessimiste de l’homme, n’avait pas totalement tort.

Dans un registre tantôt léger et tantôt sérieux, nous avons été informés en l’espace d’une semaine de quatre faits qui ne seraient pas possibles dans un monde normal. Une vedette anglaise du porno, suivie par 86 000 abonnés sur les réseaux sociaux, a mis en bouteilles l’eau de son bain et elle est parvenue à en vendre plusieurs milliers de bouteilles au prix de trente euros pièce.

Un sondage réalisé au Brésil a révélé que 7 % des citoyens croient que la Terre est plate (dans 40 % des écoles américaines on enseigne que, selon la Bible, le monde a été créé en une semaine, et que donc les civilisations du passé n’ont pas pu exister).

Un autre sondage, conduit cette fois-ci auprès de membres du parti conservateur britannique, qui vient d’élire Boris Johnson au poste de Premier ministre (ce qui n’est pas vraiment un triomphe de la raison), est tellement en faveur d’un Brexit "dur" que la majorité de ses membres se moquent que cela veuille dire la sécession de l’Ecosse et la fin du Royaume-Uni.

Enfin, dans la série, un dernier article précise que pour gagner l’élection présidentielle, le président américain Donald Trump a fait du racisme l’un de ses sujets de prédilection et, dans un pays d’immigrants, cela lui a permis de gagner 5 points dans les sondages d’opinion.

Il y a tant de signes de barbarisation qu’on en remplirait un livre... et, comme l’a écrit Euripide : "Les dieux rendent fous ceux qu’ils veulent perdre."

Au risque de jouer les Cassandre, nous devons regarder la réalité en face et constater que, alors que nous sommes dans la période la plus développée scientifiquement et technologiquement de l’histoire, nous traversons une époque de retour accéléré à la barbarie.

Les inégalités sociales sont maintenant à la base de la nouvelle économie. Désormais les gens ont révisé leurs attentes à la baisse et sont prêts à travailler à temps partiel dans un emploi précaire, les jeunes, quant à eux, (selon l’Organisation internationale du travail) peuvent espérer toucher une retraite de 600 euros par mois. Le système politique accepte cela. Il y a même une étude espagnole qui précise que sur le marché actuel du logement, près de 87 % des gens consacrent 90 % de leur salaire simplement pour louer un logement.

Salaire synonyme de survie

Aujourd’hui, pour beaucoup, un salaire est synonyme de survie et non de vie dans la dignité. La nouvelle économie a développé ce qu’on appelle l’économie des petits boulots : vous travaillez pour vous nourrir, mais vous êtes un co-entrepreneur sans aucun des droits d’un employé, pour un montant qui ne vous permettra jamais de vous marier. Les enfants se sont habitués à considérer des phénomènes tels que la pauvreté ou la guerre comme naturels. Et maintenant, la politique n’est plus basée sur des idées, mais sur la manière d’exploiter avec succès les bas instincts du peuple, en brandissant des banderoles contre les immigrés (alors que nous assistons à une chute rapide du taux de natalité) et en divisant les pays entre " Nous " qui représentons le peuple et " Vous " ennemi du pays.

Les États-Unis en sont le meilleur exemple, un pays où les Républicains considèrent les Démocrates comme des ennemis des États-Unis. Et cela nous amène à une question centrale : Trump, l’Italien Matteo Salvini, le Brésilien Jair Bolsonaro et consorts, n’auraient-ils pas été élus démocratiquement ? Et sont-ils le symptôme ou alors la cause de la "populocratie" qui remplace la démocratie ?

Il n’est pas possible de proposer ici une étude sociologique ou historique. Faisons un raccourci : nous sommes passés de l’ère Gutenberg à une nouvelle ère - l’ère Zuckerberg.

Ceux qui ont accueilli l’arrivée d’Internet avec enthousiasme l’ont également saluée parce cela démocratiserait la communication et entraînerait donc une plus grande participation. L’espoir était de voir un monde où la communication horizontale remplacerait le système vertical d’information que Gutenberg avait rendu possible. En fait, l’information était jusque là un instrument au service des états et du monde des affaires. Elle leur permettait de s’adresser à des citoyens qui n’avaient aucun droit de réponse.

Avec Internet, les gens pouvaient maintenant se parler directement partout dans le monde et on n’a pas prêté attention à la propagande qui allait avec : ce qui est important ce n’est pas de savoir, ce qui est important c’est de savoir où trouver l’information. Eh bien, nous sommes désormais en possession de toutes les statistiques possibles quant à la façon dont Internet a affecté le niveau général de la culture et du dialogue.

Annonce pour une entreprise offrant des "services indépendants [ang.freelance Ndt] à la demande". (Billie Grace Ward/Flickr)

Capacité de concentration réduite

La capacité de concentration des gens a considérablement diminué. La majorité des internautes ne restent pas plus de 15 secondes sur un sujet. Au cours des cinq dernières années, les livres ont perdu 29 pages. Aujourd’hui, les articles de plus de 650 mots ne sont plus acceptés par les services des chroniqueurs. La dernière réunion des rédacteurs en chef des agences de presse internationales a décidé de viser plus bas, prendre pour cible des jeunes de 17 ans et non plus de 22 ans. En Europe, on estime aujourd’hui que 22% des gens achètent au moins un livre par an (aux États-Unis on parle de 10,5 %).

Selon une étude récente en Italie, 40% seulement de la population est capable de lire et de comprendre un livre. Dans le même pays, 13 % des bibliothèques ont fermé leurs portes au cours des dix dernières années. Il y a quelques années, il y avait en Espagne une émission d’information télévisée très populaire qui s’appelait "59 secondes". Elle réunissait un certain nombre de personnes dans le cadre d’une table ronde ; et à la 59e seconde le micro était coupé.

Aujourd’hui, le rêve d’un animateur de télévision est que la personne interviewée donne une réponse plus courte que la question. Les journaux s’adressent exclusivement aux personnes de plus de 40 ans. Et tout le monde, unanimement, se plaint du niveau des étudiants qui entrent à l’université : tous ne sont pas débarrassés de leurs fautes d’orthographe et de syntaxe. Et la liste pourrait continuer pratiquement ad infinitum.

Le problème de la barbarisation a une grande incidence sur la participation politique. Les générations Gutenberg étaient habituées au dialogue et à la discussion. Aujourd’hui, 83 % des internautes (80 % des moins de 21 ans) n’inter-agissent que dans le monde virtuel qu’ils se sont créé. Les gens du groupe A ne se réunissent qu’avec les gens du groupe A. S’ils rencontrent quelqu’un du groupe B, cela conduit à des insultes.

Les politiciens ont réussi à s’adapter rapidement au système. Le meilleur exemple en est Trump. L’ensemble des journaux américains a un tirage de 60 millions d’exemplaires (10 millions de journaux de qualité, tant conservateurs que progressistes). Trump a 60 millions d’abonnés qui prennent ses tweets pour de l’information. Ils n’achètent pas de journaux, et s’ils regardent la télévision, c’est Fox News, qui est la caisse de résonance de Trump.

Pas étonnant si plus de 80 % des électeurs de Trump voteraient de nouveau pour lui. Et les médias, qui ont perdu la capacité de proposer des analyses et de traiter des phénomènes, et on ne parle pas ici des seuls événements, prennent la voie de la facilité. On va suivre les gens célèbres et faire en sorte que les célébrités deviennent plus célèbres.

Représentation symbolique de la dépendance à Internet. (Sam Wolff, CC BY-SA 2.0, Wikimedia Commons)

Le journalisme d’analyse est en train de disparaître. Aux Etats-Unis, il arrive à subsister grâce à des subventions.... dans tous les pays européens, il reste peu de journaux de qualité, mais les plus largement diffusés sont les tabloïds qui évitent à leurs lecteurs l’effort de la réflexion. Le Daily Mirror en Grande-Bretagne et Bild en Allemagne en sont les meilleurs exemples.

Internet a fait de tout le monde un communicant. C’est un succès phénoménal. Mais dans cette barbarisation croissante, les gens utilisent aussi Internet pour transmettre des informations erronées, des histoires basées sur des fantasmes, sans aucun des contrôles de qualité que le monde des médias avait autrefois.

Et l’intelligence artificielle a pris le dessus, créant de nombreux faux comptes, qui interfèrent maintenant dans le processus électoral, comme on en a eu la preuve lors des dernières élections américaines. Il faut ajouter à cela que les algorithmes utilisés par les patrons d’Internet visent à rendre l’attention des utilisateurs captive afin de les retenir le plus longtemps possible.

Ce mois-ci, El Pais a publié une longue étude intitulée "Les effets toxiques de YouTube", où il montre comment ses algorithmes poussent le spectateur vers des sujets fantastiques, pseudoscientifiques et très attrayants.

Des citoyens devenus consommateurs

La raison de tout cela c’est qu’en transformant les citoyens en consommateurs, les dirigeants d’internet sont devenus fabuleusement riches. Ils cernent notre identité et la vendent à des entreprises pour leur stratégie commerciale, mais aussi pour des élections. Ces patrons ont une richesse sans précédent, jamais atteinte dans le monde réel : non seulement dans le domaine de la production, mais aussi dans le monde de la finance, qui est devenu un casino sans contrôle.

Le monde de la production des services et des biens générés par l’homme frôle aujourd’hui le milliard de milliards de dollars par jour ; ce même jour, les flux financiers atteignent 40 milliards de milliards de dollars. Jeff Bezos a octroyé 38 milliards de dollars à son ex-femme pour leur divorce. Cela correspond à un revenu moyen annuel de 20 000 $ pour 19 millions de personnes. Il n’est donc pas étonnant de constater que 80 personnes possèdent aujourd’hui la même richesse que 2,3 milliards de personnes (en 2008, elles étaient 1 200).

Selon les historiens, la cupidité et la peur sont de grands moteurs de changement dans l’histoire. C’était également vrai à l’époque de Gutenberg. Mais aujourd’hui, dans un temps très court, une combinaison des deux phénomènes a été déclenchée.

Après la chute du mur de Berlin, la doctrine de la mondialisation libérale s’est imposée avec une telle force que Margaret Thatcher (qui, avec Ronald Reagan, a inauguré une nouvelle vision du profit individuel et de l’élimination des biens sociaux) s’est rendue célèbre avec son TINA : There Is No Alternative [ Il n’y a pas d’alternative NdT].

L’ensemble du système politique, y compris les sociaux-démocrates, a opté pour un système de valeurs fondé sur la cupidité et la libre concurrence aux niveaux individuel, national et international. Il a fallu 20 ans pour comprendre que les pauvres sont devenus plus pauvres et les riches plus riches, et que les États ont perdu une grande partie de leur souveraineté au profit des sociétés multinationales et du monde de la finance.

Il convient de noter qu’en 2009, pour sauver un système financier corrompu et inefficace, le monde a dépensé 12 milliards de milliards de dollars (les États-Unis à eux seuls en ont dépensé 4 milliards de milliards). Depuis ces renflouements, les banques ont payé la somme impressionnante de 800 milliards de dollars de pénalités pour activités illicites.

La crise financière de 2009 a déclenché une vague de peur. N’oublions pas que jusqu’en 2009, il n’y avait aucun parti souverainiste, populiste, xénophobe, à l’exception de celui de Jean-Marie Le Pen en France. Mais dans un laps de temps très court, les vieux pièges tels que "au nom de la nation" et "la défense de la religion" ont été ressuscités par des politiciens capables de surfer sur la vague de la peur. Un nouveau bouc émissaire - les immigrants - a été trouvé et les populocrates sapent aujourd’hui la démocratie partout.

Manifestation contre les sauvetages financiers de Wall Street devant la Réserve Fédérale de Chicago / Chambre de commerce, 21 septembre 2008. (freemarketsmyass/Flickr)

La Populocratie

La populocratie est la nouvelle mouvance. L’ancien Premier ministre italien Silvio Berlusconi a instauré une nouvelle langue, et cette langue a été réactualisée par Salvini, Trump, etc. Twitter, Facebook et Instagram sont les nouveaux médias et maintenant le média est le message. L’ancienne élite n’avait pas trouvé de nouveau langage.

Mark Zuckerberg

L’ère Zuckerberg est une ère de cupidité et de peur. Zuckerberg tente maintenant de créer une monnaie mondiale, le Libra, destinée à ses 2,3 milliards d’utilisateurs. Jusqu’à présent, les états étaient les seules entités habilitées à frapper la monnaie, symbole de la nation. La devise de Zuckerberg est entièrement basée sur Internet et ne fera l’objet d’aucun contrôle ou réglementation. En cas de défaillance, nous aurons une crise mondiale sans précédent. À l’époque de Gutenberg, c’était quelque chose d’impossible.

Mais qui a permis à Jeff Bezos de donner 38 milliards de dollars à son ex-épouse ? Qui est responsable des élections de Trump et Salvini et compagnie, qui parlent au nom de la nation et du peuple, et transforment ceux qui ne sont pas d’accord avec eux en ennemis de la nation et du peuple, créant une bipolarisation sans précédent, ce qui s’accompagne d’une débauche de révoltes contre la science et le savoir, qui ont soutenu l’élite, et doivent maintenant être mis de côté pour le bien du peuple.

Ce processus de barbarisation ne doit pas occulter un vieux proverbe : chaque pays a le gouvernement qu’il mérite. C’est ce qu’on appelle la démocratie. Cependant, l’élite traditionnelle n’a pas le code de communication de la nouvelle ère. La réponse viendra de la mobilisation citoyenne.

Une jeune Suédoise, Greta Thunberg, par son opiniâtreté, a fait davantage pour sensibiliser l’opinion au changement climatique qui se profile que l’ensemble du système politique. Même Trump (quoique pour des raisons électorales) déclare maintenant que le changement climatique est important.

// TWEET : "C’est presque comme si vous ne saviez même pas que ces chiffres existent. Comme si vous n’aviez même pas lu le dernier rapport du GIEC, dont dépend en grande partie l’avenir de notre civilisation.". Extrait de mon discours devant l’Assemblée Nationale

Greta Thunberg 20190723

Aujourd’hui, de nombreux "rayons de lumière" se manifestent dans le monde. Les élections à Istanbul en sont un bon exemple, tout comme la mobilisation à Hong Kong, au Soudan et au Nicaragua, entre autres. Espérons que nous atteindrons un point où les gens prendront les rênes du processus et réveilleront le monde pour le détourner du cours fulgurant de la barbarisation. Même Thomas Hobbes a conclu que l’humanité trouvera toujours, tôt ou tard, la juste voie et se donnera une bonne gouvernance. Il pensait qu’une élite serait toujours en mesure de mener les masses.

Les élites sont maintenant les Greta Thunbergs du monde.

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