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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-102

Penser en dehors des sentiers battus, c’est d’abord se servir de son imagination

par Alastair Crooke, traduit par Jocelyne le Boulicaut

jeudi 3 octobre 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Penser en dehors des sentiers battus, c’est d’abord se servir de son imagination

Alastair Crooke, Le 8 juillet 2019

Révolution de 1979 © Photo : Wikimedia

Daniel Levy, un ancien négociateur israélien avec les Palestiniens, écrit, "ce que Manama [ où a eu lieu la présentation de Kushner sur les aspects économiques de "l’accord du siècle"] nous dit sur l’approche de Kushner concernant la région au-delà d’Israël et de la Palestine, pourrait être encore plus inquiétant pour le bien-être américain et mondial dans les 18 prochains mois..." :

"Les erreurs de diagnostics américaines persistantes vis à vis de la région, y compris la naïveté de la Maison-Blanche, s’ajoutant à une absence de réaliser les "conner[*]es lorsqu’il s’agit de la propagande des israéliens et de certains États du Golfe, étaient dangereusement évidentes à Bahreïn. L’administration Trump n’a pas réussi à instaurer une nouvelle approche pour la Palestine et la région. Elle a cependant mis en avant un projet dans lequel l’Israël et certaines parties du Golfe coopèrent, non pas pour stabiliser la région, mais pour pousser la Maison-Blanche à faire ce qu’eux-même souhaitent pour l’Iran. A Jérusalem et à Riyad la préférence est d’obtenir une confrontation maximale entre es Etats Unis et l’Iran plutôt que d’aboutir à un nécessaire équilibre entre les intérêts régionaux, y compris les intérêts légitimes de l’Iran."

"Manama a montré les limites (sans parler de la volonté) de toute nouvelle alliance régionale supposée [configurée contre l’Iran]... Le colloque a certainement mis en lumière leur manque de perspicacité dans la compréhension du dossier israélo-palestinien. (Un participant très expérimenté a confié en privé que même s’il est agréable que cette équipe américaine soit fière de sortir des sentiers battus, il serait bon qu’elle comprenne d’abord ce qui se trouve réellement sur ces sentiers battus). C’était une démonstration à couper le souffle de la façon dont les divers acteurs régionaux s’en servent de façon extrêmement préjudiciable aux intérêts américains."

Alors, que trouve-t-on exactement "sur ces sentiers battus" ? Tout d’abord, que craignent réellement les acteurs régionaux ? Certainement pas une arme nucléaire iranienne. C’est un ’faux argument’ dont Israël se sert pour effrayer et mobiliser les responsables américains en sa faveur.

Même si l’Iran devait développer une telle arme (ce qui est démenti par toutes les agences de renseignement américaines), comment cette arme pourrait-elle être utilisée contre Israël, dont la population, coincée entre le fleuve et la mer, est de 6,5 millions de Palestiniens et 6,5 millions d’Israéliens ? Les armes nucléaires ne font pas de discrimination fondée sur l’appartenance ethnique.

Depuis longtemps, de hauts fonctionnaires israéliens m’ont dit ouvertement que ce sont les armes conventionnelles (et les forces non conventionnelles) de l’Iran qui les préoccupaient - ils n’ont jamais cru que l’histoire que leur sert Israël depuis vingt ans de l’Iran, qui raconte que l’Iran pouvait se doter d’une " bombe islamique " d’ici un an.

Il y a un an ou deux, j’ai été invité pour une semaine par les deux saintes mosquées à Karbala (Irak). J’y ai vu, dans le sanctuaire de l’Imam Hussein, quelque chose d’inoubliable. À l’intérieur de cet endroit, littéralement bouillonnant d’humanité, on ressentait un spectre d’énergie fluide.

C’était tout un peuple qui était mobilisé - d’une énergie folle ; et pour qui le meurtre sinistre de Hussein (le petit-fils du Prophète) était encore en train de se dérouler à l’instant même. Ils le vivaient, maintenant tout comme alors, d’une manière que les Occidentaux ne peuvent simplement pas comprendre pleinement.

Quel est le sens de tout cela ? Ce qui effrayait les États du Golfe à l’époque, en 1979, et ce qui les effraie aujourd’hui, c’était l’impulsion révolutionnaire et insurrectionnelle de la Révolution iranienne. Depuis le tout début, le chiisme est en quelque sorte en contradiction avec les enjeux de pouvoir de domination et mondains d’ici bas : toujours à la recherche de quelque chose - toujours plus introspectif. Kerbala m’a montré que si l’impulsion révolutionnaire en Iran s’était calmée, se transformant en fumée, elle ne s’était pas éteinte. Et même plutôt, que la religiosité chiite s’enflamme encore à la périphérie.

Bien sûr, la Révolution de 1979 - et la prise de la Grande Mosquée de La Mecque par les révolutionnaires wahhabites (sunnites) la même année - a fait peur aux États du Golfe. Ces derniers -en dépit de leur prédilection à lancer un Jihad religieux contre leurs ennemis - ont adopté chez eux un système néolibéral et séculier. Mais la légitimité d’une autocratie sécuritaire ou d’une monarchie s’est évanouie, et il manque un système de gouvernance crédible (ou même un système de succession stable). En bref, il n’y a pas de " vision " convaincante.

C’est là où je veux en venir. Ces grandes "dynamiques" du monde musulman ne sont pas l’affaire des États-Unis et, plus encore, elles ne seront pas résolues par une intervention étrangère (pas plus que la sanglante "Réforme" européenne n’aurait pu être arbitrée par un étranger). Bref, le chiisme connaît une renaissance, tout comme le " système " arabe poursuit sa trajectoire descendante en termes de légitimité populaire et de crédibilité. Que les Etats-Unis pensent que les Etats du Golfe sont capables d’affronter l’Iran - d’éteindre cette renaissance chiite - démontre, comme le dit Levy, leur naïveté.

Non, ils ne le peuvent pas. Pourtant, les États du Golfe et Israël partagent cependant un intérêt commun. Ils aimeraient que les États-Unis détruisent l’Iran en leur nom, dans l’espoir que cela prolongerait en quelque sorte la longévité des monarchies du Golfe. Et, pour tout dire, cela les vaccinerait également contre les troubles civils internes (alors que le " gène " révolutionnaire se répand dans la région).

Mais même en prenant cela en compte, certains dirigeants du Golfe voient le danger qu’un tel projet ne soit pas confiné à l’Iran, et mette toute la région à feu et à sang. Pour Israël, ces états en offrant leur sécurité fournissent la profondeur stratégique adéquate - bien qu’insuffisante - dans laquelle un Grand Israël pourrait, dans un avenir proche, être d’actualité.

Ceux qui ne pensent pas hors de la boîte sont aisément contenus

Alors, quelle est la nature de cette crise iranienne ? Eh bien, il y a deux composantes : Tout d’abord, la crise entre l’Iran et Washington n’est qu’apparente en ce qui concerne les questions nucléaires. Il s’agit plutôt d’une crise politique entre l’Iran et les États-Unis, qui remonte à l’humiliation du président américain Carter dans le contexte du siège de l’ambassade américaine à Téhéran.

La querelle nucléaire n’est que le prétexte pour cette lutte acharnée. Lorsque le secrétaire d’état Pompeo parle de négociations qui ne sont possibles - que si et lorsque - l’Iran deviendra un " pays normal ", il veut simplement dire " quand l’Iran abjurera sa révolution ". Encore une fois, cela reflète un manque total de compréhension de " ce " qui fait précisément de l’Iran ce qu’il est.

Cet antagonisme américano-iranien explique aussi pourquoi l’Iran refuse de négocier le PAGC [L’accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou plan d’action conjoint (en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action ou JCPoA traduit en français par l’International Atomic Energy Agency comme Plan d’action global commun NdT] avec Trump. Le Guide suprême comprend que la nature de la crise relève d’ une profonde hostilité politique, plutôt que par la nécessité pour les parties de convenir d’un " patch " technique pour améliorer le PAGC (tel qu’une extension des " clauses de sortie").

Un "replâtrage" à court terme du PAGC ne résout pas grand-chose. Cela ne résoudrait nullement l’antagonisme. Au lieu de cela, l’Iran a l’intention de faire monter les enjeux pour Trump en lui donnant le choix : Risquez vos chances de ré-élections présidentielles pour 2020 en vous empêtrant dans une politique d’escalade belliciste avec l’Iran, ou alors abandonnez vos sanctions sur le pétrole et les banques. Les dirigeants iraniens prendront leurs propres contre-mesures pour contrer "l’effondrement du régime" dû à la strangulation économique. Trump pourrait bien se trouver obligé de choisir soit la voie militaire soit de battre en retraite.

La seconde crise est la crise intérieure israélienne. Voyons ce que Ben Caspit, commentateur politique israélien de premier plan, a écrit (en hébreu, pour Ma’ariv - 24 mai), vrai cri du cœur, avant la grande marche organisée par l’opposition à Netanyahou, juste avant les récentes élections israéliennes [Caspit est journaliste au Maariv (en hébreu מעריב, le Soir), c’ est le deuxième plus gros tirage des journaux payants en Israël et l’un des trois principaux quotidiens israéliens, avec Haaretz et Yediot Aharonot.NdT] :

"Il est impératif que vous veniez au Musée d’Art de Tel Aviv demain soir. Venez en voiture, venez à pied, prenez votre vélo, prenez votre scooter, venez à plusieurs, venez seul. Amenez vos amis, vos parents, vos enfants, votre femme, votre mari, votre soignant. Venez en courant, venir en marchant, venez grâce à votre déambulateur ou votre fauteuil roulant. Venez comme vous êtes : de gauche, de droite, du haut, du bas ou du centre. Ce qui compte, c’est que vous veniez. C’est ici que ça se passe, et ça se passe maintenant. Vous n’aurez pas d’excuses plus tard. Quand vous vous demanderez où vous étiez quand ça se passait, vous pourrez dire que vous y étiez. Vous êtes venu. Vous vous êtes porté volontaire pour sauver l’État d’Israël, celui que nous connaissions. Vous saurez que vous n’avez pas abandonné, que vous ne vous êtes pas plaint, que vous n’avez pas accepté le décret, que vous êtes venu combattre pour votre maison. Ce n’est pas un cliché. C’est une guerre pour notre foyer.

"Ce n’est pas la guerre des Bleus et Blancs, ni celle du Parti travailliste ou de la "gauche", ni celle du centre, ou des libéraux, ou des conservateurs... C’est la guerre de chaque Israélien qui croit à la liberté, à l’égalité, aux valeurs de la Déclaration d’indépendance et au caractère d’Israël tels que les pères fondateurs en avaient eu la vision. De tous ceux qui ne veulent pas accepter un gouvernement tyrannique, qui reconnaissent la pente glissante sur laquelle nous serons poussés lorsque la Knesset aura placé le gouvernement au-dessus de la loi et révoqué la possibilité pour les tribunaux de remplir leur fonction, celle qui est acceptée dans tous les pays démocratiques : celle de contrôler le gouvernement.[L’alliance Bleu et Blanc, du nom des couleurs du drapeau israélien, est une coalition électorale centriste israélienne, créée en février 2019 Ndt]

"C’est la guerre de tous ceux qui ne veulent pas que la Knesset devienne un lieu de refuge pour les criminels. C’est aussi la guerre (comme les sondages l’ont prouvé) de la droite, des sionistes religieux, des gens qui portent des kippas noires tricotées, des membres adhérents du Likoud et de ses électeurs."

Oui, la crise du libéralisme laïc à laquelle le président Poutine a fait référence dans son entretien avec le Financial Times ne se limite pas à l’Europe. C’est aussi le cas en Israël.

Laurent Guyénot a écrit un livre de référence, "Du Yahvisme au sionisme" [Du Yahvisme au sionisme. Dieu jaloux, peuple élu, terre promise : 2500 ans de manipulations NdT], qui retrace le chemin du Yahvisme biblique jusqu’au sionisme séculier (mais toujours "biblique"), tout particulièrement incarné par Ben Gourion [Le yahvisme est un néologisme utilisé pour nommer un courant hypothétique de la religion israélite antique, qui serait antérieur à l’Exil du peuple d’Israël à Babylone Ndt]. Mais ce qui effraie Caspit dans sa plaidoirie dans les colonnes du Ma’ariv, c’est sa peur qu’Israël puisse être de revenir maintenant d’un sionisme libéral ( celui des premiers piliers du kibboutzim) vers le Yahvisme.

Les États du Golfe en ont certainement l’intuition. Et l’Iran très certainement aussi. Il s’agit du deuxième volet tacite. Dans un article du Washington Post titrant "les envoyés de Trump se rendent à la table de négociations de paix avec le Moyen Orient armés d’un marteau ", le Post a mis en exergue une photo de l’envoyé américain David Friedman arborant, il y a quelques jours, un marteau de forgeron pour ouvrir un ancien passage vers "ce que certains archéologues et une organisation nationaliste juive de droite croient être une ancienne artère qui menait aux sites saints de Jérusalem (mais qui passe directement sous l’ancien quartier palestinien du Silwan). Friedman était accompagné du donateur de Trump, Sheldon Adelson, de Jason Greenblatt, Sara Netanyahu, l’épouse du Premier ministre et de l’ancien maire de Jérusalem, Nir Barkat.

David Friedman

Cela peut fonctionner avec les socles électoraux de Trump et de Nétanyahou, mais Trump et ses conseillers prennent-ils la mesure de ce qu’ils peuvent déchaîner, au travers des audaces dela droite religieuse en Israël (c’est-à-dire le Yahvisme avec toutes ses connotations bibliques de domination et même d’Empire) ? Est-ce que la Team Trump, demande Daniel Levy, comprend vraiment "à quel point les divers acteurs régionaux se servent d’eux de façon extrêmement préjudiciable aux intérêts américains."

Probablement pas - c’est pourquoi la situation est si tendue dans la région. La concrétisation d’un Israël biblique - que les évangélistes américains appellent clairement de leurs voeux -est de fait une provocation bien plus puissanre violente que "l’Accord du Siècle".

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