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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-144

La " Position Discutable " d’une juge concernant les armes nucléaires

Par Brian Terrell, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mardi 31 décembre 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

La " Position Discutable " d’une juge concernant les armes nucléaires

18 novembre 2019 Par Brian Terrell, Voix pour la non-violence créative

Brian Terrell, brian@vcnv.org, est coordinateur de Voices for Creative Nonviolence.

Brian Terrell revient sur le procès des 7 de Kings Bay Plowshares.

"La question de savoir si les armes nucléaires sont effectivement illégales en vertu du droit international ou national (une position discutable) n’est ni pertinente ni une question qu’il convient d’examiner dans cette affaire ", a statué Lisa Godbey Wood, juge à la cour du district sud de Géorgie, ce vendredi 18 octobre, tard dans la soirée.

Cette injonction de dernière minute, limitant les droits de la défense de sept militants antinucléaires lors d’un procès qui a débuté le lundi 21 au matin, a fait d’un bref procès une conclusion inéluctable. De plus, cela a rendu leurs condamnations pratiquement sûres, bien mieux que des preuves que pourrait éventuellement entendre un jury non encore constitué.

A partir de la droite, l’auteur et deux autres activistes de Voices for Creative Nonviolence, Kathy Kelly et Sarah Ball, devant le palais de justice de Brunswick. (Kings Bay Plowshares 7)

Le procès concernait sept catholiques qui, le 4 avril 2018, jour du 50e anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King, ont coupé une clôture et sont entrés dans la base sous-marine navale de Kings Bay en Géorgie, port d’attache de six sous-marins nucléaires Trident puis, dans un acte de désarmement symbolique, ont versé des bouteilles de leur propre sang sur des plaques militaires et ont martelé des sculptures de missiles nucléaires.

Lors d’une décision antérieure du 26 août, alors que les militants faisaient valoir que leurs actes étaient protégés en vertu de la Loi sur la restauration de la liberté religieuse (RFRA) [Loi fédérale de 1993 sur la restauration de la liberté religieuse qui "garantit la protection des intérêts en matière de liberté de religion NdT", le juge Wood a reconnu que " les actes des défendeurs à Kings Bay étaient l’expression de leurs convictions religieuses sincères stipulant qu’ils devaient agir contre la présence d’armes nucléaires à Kings Bay " et que leurs actions étaient " des " actes religieux " au sens de la RFRA ".

Les lois citées ont résulté en des " pressions importantes " sur les prévenus afin qu’ils ne pratiquent pas leur religion comme ils l’ont fait à Kings Bay ", a poursuivi la juge Wood. Elle a également reconnu que les lois en question leur imposaient un lourd fardeau. La juge Wood a néanmoins décidé que l’ "intérêt impérieux" du gouvernement était d’avoir des armes nucléaires et que cela primait sur toute autre considération.

Restriction des thèses des accusés

Lors du procès, les militants ont été autorisés à expliquer au jury "leurs croyances subjectives sur la religion mais aussi le caractère immoral et illégal des armes nucléaires", mais, a-t-elle mis en garde, trop de "témoignages et de discussions sur ces sujets risquent de créer un préjudice injuste, de semer la confusion, d’induire le jury en erreur, de retarder indûment, de faire perdre du temps ou de présenter inutilement des preuves accablantes".

En fait, les accusés ont été autorisés à présenter des preuves de leurs convictions religieuses sur le caractère illégal des armes nucléaires, mais sans pour autant pouvoir expliquer les faits qui sous-tendent ces convictions.

La juge Wood a décrété que l’un des témoins experts pourrait embrouiller et induire le jury en erreur, il s’agissait du professeur Francis Boyle de l’Université de l’Illinois. Il avait soumis une déclaration juridique détaillée pour la défense des militants, notant que les traités américains, y compris tant les Conventions de Genève interdisant les armes de destruction massive que la condamnation des armes nucléaires par la Cour internationale de Justice, entre autres, font partie du droit international auquel le gouvernement des États-Unis et ses citoyens sont tenus de se conformer.

La professeure Jeannine Hill Fletcher, théologienne de l’Université Fordham, a également été disqualifiée comme témoin. Elle n’a pas été autorisée à déclarer que les actes des activistes étaient fondées sur des croyances religieuses sincères dans le contexte de leur foi catholique.

Le jury n’a pu prendre connaissance que des croyances subjectives des accusés concernant les enseignements de leur église au sujet de la guerre et les armes nucléaires, mais il n’a pas été considéré pertinent de préciser la teneur de ces enseignements ou de vérifier si les croyances subjectives des accusés étaient bien éclairées.

Lors du procès, les jurés ignoraient tout de l’ordonnance de la juge Wood, mais ils ont été très clairement troublés par l’incidence qu’elle avait sur les témoignages qu’ils ont entendus, comme en témoignent les notes qu’ils ont transmises au juge pour clarification. "Est-il vrai qu’il y a des missiles nucléaires à Kings Bay ?" a voulu savoir un juré, une question restée sans réponse considérée comme non pertinente.

Questions sans réponse

Le fait que les prévenus aient laissé cette question ainsi que d’autres questions tout aussi décisives en suspens et sans réponse aurait facilement pu donner au jury l’impression qu’ils ne savaient tout simplement pas de quoi ils parlaient, qu’ils n’agissaient pas sur la base de faits connus concernant Kings Bay et le danger des armes nucléaires mais sur la base de rumeurs, conjectures ou propagande d’ennemis de la nation, voire que c’étaient là des délires paranoïdes.

L’accusé Carmen Trotta a ainsi pu dire au jury : "Un quart de l’arsenal nucléaire américain l’arme la plus sophistiquée de notre planète, est déployé à partir de Kings Bay. Si elles sont utilisées, elles détruiront toute vie sur terre. Elles ne peuvent en aucun cas être légales ", mais il ne lui a pas été permis de dire pourquoi il croyait que c’était vrai.

L’USS Pittsburgh entrant dans la base sous-marine navale de Kings Bay lors d’une visite de routine en 2011. (U.S. Navy/James Kimber)

Martha Hennessy a pu parler de l’enseignement social catholique qu’elle a appris de sa grand-mère, Dorothy Day, et de sa conviction que "Nous, notre pays, beaucoup de pays, remplaçons Dieu par ces armes. Nous ne mettons pas notre foi en Dieu. Nous devons étudier les enseignements chrétiens ; mettre notre confiance en ces armes est de l’idolâtrie", mais on n’a pas fourni au jury le contexte qui lui aurait permis de discerner si sa croyance, aussi "sincère fût-elle", trouvait son origine dans les enseignements officiels et réguliers de son Église, ou de sa propre conviction personnelle, peut-être mal inspirée.

Les procureurs du gouvernement ont profité de l’ordonnance de bâillonnement qui a muselé le témoignage des inculpés. Parfois, ils semblaient pousser ces derniers jusqu’à la limite de ce qui leur était permis, dans le seul but d’avoir quelque chose à objecter.

Un procureur a harcelé Clare Grady dans une tentative de la faire paraître arrogante, suggérant qu’elle s’était placée au-dessus de la loi, revendiquant le droit d’éteindre les feux rouges si elle le voulait, s’arrogeant " le pouvoir d’annuler la volonté des 320 000 000 de personnes ayant élu des représentants au Congrès afin qu’ils légifèrent".

"Vous pensez que votre opinion personnelle est la loi suprême de ce pays !" l’a-t-il interpellée. Alors que le procureur parlait librement de la loi suprême du pays, Clare et les autres témoins de la défense en étaient empêchés.

S’il avait été autorisé à témoigner, Boyle aurait pu expliquer au jury que l’expression "loi suprême du pays" n’est pas une notion abstraite ou malléable et que la loi suprême du pays à laquelle Clare obéissait n’était pas son caprice personnel du moment, mais quelque chose de clairement défini à l’article VI de la Constitution américaine : "tous les traités conclus ou qui seront conclus sous l’autorité des États-Unis constitueront la loi suprême du pays ; et les juges de chaque État seront liés par celle-ci, nonobstant toute disposition contraire de la Constitution ou des lois d’un État."

Condamnations expéditives

Le jury a condamné chacun des sept accusés pour quatre chefs d’accusation en moins de 90 minutes.. Ils risquent jusqu’à 25 ans de prison.

La décision de la juge Wood concernant les témoignages non pertinents est suffisamment inquiétante, mais son jugement entre parenthèses selon lequel l’illégalité des armes nucléaires est "non démontrée " montre un parti pris irrationnel et dangereux qui, en soi, aurait dû la disqualifier, tout au moins dans ce procès.

Qu’il soit illégal de fabriquer, entretenir et menacer d’utiliser des armes nucléaires est établi de façon ferme et dans équivoque comme étant la "Loi suprême du Pays ; et les Juges de chaque État sont liés par celle-ci, nonobstant toute disposition contraire de la Constitution ou des lois de tout État".

Trois mois avant de me trouver dans la salle d’audience de Brunswick, en Géorgie, où ce déni de justice s’est produit, j’étais en Europe, campant devant (et y faisant parfois une visite non autorisée) une base aérienne allemande à Buechel. Un escadron de l’armée de l’air américaine y gère la maintenance de 20 bombes nucléaires B61, prêtes à être chargées sur des chasseurs bombardiers allemands, sur ordre des gouvernements américain et allemand.

Tant les États-Unis que l’Allemagne sont signataires du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (NPT), qui interdit aux États-Unis de partager des armes nucléaires avec un pays quelconque et qui engage l’Allemagne : " .... à ne pas être destinataire, de quelque cessionnaire que ce soit, de transfert d’armes nucléaires ou d’autres dispositifs explosifs nucléaires ou d’en avoir le contrôle directement ou indirectement... ou d’acquérir autrement des armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires...".

Les États-Unis soutiennent que les interdictions signées dans le NPT et les autres traités et accords de désarmement ne sont valides qu’en temps de paix. La logique est que, s’il y a une guerre nucléaire, le NPT n’aura à ce moment là pas réussi à sécuriser la paix et sera donc nul et non avenu. Entre-temps, les armes nucléaires stockées à Buechel et dans les bases de cinq autres pays de l’OTAN sont la propriété des États-Unis.

Cela semble absurde à première vue. Considérer que les accords de désarmement ne sont en vigueur qu’en temps de paix, c’est comme être végétarien entre les repas. D’autre part, il est vrai que si (quand ?) l’ordre est donné de charger ces bombes nucléaires américaines sur des avions allemands pour être larguées sur des cibles prédéterminées, à ce moment-là toute notion de droit, d’accords et de coopération entre nations, de bienveillance humaine et de simple décence, est nulle et non avenue. Personne ne sera protégé et personne ne sera tenu pour responsable du chaos et de la destruction qui s’ensuivront. Il n’y aura pas de procès de Nuremberg après la Troisième Guerre mondiale.

Dans son témoignage devant un tribunal de Géorgie, Clare Grady a expliqué que " nous avons utilisé le mot " omnicide " en décrivant une banderole qu’elle avait aidé à accrocher à Kings Bay ". L’omnicide, explique-t-elle, est "un mot qui n’existait pas avant l’ère nucléaire - la mort de tout être vivant. On a mis une bande de scène du crime parce que le Trident [ missile nucléaire NdT]est le plus grand crime que nous connaissions."

Le général Roger Brady, à gauche, observe la procédure de désarmement d’une bombe nucléaire B61 sur une ogive "factice" dans un bunker souterrain de la base aérienne Volkel. (U.S. Air Force, Wikimedia Commons)

Le doute de la juge Wood quant à l’illégalité des armes nucléaires, sa conviction que les armes de destruction de tous les êtres vivants sont légales et doivent être protégées, montre, au mieux, une ignorance coupable de la loi, voire un mépris total de celle-ci.

Si, par contre, elle a raison et que le meurtre de toute vie est légal et que les actions visant à éviter l’"omnicide" [ mot non traduit en français NdT] sont criminelles, alors, l’institution judiciaire a-t-elle encore quelque utilité que ce soit ? Si la juge Wood a raison et si s’opposer à la destruction de la création tout entière et à l’assassinat de tous est la croyance non pertinente et subjective de certains chrétiens, et non une obligation constitutive et essentielle de notre foi, alors à quoi sert le Christianisme ?

Ce sont là quelques-unes des interrogations cruciales, mais, espérons-le, non les dernières, que Lisa Godbey Wood a soulevées pour nous dans la salle d’audience à Brunswick. Je prie pour qu’elle, mais aussi chacun de nous, s’y penche avec le zèle et le courage dont les 7 Plowshares de Kings Bay ont fait preuve le 4 avril 2018.

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