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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-04

La colère fait se lever les enfants des "enfants de l’abondance"

par Alastair Crooke, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 20 janvier 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

La colère fait se lever les enfants des "enfants de l’abondance"

Alastair Crooke le 2 décembre 2019

Manifestation de jeunes © Photo : Wikimedia

" Il y a quelque chose qui se passe ici. Mais quoi ? Et pourquoi maintenant ?" Au cours des 12 dernières semaines, les manifestations se sont propagées sur les cinq continents - du Chili à Paris, en passant par le Liban, l’Irak et l’Iran.

Elles sont géographiquement si disparates, et en apparence tellement hétérogènes, qu’elles semblent défier toute tentative de les considérer comme un phénomène homogène.

Mais est-il vrai qu’il n’y a pas de dénominateur commun ? N’est-ce pas un peu trop commode pour les élites ? (c’est-à-dire qu’il ne serait pas nécessaire de s’y attarder ou de penser à changer de cap).

Les médias grand public les qualifient souvent de " pro-démocratie ", mais cela ne semble pas " correspondre ". Il s’agit simplement de " messages ". Car si on peut être sûr d’une chose, c’est que l’expérience des manifestants en matière de démocratie est de toute évidence à l’origine d’un de leurs principaux mécontentements : La démocratie - telle qu’elle est vécue - est trop souvent devenue l’outil institutionnel pour étouffer la colère qui couve. C’est assez évident au Moyen-Orient, où un iconoclasme sans détour est l’un des fils conducteurs des " révolutions ".

L’autre explication répandue est qu’il s’agit simplement de révoltes " de porte-monnaie " : "Au Chili, la colère suscitée par l’augmentation de 3 % des tarifs du métro a fait apparaître une population qui n’est pas seulement irritée par les "problèmes de portefeuille" - la hausse des tarifs a fait grimper les coûts de transport jusqu’à 21 % du salaire mensuel d’un travailleur gagnant le salaire minimum - mais qui est si épuisée par l’austérité, si écrasée par les bas salaires, le long temps de travail et l’endettement, si exaspérée par la cupidité et l’aveuglement des quelques riches qui dirigent le pays qu’ils sont prêts à tout brûler ou presque", observe The Nation.

Ces observations sont généralement accueillies par la riposte habituelle selon laquelle la mondialisation et le libre-échange ont " fait flotter tous les bateaux " : "Nous savons que la mondialisation - et l’intégration renforcée au cours de la dernière génération, [dit Christine Lagarde] - a apporté de nombreux avantages économiques à beaucoup de gens."

"Mécontentements de porte-monnaie" - rien de nouveau ici ? Il y a quinze ans, Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, a écrit un livre intitulé La Grande Désillusion [Globalism and its Discontents], dans lequel il évoquait l’opposition croissante aux réformes de la mondialisation dans le monde en développement : "Tout cela avait semblé tellement mystérieux : On avait dit aux habitants des pays en développement que la mondialisation allait accroître le bien-être général. Alors pourquoi tant de gens lui étaient-ils si hostiles ? Comment quelque chose que nos dirigeants politiques - et beaucoup d’économistes - avaient affirmé pouvoir améliorer le sort de tous pouvait-il être aussi vilipendé ? Les économistes néolibéraux qui ont défendu ces politiques ont parfois répondu que les gens sont mieux lotis. Ils ne le savent tout simplement pas. Leur mécontentement est du ressort des psychiatres, pas des économistes."

Répondant à sa propre interrogation sur les causes de la répulsion, Stiglitz déclare : "Mais les données sur le revenu suggèrent que ce sont [plutôt] les néolibéraux qui pourraient avoir intérêt à suivre une thérapie. De larges segments de la population dans les pays avancés [ainsi que dans le monde en développement] ne se portent pas bien ".

Ahhh ... soupire The Economist : "Les pratiques qui sous-tendent la prospérité ne sont pas des plus populaires". (Mais il nous faut pourtant persister).

Le décalage entre la perception de l’élite et l’expérience de ce que vit la population est tout aussi vaste que fondamental : Tous les pays qui ont récemment connu des révoltes populaires sont depuis des décennies gouvernés par un seul modèle économique : le néo-libéralisme.

C’est ça, alors ? Est-ce que tout cela concerne les inégalités de la redistribution des richesses, ou y a-t-il plus derrière cette explosion de protestations ?

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale aussi, il y a eu des jeunes hommes et des jeunes femmes en colère : emplis d’un désespoir furieux devant un monde morne et vide, au sein duquel ils se sentaient étrangers. Un monde auquel ils ne voyaient plus aucun sens, un monde dans lequel aucune valeur ne valait la peine d’être soutenue, " ni pour laquelle il aurait fallu se battre ".

Et leur réponse n’a pas été une quelconque volonté héroïque nietzschéenne de prendre une pose existentialiste, mais plutôt une volonté de s’enfoncer dans un pur narcissisme empli de complaisance : cette " génération Woodstock " de la fin des années 60 s’est jetée dans la musique, la nudité, le sexe, la drogue et la religion orientale du " nouveau monde " - dans un abandon délibéré et obstiné.

Ils ont tourné le dos aux "austérités" de l’existentialisme et du nihilisme. Ils n’ont pas cherché à faire face avec stoïcisme à une absence de sens, mais plutôt à rechercher l’authenticité - quelque chose, n’importe quoi, qui donnerait un sens à la vie.

Il ne s’agissait pas simplement d’un changement dans le continuum de la " modernité " qui était en train de se dessiner. C’était un " virage " : une rupture totale avec le passé. Des valeurs qui n’étaient auparavant remises en question que par une minorité ont, en un clin d’œil, perdu toute pertinence dans le cadre de la vie quotidienne. L’expérience humaine passée a été complètement tournée en dérision. On a cru que le vécu des générations précédentes, de toute personne de plus de 30 ans, n’avait rien - rien du tout - à dire, et rien à apporter à cette jeune génération. Cette génération s’est convaincue que c’était un nouveau redémarrage de la vie.

Au sein de cette génération " Woodstock ", un sauvage désir de découverte semble avoir surgi : un désir de vivre une expérience authentique, qu’il s’agisse d’émotions intenses, de visions extatiques, de sexe passionné, de douleur ou de plaisir.

Vraiment tout ce qui pourrait apaiser la rage contre cette " vie totalement sans tonus, plate, normale, stérilisée : cet optimisme complaisant et pompeux du consommateur " (types de sentiment que Hermann Hesse a mis dans la bouche d’un de ses personnages dans Steppenwolf).

Génération Woodstock

Eh bien, nous voici face à une nouvelle génération. C’est la génération Y [Millenials] - et elle exprime sa colère partout dans le monde par des moyens divers. (La génération Woodstock - les Enfants de l’abondance - lorsqu’elle a atteint l’âge adulte allait généralement à Wall Street, et devenait plus riche et plus complaisante).

Les grandes manifestations d’aujourd’hui sont, comme celles des années 60, remarquablement silencieuses sur le plan de la politique du détail. Elles ne sont ni de gauche, ni de droite, ni orientées vers la dictature, ni totalement issue de la base ou populistes - mais elles se rejoignent pour s’opposer profondément à un système (souvent imposé de l’extérieur), conçu précisément pour neutraliser la politique réelle, dans l’intérêt de la sauvegarde de la gouvernance mondiale hyper-financiarisée.

Il y a certainement un avertissement inhérent à la nature anti-système, iconoclaste, de ces protestations généralisées. C’est que cette génération établit un lien direct entre le modèle économique néo-libéral mondial avec leurs propres élites et système qui sont méprisés, en tant que simples serviteurs passifs de ce modèle.

Ces Millennials et ces protestataires ne se sont pas immergés dans la recherche de l’expérience, pour ainsi dire, dans la chair, autant que l’a fait la génération de Woodstock, mais ils ont plongé dans un avenir sombre (et probablement solitaire) - d’emplois rares, de salaires médiocres, et dans une existence terne, banale, de la servitude aux crédits, dans une ère d’austérité post-2008.

Est-il dès lors surprenant que jouer sur ordinateur soit devenu une réalité de substitution pour de nombreux jeunes occidentaux, pour remplacer le narcissisme de Woodstock ? Au lieu de courir après une vie vide, terne et solitaire, les Millennials peuvent devenir des stars du football, des guerriers, ou mener des vies héroïques, dans une autre " réalité ". Une réalité qui, sans doute, n’est ni plus ni moins " réelle " ?

Voilà où je veux en venir. Sommes-nous simplement témoins d’une révolte mondiale de type " porte-monnaie ", ou sommes nous face à quelque chose de plus profond : Une fracture - une fracture ontologique - dans laquelle la " vie ", réduite à un simple servage, dans une modernité néolibérale consumériste, aseptisée et sans tonus, est vécue comme quelque chose de cisaillé des profondeurs intérieures vers la conscience humaine : Cette dernière étant maintenant asphyxiée par le purement littéral et le matériel.

Elle représente la conviction, comme l’a dit Shakespeare, qu’il existe des frontières morales invisibles certes, mais tout aussi réelles, des modèles et des aspects naturels, inhérents à notre être, et dont nous ne pouvons pas nous éloigner - de crainte que la conséquence en soit un effondrement " du ciel et de la terre " sur nous (comme une tragédie inévitable, ou une folie).

En bref, en sommes-nous à un tel point d’inflexion ? Les mouvements de contestation mondiaux sont-ils donc le signe avant-coureur d’une discontinuité majeure dans la culture et les valeurs ? Ces événements laissent-ils présager une " modernité " néolibérale qui est un échec précisément parce qu’elle empêche les hommes et les femmes de suivre ces " aspects innés latents de leur être " et de les exprimer dignement dans la conduite de leur vie sur le plan matériel ? Si c’est le cas, une répartition plus équitable des richesses ne sera pas un remède suffisant.

S’il en est ainsi, nous pourrions tenir compte des conseils que Stephen Hadley a donnés à Aspen à la mi-2016 : C’est Hadley qui, après avoir été conseiller à la sécurité nationale pendant le second mandat de Bush, a rompu avec le consensus d’Aspen pour prévenir clairement que les experts en politique étrangère devraient faire attention à la colère croissante du peuple, que "la mondialisation était une erreur", et que "les élites ont conduit vers le danger un pays en état de somnambulisme".

"Cette élection [présidentielle américaine de 2016] n’est pas seulement une histoire de Donald Trump", a fait valoir M. Hadley : "Il s’agit des mécontentements que suscite notre démocratie, et de la façon dont nous allons y faire face ... quiconque est élu, devra faire face à ces mécontentements. A défaut, la colère contre le système pourrait la prochaine fois se jouer dans les rues...".

Sous la forme d’une révolution.

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