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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-15

Le"dust bowl de l’Occident" est désormais "verrouillé", alors même que le monde risque une crise alimentaire imminente.

Par Dr Nafeez Ahmed, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 28 février 2020, par JMT

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Le"dust bowl de l’Occident" est désormais "verrouillé", alors même que le monde risque une crise alimentaire imminente.

le 30 décembre 2019 par Dr Nafeez Ahmed

Dr Nafeez Ahmed

Le Dr Nafeez Ahmed est journaliste d’investigation primé à de nombreuses reprises. Stratège du changement et théoricien des systèmes, il est rédacteur en chef de la plateforme de journalisme d’investigation à financement participatif, INSURGE intelligence, et chroniqueur sur le "changement de système" sur VICE où il écrit sur la "transformation du système mondial".

Ancien blogueur du Guardian sur l’environnement, où il a couvert la géopolitique des crises environnementales, énergétiques et économiques interconnectées, il a été chercheur invité au Global Sustainability Institute de l’université Anglia Ruskin, qui a soutenu ses recherches pour produire son dernier livre, "Failing States, Collapsing Systems : BioPhysical Triggers of Political Violence" (Springer, 2017).

Il est chercheur à l’Institut Schumacher et membre de la Royal Society of Arts. Il a remporté le prix de l’essai Routledge-GCPS 2010 et le prix 2015 Project Censored Award for Outstanding Investigative Journalism, et a été classé à deux reprises parmi les 1 000 Londoniens considérés comme les plus influents par l’Evening Standard.

[Le Dust Bowl est une région à cheval sur l’Oklahoma, le Kansas et le Texas, touchée dans les années 1930 par la sécheresse et une série de tempêtes de poussière provoquant une catastrophe écologique et agricole, NdT]

Les émissions antérieures liées au climat impliquent que les États-Unis et l’Europe connaîtront une sécheresse dévastatrice dans 80 ans, et une crise alimentaire mondiale pourrait être déclenchée dans les années 2020 - pourtant, il n’est pas trop tard pour renforcer la résilience et éviter le pire.

Une recherche financée par l’agence de notation mondiale Moody’s arrive à la conclusion que d’ici la fin du siècle, certaines parties des États-Unis et de l’Europe devraient connaître une forte réduction des pluies, équivalente au "dust bowl" américain des années 1930, qui a dévasté l’agriculture du Midwest pendant une décennie. Ces phénomènes sont désormais "verrouillés" par les émissions de carbone déjà accumulées dans l’atmosphère.

Mais ce n’est pas tout. Une série de nouvelles recherches scientifiques publiées courant 2019 a mis en lumière les risques à plus court terme d’une crise alimentaire mondiale dans les décennies à venir, comme la défaillance de plusieurs greniers à blé - due non seulement au changement climatique, mais aussi à une combinaison de facteurs tels que notamment la croissance démographique, la dégradation des sols par l’industrie, l’augmentation des coûts énergétiques, l’épuisement des nappes phréatiques

En juillet 2017, une "sécheresse brutale" dans le nord des Grandes Plaines a déclenché des incendies de forêt dans une zone de la taille de la ville de New York (Source : Nate Hegyi/KUER)

Considéré dans le contexte d’un certain nombre de modèles de changement climatique produits au cours de la dernière décennie, le risque accru de sécheresse dans les années 2020 signifie qu’une crise alimentaire mondiale pourrait être imminente. Plus de 1 700 modèles climatiques publiés et analysés par l’Université de Leeds soulignent le risque d’une crise alimentaire mondiale après 2030 ; et 12 modèles indiquent que ce risque existera et se propagera dans les trois ans seulement.

Aucune de ces recherches ne montre que les impacts destructeurs sur les sociétés humaines sont inévitables. Grâce à la prévention, la planification, la réduction des risques, l’adaptation et la coopération, il nous est possible non seulement de mettre en place la résilience aux crises à venir en réduisant les perturbations et en protégeant les personnes vulnérables, mais aussi d’ouvrir la voie à un système alimentaire soutenable qui puisse fonctionner comme une solution à la catastrophe climatique.

Les conséquences "verrouillées" du changement climatique vont certainement avoir des conséquences "sérieuses" sur les sociétés au cours des prochaines décennies, selon une nouvelle recherche financée par l’une des plus grandes agences financières du monde. Parmi ces impacts, la dégradation des réserves mondiales d’eau douce, en particulier, menace de déstabiliser le système alimentaire mondial. Les émissions historiques de carbone semblent avoir rendu la situation inexorable, d’ici la fin de ce siècle, certains des plus importants producteurs agricoles du monde rencontreront des phénomènes similaires à ceux du "dust bowl", la pire catastrophe écologique de l’histoire américaine provoquée par l’homme.

Le nouveau rapport émane de Four Twenty Seven, société de surveillance des risques climatiques, affiliée à l’une des trois plus grandes agences de notation du monde, Moody’s. Il se penche sur les risques sociétaux liés à l’impact des émissions passées de dioxyde de carbone, impliquant que certains niveaux de réchauffement climatique sont désormais inévitables. Le rapport est destiné à informer les investisseurs financiers des impacts inévitables dus aux émissions de carbone antérieures, ainsi que des dangers probables liés à la poursuite des émissions.

"Nous sommes déjà prisonniers d’impacts considérables parce que les émissions passées continueront à contribuer au réchauffement, indépendamment des réductions d’émissions réalisées aujourd’hui", conclut le rapport, publié en novembre 2019 mais non encore paru. "Par analogie, l’effet d’une réduction significative des émissions de GES [gaz à effet de serre] est comparable à celui d’un freinage sur un camion lancé à pleine vitesse".

La prochaine crise alimentaire

Parmi les impacts concrets reconnus, le plus alarmant concerne l’augmentation de la pénurie d’eau dans des régions du sud de l’Europe, de la Méditerranée, du sud-ouest des États-Unis et du sud de l’Afrique. D’ici la fin du siècle, ces régions devraient connaître "une réduction de 10 à 20 % des précipitations en saison sèche, soit une réduction équivalente à celle des deux décennies qui ont marqué le "dust bowl" américain".

Nik Steinberg, directeur du département statistique de Four Twenty Seven et auteur du nouveau rapport de cette société sur les risques climatiques, m’a dit que ces conditions sont désormais inexorables. Elles se produiront comme "un effet du réchauffement engagé" qui est "effectivement verrouillé et devrait se produire d’ici 2100, indépendamment de tout résultat en matière de réduction des émissions avant cette date".

Sol poussiéreux (Source : USDA Soil Conservation Service)

Cet accroissement du risque de stress hydrique a "des conséquences alarmantes pour la sécurité alimentaire, la pénurie d’eau et le risque en matière d’incendies", ajoute-t-il dans son rapport intitulé "Demystifying Climate Scenario Analysis for Financial Stakeholders" [Démystifier l’analyse des scénarios climatiques pour les acteurs financiers NdT]. Ces conséquences font partie de celles, nombreuses, qui sont désormais "verrouillées" et sont les effets directs des émissions de carbone déjà présentes dans l’atmosphère.

Le "dust bowl" américain a connu une période de fortes tempêtes de poussière et de canicules qui ont produit la pire sécheresse en Amérique du Nord depuis un millier d’années, détruisant les récoltes du Midwest. De 1933 à 1939, les rendements de blé ont connu des diminutions de rendement avec un pourcentages à deux chiffres, engendrant de lourdes conséquences économiques et sociétales, érodant la valeur des terres dans tous les États des Grandes Plaines et entraînant le déplacement de millions de personnes.

Une étude antérieure publiée dans Nature a révélé qu’une sécheresse de l’ampleur de celle qui a sévi dans le "dust bowl" américain aurait aujourd’hui des effets tout aussi destructeurs sur l’agriculture américaine en dépit des progrès technologiques modernes.

Le rapport Four Twenty Seven indique que même si nous arrêtions immédiatement toutes les émissions aujourd’hui, le scénario du "dust bowl" est désormais inévitable pour certaines régions de l’Ouest d’ici la fin de ce siècle. Pour éviter ce scénario, il faudrait non seulement mettre fin dès maintenant à la pollution mondiale par les combustibles fossiles, mais aussi absorber le carbone que nous avons déjà émis dans les océans et l’atmosphère et le stocker en toute sécurité.

Selon le rapport, d’ici là, dans les prochaines décennies, les régions d’altitude du nord du Canada, de la Russie, de l’Himalaya, des Andes et des Alpes connaîtront des températures jusqu’à 25 % plus élevées. Le rapport Four Twenty Seven estime que les vagues de chaleur brutales et extrêmes observées aux États-Unis, au Japon et en Europe en 2019 sont également un avant-goût de ce qui nous attend, et met en garde contre "des événements beaucoup plus graves" d’ici le milieu du siècle, également provoqués par les émissions passées.

Des risques à court terme ?

Le rapport Four Twenty Seven fonde une partie de son analyse du stress hydrique sur les données d’un nouvel outil publié en novembre, Aqueduct Food, créé par le World Resources Institute (WRI). Les données de ce nouvel outil - qui a été financé par Cargill, le plus grand producteur alimentaire mondial en termes de revenus - révèlent que d’ici 2040, jusqu’à 40 % de toutes les cultures irriguées seront confrontées à un stress hydrique aigu.Cela pourrait avoir un impact sur un certain nombre de cultures essentielles. Sara Walker, qui dirige le programme mondial de qualité de l’eau du WRI, m’a précisé que le riz, le blé et le maïs seront fortement touchés.

Capture d’écran de l’outil Aqueduct Food

Quelques 70 % de la production de riz et un tiers du blé se font par irrigation. "D’ici 2040, nous prévoyons que 72 % de la production de blé sera soumise à un stress hydrique extrêmement élevé", a déclaré Walker. En Chine, environ les trois quarts de la production de maïs nécessitent une irrigation, et d’ici 2040, jusqu’à 80 % du maïs irrigué devrait être confronté à un "stress hydrique extrêmement élevé".

Cela pourrait alors avoir un impact considérable sur la disponibilité alimentaire dans le monde entier, car on estime que 90 % de la population mondiale vit dans des pays qui importent plus des quatre cinquièmes de leurs denrées alimentaires de base en provenance de régions qui irriguent les cultures en épuisant les nappes phréatiques.

Irrigation par rampe tournante

Par conséquent, bien avant qu’ils n’atteignent le stade "dust bowl" d’ici la fin du siècle, dans deux ou trois décennies à peine, les greniers à blé du Mexique, de l’Afrique du Sud et de l’Europe du Sud seront parmi les principales régions agricoles "qui auront du mal à produire des denrées alimentaires en raison de pénuries d’eau plus fréquentes", selon Nik Steinberg. Comme pour les prévisions de réduction des précipitations à long terme, ces conséquences à plus court terme sont également "définitivement figées", a-t-il déclaré.

Quelque 80 % de la population mondiale est déjà gravement menacée par la pénurie d’eau, m’a dit Steinberg. Le changement climatique va aggraver la situation en diminuant la disponibilité de sources d’eau fiables, ce qui entraînera des modifications de la teneur en vapeur d’eau de l’atmosphère, des régimes de précipitations, une intensification des phénomènes météorologiques extrêmes, une réduction de la couverture neigeuse et une modification de l’humidité des sols.

L’un des aspects les plus inquiétants de ces impacts pourrait concerner les ressources des nappes phréatiques, principale ressource de l’agriculture pour de nombreux greniers à blé comme en Asie du Sud. Steinberg a expliqué qu’il n’y a actuellement rien en place pour "s’assurer que les agriculteurs ne pompent pas complètement les aquifères".

Citant une estimation du GIEC selon laquelle toute les personnes vivant en Afrique devraient migrer en raison de la pénurie d’eau, Steinberg a brossé un sombre tableau : "Les implications vont bien au-delà de la sécurité alimentaire... Les agriculteurs devenus réfugiés climatiques devront quitter leur pays, trouver un nouveau travail et subvenir aux besoins des familles et des foyers qui se retrouveront soudainement déracinés et avec peu de moyens pour repartir à zéro."

Ces risques pourraient se manifester de différentes manières, parfois en déclenchant des conflits ou des désordres sociaux.

Selon Steinberg, les systèmes alimentaires mondiaux pourraient connaître des pénuries et des hausses de prix en conséquence directe du changement climatique. Ces phénomènes pourraient "d’abord affecter les agriculteurs et ensuite provoquer un niveau de chômage et d’insécurité tel que celui observé récemment en Somalie et en Syrie".

Les récoltes déficitaires dans certaines régions obligeront également la production à se déplacer vers d’autres régions du monde. Cela affectera les pays fortement dépendants des revenus provenant de l’exportation de ces cultures, ce qui entraînera une baisse du PIB.

"Franchement, entre toutes les menaces que le changement climatique fait peser sur l’humanité, c’est celle qui m’empêche de dormir la nuit", m’a confié Steinberg.

Pic de prélèvement dans les nappes phréatiques dans 30 ans ?

Un certain nombre d’études scientifiques récentes ont tenté de modéliser les pressions croissantes sur le système alimentaire mondial au cours des prochaines décennies.

Un des modèles dont les résultats ont été publiés en avril 2019 dans la revue Science of the Total Environment a examiné en détail une des questions clés étudiées dans le rapport Four Twenty Seven - les implications de l’épuisement des nappes phréatiques quant aux cultures irriguées : "Bon nombre des principaux aquifères mondiaux d’eau douce sont exploités de manière non soutenable et certains devraient approcher des limites de prélèvement à risque pour l’environnement au cours du XXIe siècle. Étant donné que l’épuisement des aquifères a tendance à se produire dans d’importantes régions productrices de cultures, la perspective de leur assèchement constitue une menace importante pour la sécurité alimentaire mondiale".

La recherche, financée par le Bureau des sciences du ministère américain de l’énergie, a conclu que plusieurs régions considérées comme greniers à blé connaîtraient probablement des défaillances majeures de leurs productions d’ici 2100, en raison uniquement de la diminution de la disponibilité des nappes phréatiques. Mais les sources d’eau souterraine ne s’épuiseraient pas nécessairement complètement, car les prélèvements deviennent plus coûteux avec le temps.

La conclusion la plus surprenante de l’étude est que les prélèvements d’eau souterraine à l’échelle mondiale devraient atteindre un pic entre 2050 et 2060, puis entrer dans une phase de déclin.

"Les impacts les plus importants en valeur absolue sur la production agricole sont ressentis dans le nord-ouest du Mexique, l’ouest des États-Unis (Californie et bassins du Missouri), le Moyen-Orient, l’Asie centrale, l’Asie du Sud (en particulier le bassin de l’Indus et le nord-ouest de l’Inde) et le nord de la Chine (bassin du fleuve Jaune)", prévoit l’étude dirigée par le professeur Sean Turner du Pacific Northwest National Laboratory, selon le scénario réaliste du modèle prenant en compte des approvisionnements limités en eau .

Dans certaines de ces régions, l’agriculture s’effondrerait tout simplement : "... la péninsule arabique (où les eaux souterraines coûtent de plus en plus cher) et la Californie (où les nappes phréatiques atteignent leur limite écologique) connaissent respectivement une perte presque totale de terres produisant du riz et autres cultures diverses."

Dans d’autres régions, l’effondrement de l’agriculture par irrigation entraînerait une expansion des terres de cultures non irriguées et donc dépendant des pluies. En conséquence, le système agricole mondial serait contraint de se transformer, les cultures se déplaçant vers de nouvelles régions où elles peuvent être maintenues. "Le riz quitte le Pakistan et l’Inde pour la Chine et l’Asie du Sud-Est", écrivent les auteurs de l’étude. "Le blé quitte le Pakistan et la Chine pour s’installer dans presque toutes les autres régions.

Graphique illustrant les prélèvements d’eau dans le monde au cours de ce siècle (Source : Turner, Science of the Total Environment, 2019)

Ces régions qui perdront leur production à cause des effets du climat "subiront probablement des pertes économiques considérables". En attendant, les effets des gains de production obtenus ailleurs seront si "étalés" qu’aucune région ne bénéficiera à elle seule d’un avantage économique significatif.

Selon l’auteur principal de l’étude, le professeur Turner, le modèle n’a pas pris en compte le changement climatique et la manière dont il pourrait affecter d’autres phénomènes de stress hydrique, notamment la sécheresse extrême. Les principaux facteurs d’épuisement des eaux souterraines étudiés sont "la croissance démographique, qui fait augmenter la demande alimentaire mondiale et donc la demande en eau d’irrigation", m’a dit Turner. Ces facteurs déterminent la demande en eau dans d’autres secteurs tels que la production d’électricité et l’extraction des ressources.

Les simulations montrent que la population mondiale augmente vers la fin du siècle pour commencer à se stabiliser ; les rendements des cultures et l’utilisation de l’eau pour celles-ci devraient augmenter progressivement dans l’ensemble, malgré quelques réductions locales et régionales importantes. "Le pic de prélèvement d’eau souterraine simulé n’est donc pas nécessairement dû à l’épuisement des eaux souterraines. Il pourrait simplement refléter le pic de la demande mondiale en eau", a déclaré Turner. Cependant, a-t-il ajouté : "Lorsque nous restreignons de manière réaliste les nappes phréatiques, nous commençons cependant à observer les effets de la rareté. Certaines régions sont à court de ressources, et dans d’autres, les prélèvements cessent parce que la surexploitation rend la ressource non rentable. C’est ce qui fait que le pic se produit plus tôt dans le scénario avec restriction".

L’étude du Pacific Northwest National Laboratory indique que dans son scénario avec restriction, si les cultures non irriguées et d’autres régions prennent le relais tandis que d’autres régions dépendantes des eaux souterraines sont confrontées à un effondrement agricole, il serait encore possible de soutenir la production agricole mondiale par le biais du commerce : l’agriculture finirait par se déplacer vers des zones où les réserves d’eau douce renouvelables restent abondantes.

La majeure partie des pertes de production agricole peut alors être "remplacée par une modeste expansion de l’agriculture non irriguée et irriguée dans d’autres régions où l’eau est meilleur marché ou plus abondante", écrivent les scientifiques, avec toutefois la réserve suivante, simplement parce qu’il n’existe pas de simulation de la période post-2100 : "... on ne sait pas encore combien de temps cette tendance peut se poursuivre au-delà du siècle actuel."

En d’autres termes, il est peut-être possible de s’adapter à ces conditions de restriction, mais pour ce faire, le système alimentaire devra changer.

Pourcentage des superficies cultivées équipées pour l’irrigation vers 2003

Dans tous les scénarios, le modèle montre que les prélèvements mondiaux d’eau souterraine atteignent leur maximum vers ou peu après le milieu du siècle et commencent ensuite à diminuer, plus ou moins vite selon les hypothèses.

Mais le plus inquiétant est peut-être le fait que le modèle se concentre exclusivement sur l’épuisement des nappes phréatiques. Non seulement l’impact du changement climatique est-il exclu, mais la manière dont le climat pourrait intensifier l’occurrence de sécheresses extrêmes dans le monde n’est pas prise en compte dans le modèle.

Turner a mis en garde quant au fait que "les effets du changement climatique sur l’eau sont très mal connus" et "peuvent diverger de manière significative par rapport aux modélisations". Dans de nombreuses régions, les impacts climatiques pourraient réduire la pression sur les ressources en eau souterraine en augmentant les précipitations. Turner a précisé que l’un des effets du changement climatique largement reconnu est que, indépendamment des incidents extrêmes comme les sécheresses dans certaines régions, dans l’ensemble, nous allons probablement voir une augmentation supplémentaire de 2 à 3 % des précipitations totales au niveau mondial pour chaque degré de réchauffement. L’autre complication, a-t-il ajouté, est que "les événements hydrologiques extrêmes ne sont pas bien appréhendés et anticipés" dans les modèlisations climatiques mondiales.

Mais que se passera-t-il si les sécheresses induites par le climat mettent simultanément en danger l’agriculture non irriguée alors que les prélèvements en eau souterraine atteignent leur maximum et diminuent ?

Une autre crise alimentaire mondiale se profile-t-elle à l’horizon ?

Des recherches scientifiques précédentes montrent que nous pourrions commencer à voir les impacts sur la production alimentaire mondiale plus rapidement que prévu en raison des sécheresses liées au climat.

En 2010, le National Center for Atmospheric Research (NCAR) [institut de recherche américain qui a comme mission d’explorer et comprendre notre atmosphère et ses interactions avec le soleil, les océans, la biosphère et l’Homme NdT] a constaté que presque tout le territoire des États-Unis (à l’exception des 3 états du Mid-Atlantic (New York, New Jersey et Pennsylvanie) et du Nord-Est), ainsi que le sud du Royaume-Uni, certaines parties de l’Europe du Nord, une grande partie de l’Europe du Sud et l’Australie, pourraient être confrontés à une importante sécheresse, allant presque jusqu’aux conditions de "sécheresse extrême", vers 2040. D’ici 2100, selon notre trajectoire d’émissions actuelle, ces conditions s’aggraveraient et s’étendraient à une majeure partie de la planète.

Source : Études interdisciplinaires de Wiley sur le changement climatique (2011)

La modélisation du NCAR, a été corroborée par une étude de l’Institut de Potsdam publiée dans les Actes de l’Académie nationale des sciences des États-Unis en 2013, qui a révélé que "la combinaison d’un changement climatique non maîtrisé et d’une croissance démographique accrue exposera une fraction importante de la population mondiale" à une "pénurie d’eau chronique ou radicale".

Si les températures moyennes mondiales augmentent de 2,7 degrés Celsius, le nombre de personnes vivant dans des conditions de "pénurie absolue d’eau" (moins de 500 mètres cubes par habitant et par an) augmenterait de 40 % et, selon certains critères, de plus de 100 %.

Tandis que des régions spécifiques comme le sud de l’Inde, l’ouest de la Chine et l’est de l’Afrique pourraient connaître une augmentation de la quantité d’eau disponible, d’autres comme la Méditerranée, le Moyen-Orient, le sud des États-Unis et le sud de la Chine, connaîtraient une "diminution importante de l’eau accessible".

Une étude de l’Université de Leeds réalisée en 2014, analysant les données de plus de 1 700 simulations publiées, a établi que le changement climatique commencerait à compromettre sérieusement les rendements des cultures mondiales après 2030 - donc dans une dizaine d’années.

"Il existe un consensus général sur le fait que les changements de rendement seront négatifs à partir des années 2030", ont écrit le professeur Andy Challinor et ses co-auteurs dans leur article sur le changement climatique dans Nature, les conditions se détériorant dans la seconde moitié du siècle.

Pour la période des années 2030, un tiers des prévisions climatiques annoncent des baisses de rendement supérieures à 10 %, et un dixième des projections sont supérieures à 25 %. Pour les années 2040 et 2050, la plupart des prévisions climatiques (plus de 70 % d’entre elles) montrent des baisses de rendement, dont la gravité augmente avec le temps. Au cours de la deuxième moitié du siècle, 67 % des baisses de rendement prévues sont supérieures à 10 %, et 26 % des baisses de rendement projetées sont supérieures à 25 %.

En raison des conséquences des émissions de carbone passées, certains de ces aspects peuvent être bloqués. Nous pouvons encore éviter certains de ces impacts, mais cela nécessitera des changements drastiques. L’adaptation des agriculteurs au début du XXIe siècle, ont écrit Challinor et ses collègues, "peut améliorer certains de ces risques de réduction des rendements, mais pas tous.". Cependant, si nous voulons avoir une chance d’éviter des "réductions significatives" des rendements moyens dans la seconde moitié du siècle, nous devrons poursuivre "des adaptations plus systémiques ou transformatrices".

En septembre, une équipe de chercheurs pilotée par l’Université d’Arkansas a analysé 27 modélisations climatiques, chacune d’entre elles comportant trois scénarios différents. Ils ont découvert que, dans le pire des cas, jusqu’à 60 % des zones actuelles de culture du blé dans le monde pourraient connaître des sécheresses simultanées, graves et prolongées après le milieu du siècle en raison du changement climatique.

Cette situation est d’autant plus alarmante que le blé est la plus grande culture non irriguée par zone de récoltes, fournissant environ 20 % de toutes les calories consommées par les humains.

Les scientifiques, qui ont publié leurs recherches dans Science Advances, sont également arrivés à la conclusion que même si nous parvenions à réduire les émissions de carbone conformément aux objectifs de l’accord de Paris, jusqu’à 30 % des zones de production de blé dans le monde pourraient connaître une sécheresse simultanée entre 2041 et 2070.

"Si un seul pays ou une seule région sont frappé par la sécheresse, il y a moins d’impact", a déclaré Song Feng, professeur associé de géosciences à l’Université d’Arkansas. "Mais si plusieurs régions sont touchées simultanément, cela peut affecter la production mondiale et les prix des denrées alimentaires, conduisant à une insécurité alimentaire".

Les pays occidentaux ne seront pas épargnés par les retombées, et pourraient même en subir les conséquences assez directement.

Une étude de l’Université de Cornell publiée en mai a révélé que le stress thermique induit par le climat pourrait jouer un rôle encore plus important que la sécheresse dans la destruction des rendements agricoles aux États-Unis. L’équipe de Cornell s’est appuyée sur plus de trois décennies de données du ministère américain de l’agriculture concernant le rendement des cultures, ainsi que sur les données météorologiques du PRISM Climate Group de l’université d’État de l’Oregon, et des relevés horaires provenant de la NASA et de la National Oceanic and Atmospheric Administration concernant la teneur en humidité du sol à des intervalles de 15 kilomètres sur l’ensemble de l’Amérique du Nord.

Les conclusions se sont révélées consternantes. Même dans le scénario climatique le plus clément, les rendements des six principales cultures aux États-Unis - maïs, coton, sorgho, soja, blé de printemps et blé d’hiver - devraient diminuer de 8 à 19 % entre 2050 et 2100 en raison du changement climatique. Dans le pire des cas, les réductions de rendement des cultures se situent entre 20 et 48 % sur cette période.

Dans la mesure où ces effets sont principalement liés au stress thermique et non pas à la pénurie d’eau, il en résulte que de nombreuses régions de production alimentaire aux États-Unis pourraient se retrouver plus arides en raison de la chaleur estivale, même si les précipitations augmentent. Si l’on ajoute à cela les effets de la pénurie d’eau, le tableau semble potentiellement catastrophique.

(Source : iStock)

Zone de danger à partir de 2022

Bien que nombre de ces modélisations climatiques portent sur la période postérieure au milieu du siècle et que certains impacts commencent à se faire sentir après 2030, des preuves irréfutables indiquent des risques importants à court terme qui pourraient même survenir d’ici quelques années.
En 2012, une étude menée, entre autres scientifiques, par l’auteur principal du GIEC, le professeur Piers Forster de l’école de la Terre et de l’Environnement de l’Université de Leeds, a prévenu que de grandes parties de l’Asie, garantissant la production d’une grande partie du blé et du maïs du monde, connaîtraient de graves sécheresses dans les dix ans à venir. Nous ne sommes plus qu’à quelques années de cette échéance.

Et pourtant, certaines de ces régions sont justement celles-là mêmes vers lesquelles, selon les espoirs de l’étude du Pacific Northwest National Laboratory, l’agriculture dépendant des nappes phréatiques serait en mesure de migrer.

En se basant sur 12 modélisations climatiques différentes "à la pointe de la technologie", les recherches ont montré qu’après le début des années 2020, les sécheresses moyennes de plus de trois mois en Asie seraient en Asie, deux fois plus graves en termes de déficit d’humidité du sol que lors de la période 1990-2005. Cela pourrait constituer un risque grave et imminent pour les réserves alimentaires mondiales, a révélé la recherche. Et ce, dès 2022, selon le rapport,"... dans toute l’Asie, les sécheresses seront en moyenne d’une durée de plusieurs mois de plus et seront nettement plus graves (132 % et 154 % en moyenne pour le blé et le maïs) ... Le risque accru de sécheresse est une menace imminente pour la sécurité alimentaire à l’échelle mondiale."

Selon le rapport publié par le Centre for Low Carbon Futures, basé au Royaume-Uni et intitulé Food Security : Near future projections of the impact of drought in Asia" [Sécurité alimentaire" : Projections à court terme de l’impact de la sécheresse en Asie, Ndt], les pays les plus touchés seraient la Chine, l’Inde, le Pakistan et la Turquie.

Ci-dessus, l’agriculteur australien Gus Bullen traîne du foin qui servira à nourrir les moutons sur la propriété de Dunmore, près de Pilliga, en décembre 2018 (Source : Adam Ferguson pour TIME)

"Nous avons nous mêmes été surpris par les résultats de notre travail quand nous avons réalisé que la menace pour la sécurité alimentaire était si imminente ; le risque accru de sécheresses sévères n’est plus qu’à dix ans pour la Chine et l’Inde", a déclaré le coauteur du rapport, le Dr Lawrence Jackson, il y a huit ans. "Nous parlons ici des populations et des producteurs de denrées alimentaires les plus importants du monde ; et, en tant que tels, cela représente une réelle menace pour la sécurité alimentaire". En 2019, l’Australie a été victime de la plus grande sécheresse de son histoire.

Si l’analyse de l’Université de Leeds est exacte, le risque de sécheresses qui seraient induites par le climat dans certaines parties de l’Asie, déclenchant ainsi une crise alimentaire mondiale, pourrait commencer à s’accentuer dès 2022. C’est à dire dans deux ans.

Une grande partie de l’Asie du Sud-Est commence déjà à vivre la sécheresse comme une norme plutôt que comme une exception. En 2019, l’Australie a été contrainte d’importer du blé pour la première fois en 12 ans en raison de la sécheresse qui sévissait dans les États de l’est du pays.

Effondrement du système alimentaire mondial

Deux nouvelles études dans Nature Climate Change complètent cette analyse, analysant les risques multiples de défaillance des greniers à blé - les extrêmes climatiques frappant plus d’une grande région de greniers à blé en même temps, entraînant une production agricole mondiale exceptionnellement faible.

Une étude de Franziska Gaupp et de ses co-auteurs confirme que la probabilité de défaillances multiples des greniers à blé a augmenté au cours des dernières décennies en raison du changement climatique. Cette situation ne fera qu’empirer.

Une étude publiée en 2018 dans les Actes de l’Académie nationale des sciences a révélé que si les températures moyennes mondiales augmentent de 2°C, la probabilité de pertes simultanées dans les greniers à maïs est estimée à 7 % ; cette probabilité augmente de façon spectaculaire pour atteindre 86 % dans un scénario de réchauffement de 4°C.

C’est vers ce scénario que nous nous dirigeons actuellement. Selon le rapport Moody’s Four Twenty Seven, les trajectoires réelles des émissions de carbone conduisent le monde vers 3-4°C dee plus d’ici 2100.

Ceci pourrait être une sous-estimation. Comme je l’ai indiqué dans mon article pour VICE, huit nouveaux modèles en cours d’élaboration pour la sixième évaluation du GIEC indiquent que les températures pourraient augmenter de 7°C d’ici 2100, compte tenu de l’escalade actuelle des taux d’exploitation des combustibles fossiles, principalement en raison de l’amplification des rétroactions entre les écosystèmes dont la complexité n’a pas été prise en compte dans les modèles précédents.

Une autre étude réalisée par Kai Kornhuber et ses collègues a révélé qu’une perturbation récemment observée du jet stream , appelé "ondes de Rossby" [ courant d’air rapide et confiné que l’on trouve dans l’atmosphère NdT], pourrait déclencher en même temps des vagues de chaleur et des inondations dans certaines parties de l’Amérique du Nord, de l’Europe et de l’Asie, mettant ainsi en danger les réserves alimentaires mondiales.

Ondes de Rossby

Les ondes de Rossby sont d’énormes mouvements ondulatoires de l’atmosphère et des océans qui parcourent la planète horizontalement sur des centaines de kilomètres en direction de l’ouest. Elles sont si vastes et importantes qu’elles peuvent modifier les conditions climatiques de la Terre.

À son tour, le réchauffement climatique semble amplifier les méandres des ondes de Rossby, augmentant ainsi la probabilité que des configurations météorologiques extrêmes se fixent simultanément dans plusieurs greniers à blé "Nous avons constaté que le risque de vagues de chaleur simultanées dans les principales régions productrices de cultures est 20 fois plus élevé lorsque qu’on observe ces configurations de vent à l’échelle mondiale ", a déclaré le Dr Kornhuber de l’Institut de la Terre de l’Université de Columbia.

Bien que ces études, à elles seules, ne nous apprennent pas grand-chose sur l’imminence du risque de défaillance de plusieurs greniers à blé, nous pouvons, dans le contexte des autres recherches rapportées ici, voir comment ce risque est cependant réel à court terme et devient de plus en plus probable si nous nous maintenons sur une trajectoire de statu quo au cours des prochaines décennies.

Les risques pour le système alimentaire mondial peuvent sembler abstraits, surtout lorsqu’on se concentre sur des mesures telles que les pourcentages de réduction des rendements. Mais ils pourraient avoir des conséquences humaines réellement dévastatrices, qui seront subies par des millions de personnes dans le monde.

Le changement climatique pourrait contribuer à affamer la moitié de la planète dans quarante ans

En 2016, la revue Climatic Change a publié une étude qui est passée largement inaperçue jusqu’à présent, modélisant les conséquences sur les niveaux de la faim dans le monde des scénarios climatiques de statu quo. Les chiffres sont écrasants.

L’étude dirigée par Terence Dawson, professeur de changement environnemental mondial au Kings College de Londres, est arrivée à la conclusion que même sans changement climatique, sur la seule base des projections de croissance de la population mondiale par rapport à l’utilisation des terres agricoles, quelque 2,5 milliards de personnes — 31 % de la population mondiale — sont confrontées au risque de sous-alimentation dans le cadre d’un système alimentaire mondial profondément inéquitable.

Actuellement, selon les Nations unies, quelque deux milliards de personnes connaissent déjà des niveaux modérés d’insécurité alimentaire, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas un accès régulier à une alimentaion saine, de qualité nutritionnelle acceptable, et en quantité suffisante. Cela signifie qu’elles sont souvent confrontées à des incertitudes quant à leur capacité à se procurer de la nourriture, ce qui les oblige à faire des choix difficiles entre qualité et quantité concernant la nourriture.

Ce chiffre concerne une personne sur neuf, soit plus de 820 millions de personnes, qui souffrent de la faim parce que régulièrement elles n’ont pas assez à manger — un chiffre qui a augmenté d’environ 37 millions depuis 2014.

Mais lorsque les impacts du climat sur la production alimentaire mondiale sont intégrés dans ces modèlisations, l’étude sur le changement climatique révèle que "21 % de plus (1,7 milliard de personnes) risquent de souffrir de sous-alimentation d’ici 2050".

Cela veut dire que si on garde le même cap concernant la poursuite du système alimentaire mondial actuel , et si on maintient notre dépendance chronique aux combustibles fossiles, nous allons vers un monde où plus de 50 % de la population humaine totale - 4,2 milliards de personnes - serait menacée de sous-alimentation d’ici 2050. Dans ce scénario effrayant, les réductions de rendement des cultures causées par le changement climatique aggraveraient un système alimentaire déjà largement déséquilibré.

Selon les Nations unies, les conflits et le changement climatique entraînent une augmentation de la famine dans le monde (Source : Phys.org)

Et cela n’affecterait pas seulement les pays pauvres du Sud, mais toucherait de plus en plus les nations plus riches et industrialisées. L’étude sur le changement climatique révèle que "certaines parties de l’Europe, de l’Asie du Sud-Est, des États-Unis et de la Russie" verront "une augmentation de la population qui seront sous la menace de sous-alimentation".

Dans d’autres régions, la situation sera bien pire. Par exemple, "dans la plupart des pays d’Amérique du Sud et d’Afrique, l’Australie l’Asie centrale on connaîtra une menace de sous alimentation pour 50 % ou plus de la population ". Bien que cela ne soit pas aussi catastrophique dans certains pays occidentaux, la sécurité alimentaire sera un problème de plus en plus prégnant :

"Par exemple, l’Australie et le Royaume-Uni, qui affichent tous deux une sous-alimentation importante d’ici 2050, ont prévu des augmentations de population de 50 et 23 % respectivement pour 2050, alors que la production de cultures (blé) de ces pays diminuera sensiblement en raison de conditions climatiques défavorables (60 et 16 % de baisse signalée pour l’Australie et le Royaume-Uni respectivement)".

Même aux États-Unis, où selon ce modèle, la production de blé pourrait dans un premier temps augmenter de 24 % au cours des prochaines décennies la production sera surpassée par "une croissance démographique de 40 %" qui mettra à rude épreuve l’approvisionnement alimentaire.

Systèmes alimentaires à la croisée des chemins

Si certains des impacts climatiques à long terme décrits par le rapport Four Twenty Seven sont désormais inévitables, qu’en est-il de ces autres projections ? Dans quelle mesure pouvons-nous changer, et dans quelle mesure pouvons-nous les éviter ?

La majorité des experts s’accordent à dire qu’il n’est pas encore trop tard pour changer la façon dont nous produisons les denrées alimentaires dans le monde et cela, afin d’obtenir un système plus stable et plus résistant. Même si divers impacts se font sentir, nous pouvons peut-être faire en sorte que leurs retombées soient réduites au minimum. Mais pour ce faire, il faut repenser fondamentalement notre rapport à l’alimentation et à la planète.

Selon Sara Walker du World Resources Institute, l’un des domaines où nous pouvons agir le plus rapidement et le plus efficacement est celui du gaspillage alimentaire. Un tiers des aliments produits dans le monde sont perdus ou gaspillés. Une partie de ce gaspillage se fait tout au long de la chaîne d’approvisionnement ; en Occident, une grande partie se fait au point de consommation. Selon l’Alliance pour la transition rapide, en Amérique du Nord, 58 % du gaspillage alimentaire se fait au moment de la consommation, contre seulement 6 % en Afrique subsaharienne. Mais dans cette dernière, 36 % des déchets se produisent lors du stockage et de la manipulation, contre seulement 6 % en Amérique du Nord.

Un quart de toute l’eau utilisée pour l’agriculture est consommée dans le cadre du gaspillage alimentaire. Si celui-ci était contrôlé, cela contribuerait considérablement à renforcer la stabilité du système alimentaire et à répondre aux besoins des plus vulnérables.

Walker recommande également de "changer les régimes alimentaires pour des aliments moins gourmands en eau". Ce sont généralement les mêmes aliments que ceux suggérés pour une alimentation saine - il s’agit d’avoir une alimentation beaucoup plus à base de végétaux."

Et elle appelle les gouvernements et les entreprises à investir dans des pratiques agricoles plus durables conçues pour "restaurer les sols afin qu’ils retiennent davantage d’eau, capturer l’eau de pluie pour la réutiliser, utiliser l’irrigation au goutte à goutte et choisir des cultures adaptées à la zone de culture".

Certains de ces changements relèvent de l’"agro écologie", qui tente d’appliquer des principes écologiques à l’agriculture et à se doter d’une approche régénératrice de l’utilisation des ressources naturelles ainsi que des contextes sociaux et économiques de la production.

Un article récent paru dans Nature Climate Change a montré que les pratiques agricoles régénératrices peuvent contribuer à réduire le carbone de l’atmosphère, à le piéger et à restaurer les sols - jusqu’à 30 % par an de la mitigation mondiale nécessaire pour maintenir le réchauffement dans les 1,5 degrés Celsius d’ici 2050.

L’été dernier, le Comité de la sécurité alimentaire mondiale des Nations unies a publié un important rapport de son groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE), appelant à la poursuite des méthodes agro écologiques comme clé des systèmes alimentaires durables.

"Les systèmes alimentaires sont à la croisée des chemins", avertit l’article. "Une transformation profonde est nécessaire pour aborder l’Agenda 2030 et atteindre la sécurité alimentaire et la nutritionnelle (FSN) dans ses quatre dimensions que sont la disponibilité, l’accès, l’utilisation et la stabilité, et pour faire face aux défis multidimensionnels et complexes, notamment la croissance de la population mondiale, l’urbanisation et le changement climatique, qui entraînent une pression accrue sur les ressources naturelles, avec un impact sur les terres, l’eau et la biodiversité".

Lors du lancement du programme à Rome, le Dr Fergus Sinclair, chef de l’équipe du projet HLPE, a déclaré aux participants que des changements de toute urgence étaient nécessaires pour éviter une crise : "À moins d’une transformation majeure des systèmes alimentaires qui modifie ce que les gens mangent ainsi que la façon dont les denrées alimentaires sont produites, transportées, transformées et vendues, nous ne résoudrons pas les problèmes actuels".

Nous n’avons même pas abordé de nombreux autres éléments essentiels de la crise : comme le déclin catastrophique des populations d’abeilles parmi les autres pollinisateurs, qui, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), est dû à une combinaison de pratiques agricoles industrielles intensives, notamment la monoculture (faire pousser une seule culture dans une zone, par opposition à la polyculture ou à la rotation de différentes cultures), l’utilisation excessive de pesticides et d’engrais, la pollution et le changement climatique ; ou l’érosion des sols due aux pratiques industrielles, qui d’ici 2050 pourrait réduire à elle seule jusqu’à 10 % des rendements des cultures selon la FAO ; ou encore la baisse de l’efficacité et l’augmentation des coûts de production des apports de combustibles fossiles dans l’agriculture industrielle, qui non seulement fait grimper les émissions de carbone à des niveaux dangereux, mais signifie que la production agricole industrielle est vouée à devenir de plus en plus coûteuse et inefficace au fil du temps.

Les preuves de plus en plus nombreuses de la crise alimentaire mondiale à venir montrent à quel point nos approches actuelles sont inefficaces et fragmentaires. Nous continuons à penser et à agir selon des cloisonnements disciplinaires et sectoriels bien ancrés, et même nos évaluations scientifiques sont extrêmement étriquées - largement capables de ne se concentrer que sur une seule dimension de la crise à la fois, et incapables de comprendre leurs conséquences synergiques.

Si tous les facteurs sont pris en compte, il est clair que les prochaines décennies verront s’intensifier les pressions convergentes sur le système alimentaire mondial, ce qui augmentera la probabilité de perturbations année après année - et ce, même si nous entamons une transition vers quelque chose de mieux.

La conversion à des méthodes agro écologiques durables signifie que l’on mettra moins l’accent sur les machines et les combustibles fossiles et plus sur les personnes. Une étude publiée en novembre dans Frontiers in Sustainable Food Systems par une équipe d’experts américains en sciences alimentaires, appelle à reconnaître que "la gestion à forte intensité de combustibles fossiles et de produits chimiques" doit être remplacée "par une gestion à forte intensité de connaissances".

Traduction : cela signifie que "le plus grand défi de durabilité pour l’agriculture pourrait bien être celui de remplacer les ressources non renouvelables par des personnes écologiquement qualifiées, et ce de manière à créer et à soutenir des moyens ruraux souhaitables de subsistance ".

Le Sikkim, un État de l’Inde situé dans l’Himalaya, a réussi à passer d’une agriculture industrielle à une agriculture agro écologique (Source : Aseed)

Voilà pourquoi, selon le biologiste et agriculteur américain Jason Bradford, président du conseil d’administration du Post Carbon Institute (PCI), l’avenir est rural. Bradford a également rédigé un article du PCI portant ce titre au début de l’année. Nous ne pouvons pas nourrir le monde dans le cadre du système alimentaire actuel, précise-t-il, car l’objectif de celui-ci est de "maximiser les profits au lieu de gérer la terre et d’améliorer les performances des écosystèmes".
En d’autres termes, la crise alimentaire mondiale à venir est le symptôme d’un problème plus profond, de tout un paradigme économique qui se délite lentement.

Par conséquent, à l’avenir, un nouveau système alimentaire viable "sera beaucoup plus orienté vers le niveau local, s’appuiera beaucoup plus sur la main-d’œuvre comme facteur de production et réduira considérablement l’intensité énergétique du système qui sert actuellement à la transformation et au conditionnement des aliments", a déclaré Bradford.

Il est également probable que nous constaterons la nécessité de transformer les espaces urbains en régions productrices de denrées alimentaires, dans un contexte de migration accrue vers les zones rurales.

La Michigan Urban Farming Initiative nourrit gratuitement 2 000 ménages (Source : Inhabitat)

Nous pourrions assister à "une revitalisation des petites villes dans les zones de grande biocapacité [désigne la capacité à produire une offre continue en ressources renouvelables et à absorber les déchets découlant de leur consommation, notamment la séquestration du dioxyde de carbone NdT], tel par exemple, le Midwest rural des États-Unis, avec plus de personnes réellement engagées dans des activités productives et vivant dans les zones rurales", a déclaré Bradford. Le point central est que "les villes ne sont pas l’endroit d’où vient tout ce qui est matériellement important et seront donc toujours dépendantes des arrière-pays ruraux pour le flux des marchandises qui y entrent et les endroits où les déchets doivent finalement aboutir".

Seul l’avenir nous dira comment cela se passera exactement, mais Bradford entrevoit un avenir où la production locale sera plus importante, où les zones rurales se développeront et où l’agriculture urbaine se développera, où davantage de consommateurs prendront le contrôle de la production alimentaire durable et s’y impliqueront.

Pour l’industrie alimentaire, les organisations à but non lucratif, les entrepreneurs, les décideurs politiques et les citoyens ordinaires, ce sont là les questions sur lesquelles il nous faut réfléchir et les domaines dans lesquels il nous faut innover.

La leçon la plus importante à tirer de tout cela est peut-être que la crise alimentaire mondiale à venir est symptomatique du fait que nos systèmes industriels mondiaux sont profondément désynchronisés par rapport au monde naturel. Selon l’étude Frontiers, les nouveaux systèmes agricoles agro-écologiques que nous devrions favoriser sont ceux qui "imitent les écosystèmes naturels, en créant des cycles étroitement imbriqués d’énergie, d’eau et de nutriments".

La structure actuelle du système alimentaire mondial s’inscrit dans un paradigme matérialiste extrême et réductionniste qui dégrade les écosystèmes naturels pour continuer à maximiser les profits d’une année sur l’autre : elle fonctionne au service d’une façon d’être et d’une vision du monde qui fétichise la croissance matérielle sans fin au profit d’une minorité de plus en plus restreinte.

À l’approche de la fin du siècle, nous continuerons à voir des preuves de l’autodestruction que représente ce paradigme en échec. Le développement de nouvelles approches durables de la production et de la distribution alimentaires est l’un des principaux points d’entrée dans l’émergence d’un nouveau paradigme post-matérialiste conçu pour régénérer les écosystèmes planétaires, répondre aux besoins humains et favoriser le bien-être.

En cours de route, l’effondrement de l’ancien système alimentaire ne manquera pas de générer certaines conséquences inévitables. Celles-ci pourraient causer des dommages importants à de nombreuses personnes, tant dans les pays en développement les plus pauvres que dans les pays industriels les plus riches, mais il n’est pas encore trop tard pour éviter les pires scénarios et renforcer la résilience face à ce qui s’en vient. Nous devons commencer dès maintenant.

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