AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Services publics, notre bien commun ! > Santé et sécurité sociale > Qui est immunisé contre le coronavirus ?

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-30

Qui est immunisé contre le coronavirus ?

Par Marc Lipsitch, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 4 mai 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Qui est immunisé contre le coronavirus ?

Le 13 avril 2020 Par Marc Lipsitch

Marc Lipsitch (@mlipsitch) est professeur dans les départements d’épidémiologie et d’immunologie et de maladies infectieuses de l’école de santé publique T.H. Chan de Harvard, où il dirige également le Centre pour la gestion des maladies transmissibles.

Santi Palacios/Associated Press

Concernant cette question, de grandes décisions sont en train d’être prises, et c’est ainsi que cela doit être, mais on se base sur de bien faibles soupçons d’éléments.

Parmi les nombreuses incertitudes qui demeurent concernant le Covid-19, il y a celle concernant la manière dont le système immunitaire humain répond à l’infection, et ce que cela signifie en ce qui concerne la propagation de la maladie. L’immunité après une infection, peut aller d’une immunité permanente à une immunité pratiquement inexistante. A ce jour, cependant, seules les premières lueurs de données sont disponibles sur l’immunité contre le SRAS-CoV2, le coronavirus responsable du Covid19.

Que peuvent faire les scientifiques, et les décideurs qui s’appuient sur la science pour éclairer les politiques, dans une telle situation ? La meilleure approche consiste à construire un modèle conceptuel - un ensemble d’hypothèses sur la manière dont l’immunité pourrait fonctionner - sur la base des connaissances actuelles du système immunitaire et des informations sur les virus apparentés, puis à identifier comment chaque aspect de ce modèle pourrait être erroné, comment on le saurait et quelles en seraient les implications. Ensuite, les scientifiques doivent s’efforcer d’améliorer cette compréhension par l’observation et l’expérimentation.

Le scénario idéal - une fois infectée, une personne est complètement immunisée à vie - est correct pour un certain nombre d’infections. Le médecin danois Peter Panum l’a bien compris pour la rougeole lorsqu’il a visité les îles Féroé (entre l’Écosse et l’Islande) lors d’une épidémie en 1846 et a constaté que les résidents de plus de 65 ans qui étaient vivants lors d’une précédente épidémie en 1781 étaient protégés. Ce constat saisissant a contribué à la naissance des domaines de l’immunologie et de l’épidémiologie - et depuis lors, comme dans de nombreuses autres disciplines, la communauté scientifique a appris que les choses sont souvent plus compliquées.

Un exemple de "plus compliqué" est l’immunité aux coronavirus, un vaste groupe de virus qui passent parfois de l’hôte animal à l’homme : le SRAS-CoV-2 est la troisième grande épidémie de coronavirus à toucher l’homme ces derniers temps, après l’épidémie de SRAS de 2002-3 et l’épidémie de MERS qui a débuté en 2012.

Une grande partie de notre compréhension quant à l’immunité aux coronavirus ne résulte pas du SRAS ou du MERS, qui ont infecté un nombre relativement réduit de personnes, mais des coronavirus qui se propagent chaque année et provoquent des infections respiratoires allant du simple rhume à la pneumonie. Dans deux études distinctes, les chercheurs ont infecté des volontaires humains avec un coronavirus saisonnier et, environ un an plus tard, leur ont inoculé le même virus ou un virus similaire pour observer s’ils avaient acquis une immunité.

Dans la première étude, les chercheurs ont sélectionné 18 volontaires qui ont développé un rhume après avoir été inoculés - ou " challengés ", comme on dit - avec une souche de coronavirus en 1977 ou 1978. Six des sujets ont été ré-inoculés un an plus tard avec la même souche, et aucun n’a été infecté, probablement grâce à la protection acquise par leur réponse immunitaire à la première infection. Les 12 autres volontaires ont été exposés à une souche de coronavirus légèrement différente un an plus tard, et leur protection contre celle-ci n’a été que partielle.

Dans une autre étude publiée en 1990, 15 volontaires ont été inoculés avec un coronavirus ; 10 ont été infectés. Quatorze sont revenus pour une autre inoculation avec la même souche un an plus tard : ils présentaient des symptômes moins graves et leur organisme a produit moins de virus qu’après la première inoculation, en particulier celui de ceux qui avaient montré une forte réponse immunitaire la première fois.

Aucune expérience de ce type n’a été menée pour étudier l’immunité au SRAS et au MERS. Mais les mesures des anticorps dans le sang des personnes qui ont survécu à ces infections suggèrent que ces défenses persistent pendant un certain temps : deux ans pour le SRAS, selon une étude, et presque trois ans pour le MERS, selon une autre. Cependant, la capacité de neutralisation de ces anticorps - une mesure de leur capacité à inhiber la réplication du virus - était déjà en déclin pendant les périodes d’étude.

Ces études constituent la base d’une estimation éclairée de ce qui pourrait arriver aux patients atteints de Covid-19. Après avoir été infectés par le SRAS-CoV-2, la plupart des individus auront une réponse immunitaire, pour certains elle sera plus efficace que pour d’autres. On peut supposer que cette réponse offrira une certaine protection à moyen terme - au moins un an - et que son efficacité pourrait alors diminuer.

D’autres éléments viennent étayer ce modèle. Une récente étude revue par des pairs et menée par une équipe de l’université Erasmus, aux Pays-Bas, a publié les données de 12 patients montrant qu’ils avaient développé des anticorps après avoir été infectés par le SRAS-CoV-2. Tanr plusieurs de mes collègues et étudiants que moi-même avons analysé statistiquement des milliers de cas de coronavirus saisonniers aux États-Unis et utilisé un modèle mathématique pour en déduire que l’immunité sur un an environ est probable pour les deux coronavirus saisonniers les plus étroitement liés au SRAS-CoV-2 - une indication peut-être de la façon dont l’immunité au SRAS-CoV-2 elle-même pourrait également se comporter.

S’il est vrai que l’infection crée une immunité chez la plupart ou la totalité des individus et que la protection dure un an ou plus, alors l’infection d’un nombre croissant de personnes dans une population donnée entraînera l’accumulation d’une immunité dite collective. Comme de plus en plus de personnes finissent par être immunisées contre le virus, un individu infecté a de moins en moins de chances d’entrer en contact avec une personne susceptible d’être infectée. Au bout du compte, l’immunité collective devient suffisamment généralisée pour qu’une personne infectée en infecte en moyenne moins d’une autre ; à ce moment-là, le nombre de cas commence à diminuer. Si l’immunité collective est suffisamment généralisée, même en l’absence de mesures destinées à ralentir la transmission, le virus sera contenu - au moins jusqu’à ce que l’immunité diminue ou qu’un nombre suffisant de nouvelles personnes susceptibles d’être infectées viennent au monde.

Pour l’instant, les cas de Covid-19 ont été sous-estimés en raison du nombre limité de tests effectués - peut-être par un facteur de 10 dans certains endroits, comme en Italie à la fin du mois dernier. Si le sous-dénombrement se situe également autour de ce niveau dans d’autres pays, alors une majorité de la population dans une grande partie (sinon la totalité) du monde est encore susceptible d’être infectée, et l’immunité de masse est un phénomène mineur à l’heure actuelle. La lutte à long terme contre le virus dépend de l’immunisation d’une majorité de personnes, par l’infection et la guérison ou par la vaccination - l’importance de cette majorité dépend d’autres paramètres de l’infection qui restent inconnus.

L’une des inquiétudes concerne la possibilité de réinfection. Les Centres de contrôle et de prévention des maladies de Corée du Sud ont récemment signalé que 91 patients qui avaient été infectés par le SRAS-CoV-2 et dont les tests de dépistage du virus étaient négatifs se sont révélés positifs par la suite. Si certains de ces cas étaient effectivement des réinfections, cela jetterait un sérieux doute sur la solidité de l’immunité que les patients avaient développée.

Une autre possibilité, que de nombreux scientifiques estiment plus probable, est que ces patients aient eu un test faussement négatif au milieu d’une infection en cours, ou que l’infection se soit temporairement résorbée puis soit réapparue. Le Centre de contrôle des maladies de Corée du Sud s’efforce maintenant d’évaluer le bien-fondé de toutes ces explications. Comme pour d’autres maladies pour lesquelles il peut être difficile de distinguer une nouvelle infection d’une nouvelle poussée d’une ancienne infection - comme la tuberculose - le problème pourrait être résolu en comparant la séquence du génome viral de la première et de la deuxième période d’infection.

Pour l’instant, il est raisonnable de supposer que seule une minorité de la population mondiale est immunisée contre le SRAS-CoV-2, même dans les régions durement touchées. Comment ce tableau provisoire pourrait-il évoluer avec l’arrivée de meilleures données ? Les premiers indices indiquent que la situation pourrait évoluer en un sens ou l’autre.

Il est possible que le nombre de cas de Covid-19 soit beaucoup plus élevé que celui qui a été signalé, même en tenant compte du nombre limité de tests effectués. Une étude récente (pas encore examinée par des pairs) suggère que plutôt que, disons, 10 fois le nombre de cas détectés, les États-Unis pourraient en réalité avoir plus de 100, voire 1 000 fois le nombre officiel. Cette estimation est une inférence indirecte à partir de corrélations statistiques. Dans les situations d’urgence, ces évaluations indirectes peuvent constituer une preuve précoce d’une découverte importante - ou des coups de chance statistiques. Mais si celle-ci est correcte, alors l’immunité de groupe au SRAS-CoV-2 pourrait se développer plus rapidement que ne le suggèrent les chiffres couramment rapportés.

Par ailleurs, une autre étude récente (qui n’a pas non plus encore été examinée par des pairs) suggère que tous les cas d’infection ne contribuent pas nécessairement à l’immunité collective. Sur 175 patients chinois présentant des symptômes légers de Covid-19, 70 % ont développé de fortes réponses anticorps, mais environ 25 % ont développé une réponse faible et environ 5 % n’ont développé aucune réponse détectable. En d’autres termes, une maladie bénigne n’entraîne pas toujours une protection. De même, il sera important d’étudier les réponses immunitaires des personnes atteintes de cas asymptomatiques d’infection par le SRAS-CoV-2 afin de déterminer si les symptômes, et leur gravité, permettent de prédire si une personne en sera immunisée.

L’équilibre entre ces incertitudes deviendra plus clair lorsque davantage d’enquêtes sérologiques, ou de tests sanguins à la recherche d’anticorps, seront effectués sur un grand nombre de personnes. De telles études commencent et devraient bientôt donner des résultats. Bien sûr, tout dépendra de la sensibilité et de la spécificité des différents tests : dans quelle mesure ces derniers repèrent-ils les anticorps du SRAS-CoV-2 lorsqu’ils sont présents et peuvent-ils éviter les signaux parasites des anticorps des virus apparentés.

Il sera encore plus difficile de comprendre ce que signifie une réponse immunitaire pour le risque de réinfection d’un individu et sa contagiosité pour les autres. D’après les expériences menées par des volontaires sur les coronavirus saisonniers et les études sur la persistance des anticorps contre le SRAS et le MERS, on peut s’attendre à ce qu’une forte réponse immunitaire contre le SRAS-CoV-2 protège complètement contre la réinfection et qu’une réponse plus faible protège contre une infection grave, tout en ralentissant la propagation du virus.

Mais concevoir des études épidémiologiques valables pour comprendre tout cela n’est pas facile - de nombreux scientifiques, dont plusieurs équipes dont je fais partie, travaillent sur la question en ce moment. L’une des difficultés est que les personnes ayant déjà été infectées peuvent différer des personnes qui n’ont pas encore été infectées de bien d’autres façons, ce qui pourrait modifier leur risque d’infection futur. L’analyse du rôle de l’exposition antérieure par rapport à d’autres facteurs de risque est un exemple du problème classique que les épidémiologistes appellent "confusion" - et il est rendu encore plus difficile aujourd’hui par l’évolution rapide des conditions de la pandémie de SRAS-CoV-2 qui est toujours en cours de propagation.

Et pourtant, il est extrêmement important de maîtriser rapidement cette question : non seulement pour estimer l’étendue de l’immunité de groupe, mais aussi pour déterminer si certaines personnes peuvent réintégrer la société en toute sécurité, sans être infectées à nouveau ou servir de vecteur, et transmettre le virus à d’autres. L’élément central de cet effort consistera à déterminer la durée de la protection.

Avec le temps, d’autres aspects relatifs à l’immunité deviendront également plus clairs. Les preuves expérimentales et statistiques suggèrent que l’infection par un coronavirus peut offrir un certain degré d’immunité contre des coronavirus distincts mais apparentés. La question de savoir si certaines personnes sont plus ou moins exposées au risque d’infection par le SRAS-CoV-2 en raison d’antécédents d’exposition à des coronavirus est posée.

Et puis il y a la question de l’emballement du système immunitaire : par divers mécanismes, l’immunité à un coronavirus peut, dans certains cas, exacerber une infection plutôt que de la prévenir ou de l’atténuer. Ce phénomène gênant est surtout connu dans un autre groupe de virus, les flavivirus, et peut expliquer pourquoi l’administration d’un vaccin contre la dengue, une infection à flavivirus, peut parfois aggraver la maladie.

De tels mécanismes sont encore à l’étude pour les coronavirus, mais la crainte qu’ils puissent être en jeu est l’un des obstacles qui ont ralenti le développement de vaccins expérimentaux contre le SRAS et le MERS. La protection contre l’emballement de la réaction immunitaire sera également l’un des plus grands défis que devront relever les scientifiques qui tentent de mettre au point des vaccins contre le Covid-19. La bonne nouvelle est que la recherche sur le SRAS et le MERS a commencé à clarifier le fonctionnement de l’emballement, en suggérant des moyens de le contourner, et une palette extraordinaire de travaux est en cours pour trouver un vaccin contre le Covid-19, en utilisant de multiples approches.

Il faut davantage de données scientifiques sur presque tous les aspects de ce nouveau virus, mais dans cette pandémie, comme dans les précédentes, des décisions lourdes de conséquences doivent être prises avant de disposer de données définitives. Face à cette urgence, la méthode scientifique traditionnelle - formuler des hypothèses éclairées et les tester par des expériences et une épidémiologie minutieuse - est hyper-accélérée. Compte tenu de l’attention du public, ces travaux sont exposés de manière inhabituelle. Dans ces circonstances difficiles, je ne peux qu’espérer que cet article paraîtra très bientôt dépassé - dans la mesure où l’on découvre rapidement beaucoup plus de choses sur le coronavirus que ce que l’on sait actuellement.

Version imprimable :