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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-63

Qui sont les vrais amis du Liban ?

ParJames BARR, traduit par Jocelyne le Boulicaut

jeudi 20 août 2020, par JMT

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Qui sont les vrais amis du Liban ?

11 août 2020 par James BARR

James Barr est historien, spécialiste du Moyen-Orient, il est l’auteur de Lords of the Desert et A Line In The Sand (Une ligne dans le sable).

À Beyrouth, le peuple se lasse de ses politiciens corrompus. Crédit : Daniel Carde/Getty

Alors que le gouvernement corrompu s’effondre, d’autres factions sont prêtes à exploiter la situation. Imaginez que Boris Johnson ait visité une ancienne colonie britannique encore pantelante après une terrible et humiliante catastrophe, et qu’il ait dit à ses habitants qu’il donnait à leur gouvernement trois semaines pour faire le ménage, sinon ça se passerait mal. C’est précisément ce que le président français a fait à Beyrouth jeudi dernier. Son intervention a effectivement garanti la chute du gouvernement libanais la nuit dernière.

La comparaison est malheureusement abstraite, car il n’existe aucune ancienne colonie britannique qui ressemble de près ou de loin au Liban. Le lien que la Grande-Bretagne a avec Malte, Chypre ou Israël n’a rien à voir avec ce que beaucoup de Français ressentent vis à vis du Liban, un pays qu’ils ont brièvement gouverné entre 1919 et 1946, mais avec lequel ils partagent une histoire qui remonte aux croisades.

Les Ottomans ont reconnu l’intérêt durable de la France pour la région au XVIéme siècle : c’est en tant que protecteur des chrétiens de la région que les Français sont venus en aide aux chrétiens maronites lors des massacres de 1860. Les nombreuses institutions religieuses françaises de la région géraient des écoles, qui étaient extrêmement populaires auprès des ambitieux habitants du coin. À Baalbek, le site ancien le plus célèbre du pays, on trouve de vieux graffitis à la craie réalisés par des Libanais disparus depuis longtemps. Les noms sont arabes, l’écriture typiquement française.

Lorsque j’ai vu les images de Macron assailli par des Beyrouthins aux abois, d’instinct j’ai supposé qu’une logique stratégique astucieuse sous-tendait son geste. Depuis l’échec de l’accord nucléaire iranien, le président français tente de positionner son pays comme l’intermédiaire évident de l’Iran. Je me suis d’abord demandé si cela expliquait sa décision apparemment réfléchie d’intervenir, étant donné que le Hezbollah, la plus forte force politique au Liban, pourrait constituer un autre canal vers Téhéran.

La réalité est plus simple. Macron s’intéresse vraiment au Liban - il s’y est rendu pendant sa campagne présidentielle en 2017 et je sais qu’il a aimé lire au moins un livre sur l’histoire récente de la région l’été dernier (c’était le mien). Lorsque Macron s’est rendu à Beyrouth, alors qu’il voulait être élu, l’ambassadeur français de l’époque était Emmanuel Bonne. Débonnaire, réfléchi et belliciste, Bonne est aujourd’hui conseiller principal en matière de politique étrangère à l’Elysée. La confiance de Macron tient en partie au fait que son conseiller diplomatique aura dans les contacts de son téléphone les numéros de toutes les personnes clés au Liban.

Le président français Emmanuel Macron serre dans ses bras une femme lors d’une visite le 6 août 2020 à Gemmayze, un quartier de Beyrouth gravement endommagé par les explosions au port Photo -. AFP

La volonté de Macron de se servir de l’histoire qu’il connaît comme d’une arme est apparue très clairement lors de son passage à Gemmayzeh, une zone qui était l’épicentre social de la ville jusqu’à ce qu’elle soit détruite par l’explosion de la semaine dernière, et où aucun membre du gouvernement libanais n’oserait s’aventurer actuellement, tant la colère est grande. C’est là, l’après-midi même, qu’il s’est exprimé en proposant un nouveau "pacte politique" aux membres de l’élite politique du pays, précisant qu’il reviendrait le 1er septembre.

La date et le mot "pacte" ont un énorme impact symbolique qui aura échappé à la plupart des gens. Le 1er septembre 2020 marquera le centenaire de la création par la France de ce Grand Liban en tant qu’état distinct de la Syrie, et qu’elle avait été mandatée pour gouverner par la Société des Nations six mois plus tôt.

Le nouvel État réunissait le Mont-Liban, qui était (et est) à prédominance chrétienne et druze, aux zones côtières et intérieures limitrophes où la plupart des habitants sont sunnites ou chiites. Sa proclamation a été faite par le premier haut-commissaire de France au Liban sur les marches de sa résidence officielle, La Résidence des Pins : c’était un os jeté très publiquement aux chrétiens dont le pouvoir français allait dépendre.

Les hauts-commissaires français successifs ont gouverné le Levant depuis la Résidence pendant le quart de siècle suivant et les Français n’ont pas vu la nécessité d’abandonner ce bien immobilier, même après l’indépendance du Liban. Aujourd’hui, elle est la résidence de l’ambassadeur de France et c’est l’endroit même d’où, la semaine dernière, Macron a sommé les hommes politiques libanais de parler de l’avenir.

Cinq ans après la création du Grand Liban par le haut-commissaire français, une révolte contre la domination française a éclaté en Syrie, le pays voisin. En 1926, pour tenter d’empêcher la pourriture de pénétrer leur tête de pont, les Français accordent au Liban une constitution calquée sur leur propre modèle.

Celle-ci donne à chacun des principaux groupes religieux un des postes les plus élevés : le président sera chrétien, son premier ministre sunnite et le président du parlement sera lui chiite. Cette mesure, ainsi que l’attribution des sièges au parlement, a institutionnalisé la domination chrétienne. Le pouvoir restait alors entre les mains du haut-commissaire français.

La raison pour laquelle l’utilisation délibérée du mot "pacte" par Macron aura une telle résonance est due aux événements qui se sont produits deux décennies plus tard, pendant la seconde guerre mondiale. En 1943, suite à une pression britannique importante, les Français ont été contraints d’organiser des élections au Liban, celles-ci ont abouti à un triomphe nationaliste et à une indépendance de facto.

Le "pacte national" conclu par le nouveau président et son premier ministre par la suite a confirmé les accords confessionnels de 1926. L’accord prévoyait que les chrétiens ne chercheraient plus à obtenir le soutien de l’Occident ; les sunnites ont renoncé à leur rêve de réunification du Liban avec la Syrie. Lorsque les deux parties ont abandonné l’accord à la fin des années 1950, le résultat a été une courte guerre civile.

Ce que Macron propose, c’est qu’un nouveau gouvernement ré-ouvre, ré-écrive puis renégocie ce pacte à temps pour le centenaire le mois prochain. Étant donné le nombre de mois qu’il a fallu pour former la dernière administration, ils s’agit d’exigences bien difficiles.

En visite à Beyrouth après une explosion dévastatrice, le président français Emmanuel Macron a réclamé le 6 août une enquête internationale et appelé à un "profond changement" de la part des dirigeants libanais, accusés d’incompétence et de corruption par une population en colère. (Photo : -/AFP via Getty Images)

En temps normal, une telle ingérence désinvolte dans la politique intérieure par le chef d’État d’un autre pays serait absolument incroyable, mais le Liban est dans une situation désespérée. S’ajoutant aux grèves, aux coupures de courant et à une crise bancaire, l’explosion est un symptôme de l’effondrement de cet état pourri.

Il est à noter qu’elle a dévasté la vie des Beyrouthins aisés qui ont jusqu’à présent réussi à se préserver des autres aspects de la crise. Une amie à laquelle je me fie comme étant un baromètre de l’humeur de la ville a décrit "vivre comme un animal" - dans le sens de ne pas vraiment comprendre ce qui se passe autour de soi. Ce qu’elle voulait surtout savoir, c’était si l’Occident était prêt à aider.

Anthony Elghossain, qui est en train d’écrire un livre sur la politique occidentale au Levant depuis les années 1950, et dont l’appartement dans la ville a été détruit par l’explosion, pense que l’Occident doit veiller à ce que le soutien qu’il offre finalement ne se limite pas à enraciner l’oligarchie responsable du chaos.

Selon lui, "les amis du Liban et de sa diaspora doivent se reposer sur des fonds venant de la population (crowdsourcing) et explorer d’autres moyens de travailler par le biais d’organisations internationales et nationales pour aider le Liban à se reconstruire". Cette tâche est urgente car les différentes factions tentent déjà clairement d’exploiter la situation : le week-end dernier, des médicaments donnés par le Koweït auraient déjà été mis en vente dans des pharmacies de Beyrouth.

Le Liban a longtemps compté sur ses amis étrangers, mais le ton de Macron la semaine dernière indique que la patience de l’un de ses plus grands soutiens est maintenant à bout. Elghossain espère que ses compatriotes vont enfin admettre qu’il existe une corrélation directe entre la puissance du Hezbollah et la réticence croissante du monde extérieur à lui venir en aide.

"Tous les partis politiques libanais sont passivement complices et activement criminels", dit-il. "Tous sont problématiques, mais certains le sont plus que d’autres. Le Hezbollah est le parti le plus puissant ; c’est aussi le parti le plus problématique sur le plan international".

S’attaquer au Hezbollah est plus facile à dire qu’à faire. Cette organisation terroriste particulièrement dangereuse sert de déambulateur au sénile président Michel Aoun et son existence convient à de nombreux autres membres de l’élite égoïste du pays, ne serait-ce que pour faire peur aux gens afin d’obtenir leur soutien.

Le Liban est pris dans un cercle vicieux : sa politique corrompue a provoqué une crise telle qu’on pense aujourd’hui que les trois quarts des Libanais vivent dans la pauvreté. Dans une telle situation, le clientélisme et la protection offerts par leurs politiciens ont un impact durable, même si celui-ci est affaibli. En outre, d’autres États arabes feront tout leur possible pour éviter que le gouvernement libanais ne soit éjecté par une révolution populaire, ce qui pourrait donner des idées à leurs propres citoyens.

La détermination de Macron à réunir une coalition internationale a un précédent. En 1861, à la suite des massacres sectaires de l’année précédente, les Ottomans ont accordé aux Maronites chrétiens une certaine autonomie. Pour rassurer les Maronites, le Règlement Organique - comme on l’appelait à tort, car il était le résultat d’une intense pression occidentale - était garanti par les cinq puissances européennes : Grande-Bretagne, France, Autriche, Russie et Prusse. Macron pense-t-il à quelque chose de ce genre pour briser le cycle de destruction dans lequel se trouve le Liban ?

Quelles sont les chances de réussite ? Il ne fait aucun doute que de nombreux Libanais souhaitent ardemment un changement profond. Macron a reçu un accueil tumultueux. Mais les zones les plus touchées, où il a effectué sa promenade la semaine dernière, se trouvent dans l’est chrétien de la ville, où il peut s’attendre à beaucoup de bienveillance.

La grande question est de savoir comment le Hezbollah - dont les représentants ont assisté aux discussions de la semaine dernière - va réagir à la plus grande menace qui pèse sur le pouvoir qu’il a accumulé depuis qu’il a combattu les Israéliens en 2006.

"Toutes les ressources du Hezbollah sont à la disposition de l’Etat libanais", a déclaré de façon révélatrice son chef, Hassan Nasrallah, dans un discours défensif vendredi dernier, dans lequel il a accusé d’autres gens de rejeter, de façon réflexe, la responsabilité de la catastrophe sur son organisation qui contrôle le port. Son ton suggère qu’il sait être vulnérable.

Comme le montre le pacte de 1943, les hommes politiques libanais ont toujours dû composer avec un faible niveau de confiance entre les personnes qu’ils sont censés représenter. Cela ne marche plus. Mais si on secoue tout ça trop fort, le danger de voir le pays tout entier exploser est bien réel.

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