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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-68

George Orwell : Vous et la bombe atomique

Par George Orwell, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 2 septembre 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

George Orwell : Vous et la bombe atomique

Par George Orwell le 19 Octobre 1945

Cette contribution de George Orwell a été à l’origine publiée par la Tribune le 19 octobre 1945, deux mois après l’explosion de bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki, au Japon, bombes larguées par le seul pays à les avoir utilisées pour tuer des gens et détruire des villes, à savoir les États-Unis. Orwell avait déjà largement écrit sur le sujet (cf A Bomb), mais cet article était exceptionnel par les idées qu’il partageait concernant la répartition mondiale de l’arme atomique. De plus, il était clair que le travail de base de son roman, 1984, avait été parachevé par cette publication.

Vous et la bombe atomique par George Orwell-1

Compte tenu de la probabilité que d’ici 5 ans nous soyons tous réduits en poussière par son explosion, la bombe atomique n’a pas suscité autant de débats qu’on aurait pu le penser. Les journaux ont publié de nombreux graphiques, de peu d’utilité pour un homme moyen, décrivant les protons et les neutrons en train de faire leur travail, et on a beaucoup répété l’inutile déclaration selon laquelle la bombe "devrait être placée sous contrôle international".

Mais curieusement, peu de choses ont été dites, en tout cas dans la presse, sur la question la plus urgente et la plus intéressante pour nous tous, à savoir : "est-ce que ces trucs là sont difficiles à fabriquer ?" La seule information dont nous - c’est-à-dire le grand public - disposions à ce sujet nous est parvenue de façon assez indirecte, suite à la décision du président Truman de ne pas livrer à l’URSS certains secrets.

Il y a quelques mois, alors que la bombe n’était encore qu’une rumeur, on croyait généralement que la fission de l’atome était une affaire ne relevant que des seuls physiciens, et que lorsque le problème serait résolu, une nouvelle arme dévastatrice serait à la portée de presque tout le monde. (La rumeur ajoutait même qu’à tout moment, un détraqué solitaire dans son laboratoire pourrait faire voler la civilisation en éclats, aussi facilement que de faire exploser un pétard).

Si cela s’était vérifié, tout le cours de l’histoire en aurait été brutalement modifié. La distinction entre grands et petits États aurait été balayée, et le pouvoir de l’état sur l’individu en aurait été considérablement amoindri. Cependant, il ressort des propos du président Truman, et des divers commentaires qui s’en sont suivis, que la bombe est incroyablement coûteuse et que sa fabrication exige un immense effort industriel, comme seuls trois ou quatre pays dans le monde en sont capables. Ce point est d’une importance cardinale, car cela peut bien signifier que la découverte de la bombe atomique, bien loin de renverser l’histoire, va simplement intensifier les tendances apparues depuis une douzaine d’années.

Dire que l’histoire de la civilisation est en gros l’histoire des armes est un lieu commun. En particulier, le lien entre la découverte de la poudre à canon et le renversement de la féodalité par la bourgeoisie a été souligné à maintes reprises. Et bien que je ne doute aucunement que des exceptions puissent être avancées, je pense que la règle que je précise ici est pour l’ensemble vraie : les périodes au cours desquelles l’arme prédominante est coûteuse ou difficile à fabriquer seront plutôt des âges de despotisme, alors que lorsque l’arme prédominante est bon marché et simple, les gens ordinaires ont une chance.

Ainsi, par exemple, les chars, les cuirassés et les avions bombardiers sont des armes intrinsèquement tyranniques, tandis que les fusils, les mousquets, les arcs longs et les grenades à main sont des armes intrinsèquement démocratiques. Une arme complexe rend les forts plus forts, alors qu’une arme simple - tant qu’il n’y a pas d’arme de riposte - donne des griffes aux faibles.

La grande époque de la démocratie et de l’autodétermination nationale a été celle du mousquet et du fusil. Après l’invention du silex, et avant l’invention de l’amorce à percussion, le mousquet était une arme assez efficace, et en même temps si simple qu’elle pouvait être produite presque partout. La combinaison de ses qualités a permis le succès des révolutions américaine et française, et a fait d’une insurrection populaire une affaire plus sérieuse qu’elle ne pourrait l’être de nos jours.

Après le mousquet est venu le fusil à chargement par la culasse. C’était une chose relativement complexe, mais il pouvait encore être produit dans des dizaines de pays, et il était bon marché, facile à faire passer en contrebande et économe en munitions. Même le pays le plus sous-développé pouvait toujours se procurer des fusils d’une provenance ou d’une autre, de sorte que les Boers, les Bulgares, les Abyssins, les Marocains - et même les Tibétains - pouvaient se battre pour leur indépendance, parfois avec succès.

Mais par la suite, chaque développement de la technique militaire a favorisé l’État par rapport à l’individu, et le pays industrialisé par rapport au pays sous-développé. Les foyers de pouvoir sont de moins en moins nombreux. Déjà, en 1939, il n’y avait que cinq États capables de faire la guerre à grande échelle, et aujourd’hui il n’y en a plus que trois - peut-être même deux.

Cette tendance est évidente depuis des années, et a été soulignée par quelques observateurs déjà avant 1914. La seule chose qui pourrait inverser la tendance serait la découverte d’une arme - ou, plus exactement, d’une méthode de combat - qui ne dépende pas d’énormes concentrations d’installations industrielles.

Vous et la bombe atomique par George Orwell-2

De divers éléments, on peut déduire que les Russes ne possèdent pas encore le secret de la fabrication de la bombe atomique ; d’autre part, le consensus de l’opinion semble être que ce sera le cas d’ici quelques années. Nous avons donc devant nous la perspective de deux ou trois super-États monstrueux, possédant chacun une arme permettant d’anéantir des millions de personnes en quelques secondes, se partageant ainsi le monde entre eux.

On a supposé assez hâtivement que cela signifiait des guerres plus vastes et plus sanglantes, et peut-être la fin réelle de la civilisation des machines. Mais supposons - et réellement, c’est l’évolution la plus probable - que les grandes nations survivantes concluent un accord tacite pour ne jamais utiliser la bombe atomique les unes contre les autres ?

Supposons qu’elles ne l’utilisent, ou ne menacent de l’utiliser, que contre des personnes qui ne sont pas en mesure de riposter ? Dans ce cas, nous en reviendrions à la situation antérieure, la seule différence étant que le pouvoir est concentré dans encore moins de mains et que les perspectives des peuples sujets et des classes opprimées sont encore plus désespérées.

Lorsque James Burnham a écrit The Managerial Revolution, de nombreux Américains étaient convaincus que les Allemands gagneraient la partie européenne de la guerre, et il était donc naturel de supposer que l’Allemagne et non la Russie dominerait la partie eurasienne de la terre, tandis que le Japon resterait maître de l’Asie de l’Est. C’était une erreur de calcul, mais cela n’affecte pas l’argument principal.

Car l’image géographique du nouveau monde que Burnham a brossée s’est avérée exacte. Il est de plus en plus évident que la surface de la terre est divisée en trois grands empires, chacun d’eux étant autonome et coupé du monde extérieur, et chacun étant dirigé, sous un aspect ou un autre, par une oligarchie auto-élue.

1945 LA FIN

Le marchandage quant à la délimitation des frontières se poursuit et continuera pendant quelques années, et le troisième des trois super-États - l’Asie de l’Est, dominée par la Chine - relève encore davantage d’une éventualité que d’une réalité. Mais la dérive générale est indéniable, et chaque découverte scientifique de ces dernières années l’a accélérée. On nous a dit un jour que l’avion avait "aboli les frontières" ; en fait, ce n’est que depuis que l’avion est devenu une arme redoutable que les frontières sont devenues résolument infranchissables. On attendait autrefois de la radio qu’elle favorise la compréhension et la coopération internationales ; elle s’est révélée être un moyen d’isoler une nation d’une autre.

La bombe atomique pourrait bien compléter le processus en privant les classes exploitées et les peuples de tout pouvoir de révolte, et en mettant dans le même temps les possesseurs de la bombe sur une base militaire égalitaire. Incapables de se conquérir les uns les autres, ils continueront probablement à régir le monde entre eux, et il est difficile de prévoir comment l’équilibre peut être rompu, sauf par des changements démographiques lents et imprévisibles.

Depuis quarante ou cinquante ans, M. H. G. Wells et d’autres nous avertissent que l’homme risque fort de se détruire lui même avec ses propres armes, laissant les fourmis ou d’autres espèces grégaires prendre le dessus. Quiconque a vu les villes en ruines de l’Allemagne trouvera cette notion au moins pensable. Néanmoins, si l’on regarde le monde dans son ensemble, depuis plusieurs décennies la dérive n’est pas d’aller vers l’anarchie mais plutôt vers vers la résurgence de l’esclavage.

Nous n’allons peut-être pas vers un effondrement général, mais nous allons vers une époque aussi horriblement stable que les empires esclavagistes de l’Antiquité. La théorie de James Burnham a fait l’objet de nombreuses discussions, mais peu de gens ont encore envisagé ses implications idéologiques - c’est-à-dire pensé au genre de vision du monde, au genre de croyances et à la structure sociale qui prévaudraient probablement dans un État à la fois impossible à conquérir et en état permanent de "guerre froide" avec ses voisins.

Si la bombe atomique s’était avérée être quelque chose d’aussi bon marché et facile à fabriquer qu’une bicyclette ou un réveil, elle aurait pu nous replonger dans la barbarie, mais d’un autre côté elle aurait pu aussi signifier la fin de la souveraineté nationale et de l’État policier fortement centralisé. Si, comme cela semble être le cas, c’est un objet rare et coûteux, aussi difficile à produire qu’un cuirassé, il est beaucoup plus probable qu’elle puisse mettre fin à des guerres de grande ampleur au prix de la prolongation indéfinie d’une "paix qui n’est pas la paix".

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