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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-69

Le palais de la honte qui enrage la Chine

Par Chris Bowlby, traduit par Jocelyne le Boulicaut

jeudi 3 septembre 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Le palais de la honte qui enrage la Chine

2 Février 2015 Par Chris Bowlby, BBC News, Pékin

Ruines du Palais D’Eté

Il existe une blessure historique profonde et vivace dans les relations entre le Royaume-Uni et la Chine, une blessure dont la plupart des Britanniques ne savent rien mais qui crée une grande souffrance en Chine. Elle provient de la destruction du plus beau palais du pays.

Cela a été décrit comme le Ground Zero chinois, un endroit qui conte une histoire de destruction culturelle connue de tous en Chine mais de presque personne en dehors.

Le sort du palais laisse un goût amer dans les esprits chinois et refait constamment surface dans des films populaires, des débats médiatiques enragés et de furieuses disputes à propos de ventes d’art internationales.Et cela a laissé un héritage controversé dans les collections d’arts britanniques - royales, militaires, privées - remplies d’objets pillés.

Pure coïncidence, un des personnages centraux de cette histoire est Lord Elgin - fils de l’homme qui a arraché à la Grèce les marbres du Parthénon, dits "marbres Elgin".

Mais il y a un rebondissement, une face cachée à l’histoire, que j’ai explorée parce qu’elle implique mon ancêtre, Thomas Bowlby, un des premiers correspondants étrangers britanniques. Sa torture et sa mort aux mains des chinois - et la vengeance des britanniques, la destruction du Palais d’Eté à Pékin en 1860 - fut un moment, dit un savant, qui "changea l’histoire du monde".

Aujourd’hui le site n’est que ruines, piles de murailles calcinées, lacs envahis de plantes, des pelouses et quelques pierres éparpillées là où se dressaient de nombreux bâtiments. Le site grouille de nombreux visiteurs, amenés là dans le cadre d’un programme "d’éducation patriotique" financé par le gouvernement.

Comme chacun en Chine l’apprend, il fut jadis la plus belle collection d’architecture et d’art du pays. Son nom chinois était Yuanmingyuan, le Jardin de l’harmonie préservée, où les empereurs chinois avaient construit un immense ensemble de palais et autres bâtiments raffinés, et les avaient emplis de trésors culturels.

Une nouvelle reconstitution numérique effectuée par une équipe de l’Université de Tsinghua donne une idée réaliste de ce à quoi ressemblait cet endroit extraordinaire quand, il y a 155 ans, une armée Franco-britannique approcha de Pékin :

nouvelle reconstitution numérique effectuée par une équipe de l’Université de Tsinghua

L’armée fut envoyée vers la fin de la Guerre de l’Opium pour forcer les dirigeants de l’empire chinois à ouvrir davantage leur pays au commerce et à l’influence occidentale. Au commandement côté britannique, le 8e Comte d’Elgin, issu d’une des plus grandes familles de l’histoire de l’Empire Britannique.

Avec lui se trouvait Thomas William Bowlby, du Times. Elgin décrivait Bowlby comme "remarquablement agréable" et jugea que celui-ci serait positif pour son image en Grande Bretagne, "le moyen de diffuser des informations fiables sur bien des points".

Thomas William Bowlby

Les deux hommes se lièrent d’amitié pendant leur voyage vers la Chine comme des touristes qui visiteraient les pyramides d’Egypte. Quand ils furent arrivés en Chine, Bowlby fit part, dans ses articles de presse et dans son journal intime, de son admiration pour certains aspects de la vie chinoise, ses magnifiques bâtiments et ses "jardins admirablement cultivés".

Un temple dans les ruines de l’ancien Palais d’été, vers 1860

Mais à l’admiration culturelle se mêlait la dure réalité d’une guerre brutale. Il rapporta également de manière très partiale la campagne militaire des forces anglo-françaises approchant inexorablement de Pékin.

Le nouveau canon Armstrong de l’armée britannique, a-t-il noté, infligeait des "blessures absolument horribles" aux Chinois. "Il fracasse tout ce qu’il touche." En raison de cette puissance militaire, Bowlby était persuadé que les dirigeants de l’empire chinois, ces "mandarins incrédules et mous", comme il les appelait, "demanderaient bientôt grâce".

Ayant hâte d’assister à la fin de la guerre, il accompagna une délégation de représentants britanniques et français, ainsi qu’une escorte armée indienne, pour négocier ce qu’ils pensaient être la reddition chinoise. Cela allait s’avérer être une grave erreur d’appréciation.

Pendant ce temps, les troupes Françaises atteignaient Pékin et le Palais d’été, où elles commençaient à se servir dans les collections de porcelaines, soies et livres anciens, ou simplement à détruire ce qu’elles trouvaient.

Les troupes britanniques se joignirent à elles quand elles arrivèrent peu de temps après. "Les officiers et les hommes semblaient avoir été saisis de folie passagère", dit un témoin. "Ils étaient entièrement absorbés, corps et âmes, dans une seule quête, qui était de piller, piller". Quand Lord Elgin arriva, il consigna dans un premier temps son horreur dans son journal. "La guerre est une affaire détestable. Plus on y assiste, plus elle nous dégoûte."

Mais le pillage était une part traditionnelle de la solde d’une armée, et Elgin aida à organiser des enchères de milliers d’oeuvres d’art et autres objets qui avaient été saisis. La tradition militaire était de partager les prises, les officiers et autres gradés prenant leur part, et une partie de l’argent étant utilisée pour dédommager les familles des soldats morts ou blessés.

Cela aurait pu être la fin du pillage et de la destruction. Mais c’est alors que des informations parvinrent, la délégation partie négocier la reddition chinoise avait été faite prisonnière. Certains de ses membres, dont le journaliste Bowlby, avaient été torturés et tués.

"Pendant trois jours les hommes furent ligotés, et pendant trois jours leurs liens furent trempés d’eau pour qu’ils deviennent de plus en plus serrés", raconte l’historienne Vera Schwarcz. "A chaque fois qu’ils réclamaient de l’eau, on leur remplissait la bouche de poussière." Finalement, plusieurs prisonniers moururent, leurs cadavres étaient à peine reconnaissables.

En réponse, Lord Elgin ordonna aux troupes britanniques d’incendier tous les bâtiments du Palais d’été. La destruction, écrivit-il plus tard, avait pour but "de souligner, par un acte solennel de représailles, l’horreur et l’indignation... que nous avait inspiré la perpétration d’un immense crime".

Il s’inquiétait aussi de sa réputation en Grande-Bretagne. "Qu’aurait dit de moi le Times", aurait-il dit à un commandant français, "si je n’avais pas vengé son correspondant ?" L’incendie de tous les splendides bâtiments dura plusieurs jours.

" Tant que je vivrai, à chaque fois que je penserai au bon goût et à la beauté, au savoir-faire et à l’antiquité", écrivit James M’Ghee, aumônier des forces Britanniques, "Je reverrai en pensée certains aspects de ces terres, de ces palais, et je regretterai toujours la sévère mais juste nécessité qui les a réduits en cendres."

Lord Elgin : "Il y a des choses qui sans doute auraient pu être faites différemment"

J’ai rendu visite à l’actuel Lord Elgin, en sa demeure ancestrale en Ecosse, pour lui demander comment il expliquait ce qui s’était passé en 1860. Il m’a montré, dans les archives familiales, un dessin du retour au quartier général britannique, du corps mutilé de Bowlby dans un cercueil, fait par un officier britannique. "Il y a des choses qui auraient peut-être pu se faire différemment", dit-il à propos de son ancêtre. "En même temps, il faut réaliser ce qui a été ressenti - un sentiment intense - à ce moment précis".

La Chine rejette de telles explications. "C’est ce qu’ils disent pour justifier leurs actes," dit de ces événements Wand Daochent, éminent savant. "C’est leur façon d’essayer de conserver leur soi-disant supériorité morale."

Peu après la destruction du Palais d’Eté en 1860, le 8e Comte d’Elgin fit une entrée triomphale dans le centre de Pékin, son défilé symbolisant la domination britannique et occidentale, et l’humiliation chinoise. Pendant un certain temps par la suite, la mémoire de ce qui s’était passé s’évanouit des esprits chinois tandis que le pays entrait dans la modernisation, la fin du pouvoir impérial, la guerre et l’arrivée du communisme.

"Certes, lors de la Révolution culturelle menée par les communistes dans les années 60," dit l’historienne Vera Schwarcz, "certains restes du Palais d’été furent littéralement tailladés au couteau par les Gardes Rouges". Ils haïssaient ce qui leur rappelait le passé impérial.

Sept des têtes du zodiaque sont désormais conservées dans des musées chinois.

La Chine s’intéresse également de plus en plus aux oeuvres d’art qui furent pillées par les forces françaises et britanniques, et emmenées en Europe. Elles furent largement vendues et se trouvent encore dans toutes sortes de collections privées et publiques.

Un récent film de la star des arts martiaux Jackie Chan a provoqué un sentiment d’amertume dans les esprits chinois. Il joue un rôle de héros prêt à tout tentant de reprendre à de vils collectionneurs et musées occidentaux un ensemble de gravures de têtes d’animaux du zodiaque en bronze, qui figurent parmi les objets les plus célèbres pillés lors du sac du Palais d’été. Les enquêteurs chinois officiels quand au pillage semblent tout aussi déterminés, même s’ils ne recourent pas à la violence

Une tête de zodiaque

Depuis les manifestations de la place Tienanmen contre le pouvoir communiste en 1989, les dirigeants chinois ont essayé de renforcer leur autorité en encourageant la fierté patriotique concernant l’histoire du pays, et d’apprendre aux citoyens que seul un gouvernement fort peut aujourd’hui éviter que ne se répète l’humiliation due à des étrangers vécue au XIXe siècle .

Le site des ruines de l’ancien Palais d’été est un endroit idéal pour en faire la démonstration."Nous prévoyons de débuter par un ensemble d’actions pour récupérer ces antiquités et les ramener en Chine", dit Niu Xianfenc, directeur général du Fond des trésors nationaux, affilié au ministère de la Culture chinois. "La Chine n’abandonnera jamais le droit qui est le sien de ramener ces trésors pillés ou volés."

Liu Yang a passé des années à rechercher les oeuvres d’art provenant du palais

Liu Yang, un chercheur qui a passé 15 ans a traquer les oeuvres d’art, dit que "les musées britanniques ne répondent jamais" quand il écrit pour leur demander ce qu’ils détiennent. Mais il a rassemblé sur son ordinateur des centaines d’images d’objets pillés.

Il a même des photos d’un chien pékinois, volé par un soldat britannique à Yuanmingyuan, et offert à la reine Victoria. Il fut le premier chien de sa race à venir en Grande-Bretagne, et il fut nommé "Looty" [de loot : piller, NdT]

Un portrait de Looty se trouve toujours dans la Royal Art Collection, même si des articles de presse ont par la suite raconté que le chien fut ostracisé par les autres chiens royaux en raison de ses "habitudes et apparence orientales", et il dut être déménagé de Buckingham Palace à Sandringham.

La collection royale compte d’autres objets qu’on pense liés au sac du Palais d’été de Pékin, y compris des sceptres impériaux chinois, des plaques de cuivre et un paravent d’acajou.

Looty, le premier Pékinois au Royaume-Uni (Royal Collection Trust/© Her Majesty Queen Elizabeth II 2014)

La collection Wallace de Londres possède de magnifiques vases impériaux provenant du palais. Les musées militaires britanniques possèdent également de nombreux objets. Au musée des Royal Engineers dans le Kent, le conservateur adjoint James Scott m’a montré un magnifique ornement de jade rapporté de la campagne de 1860. On y trouve également des parties d’un trône impérial chinois acquis par l’officier Charles Gordon (plus tard rendu célèbre par sa mort à Khartoum) - utilisé pendant de nombreuses décennies comme élément du mobilier du mess des officiers.

Il est délicat de marquer ces objets. "Nous ne mentionnons pas du tout le mot "butin". Nous essayons de garder une interprétation aussi neutre que possible", dit Scott.

Les commissaires-priseurs doivent faire preuve d’une délicatesse similaire, car ils peuvent réaliser d’énormes bénéfices lorsque des objets provenant initialement du palais d’été sont revendus aujourd’hui. La preuve de leur origine en tant que partie de la collection impériale chinoise - comme les inscriptions faites par les soldats qui les ont pillés - augmente énormément leur valeur potentielle.

Certains nouveaux riches Chinois ont fait des offres pour de tels objets. Mais le fait de devoir payer pour des œuvres d’art qui ont été volées - et c’est ainsi que le voient de nombreux Chinois - fait naître un ressentiment croissant.

Les conservateurs de musées chinois ont protesté lors de la vente aux enchères de ce sceau impérial à Paris en 2009, arguant qu’il avait été pillé dans l’ancien palais d’été

Et qu’en est-il de la famille Elgin ? Lord Elgin pense-t-il aujourd’hui que les oeuvres d’art devraient être rendues à la Chine ? "C’est un très bon argument", concède-t-il. Mais "la beauté d’une chose est inhérente à celle-ci, quelque soit l’endroit où elle se trouve".

Dans la maison familiale, il m’a montré une magnifique paire de sculptures de cigognes en bronze, données à l’origine par l’empereur japonais à son homologue chinois, puis ramenées de Pékin par le 8e comte d’Elgin après sa campagne de Chine. "Ces choses-là arrivent", dit-il à propos des événements de 1860. "Il est important d’aller de l’avant, plutôt que de regarder sans cesse en arrière."

Et les relations entre la Grande-Bretagne et la Chine sont certainement tournées vers un nouvel avenir. Pour Lord Elgin, le symbole en a été lorsque des ouvriers chinois sont arrivés au chantier naval de Rosyth, tout près de chez lui, pour installer une énorme grue, nécessaire à la construction des nouveaux porte-avions britanniques. Les ouvriers ont commencé à se servir dans les stocks de colza de Lord Elgin - un mets délicat en Chine. Au début, il s’y est opposé, mais il a fini par voir cela comme une sorte de "prêté pour un rendu".

Mais les Chinois attendent bien plus de compensations que cela pour ce qui s’est passé en 1860. Ils se rendent compte qu’il sera très difficile, si longtemps après ces évènements, de récupérer ce qui a été pris au Palais d’été, mais ils souhaitent au moins que la Grande-Bretagne reconnaisse plus ouvertement ce qu’il s’est passé.

Les Français, qui ont participé au pillage du palais, ont exprimé plus ouvertement leurs regrets. "Nous nous disons civilisés et eux barbares", a dit l’écrivain Victor Hugo indigné par la destruction du Palais d’été. "Voici ce que la Civilisation a fait à la Barbarie".

Un livre français récent, Le sac du Palais d’été de Bernard Brizay, a été traduit en chinois et a reçu un accueil chaleureux en Chine.

Au Palais d’Eté

Au Royaume-Uni, l’accent est très majoritairement mis sur l’avenir - sur les investissements et le commerce chinois - et non sur le passé.

Le Premier ministre David Cameron a parlé d’un nouveau "partenariat de respect et de compréhension mutuels" avec la Chine et c’est dans ce contexte que le Duc de Cambridge se rendra bientôt dans le pays. Mais développer cette relation pourrait un jour signifier faire face à un passé douloureux que la Chine n’a pas oublié.

Même en Chine cependant, la mémoire est sélective. Une partie de l’histoire de 1860 a déjà été enterrée, comme je l’ai découvert lorsque je suis allé chercher la tombe de Thomas Bowlby. Au lieu d’un cimetière, tout ce que j’ai trouvé, c’est un terrain de golf.

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