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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-105

25 ANS - Le dernier article de Bob Parry : Un manifeste sur l’état du journalisme

Par Bob Parry, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 7 décembre 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

25 ANS - Le dernier article de Bob Parry : Un manifeste sur l’état du journalisme

Le 15 novembre 2020 Par Robert Parry. Publié initialement le 31 décembre 2017

En 2017, à la veille du Nouvel An, moins d’un mois avant sa mort, le fondateur de CN (Consortium News), Bob Parry, a écrit son dernier article, un manifeste sur la vocation de journaliste et le risque de voir disparaître le journalisme, une inquiétante prédiction de ce qui devait arriver.

Le regretté Robert Parry

Le défunt journaliste d’investigation Robert Parry a publié de nombreux articles sur l’Iran-Contra pour The Associated Press et Newsweek dans les années 1980. Il a fondé Consortium News en 1995, celui-ci fête aujourd’hui ses 25 ans en tant que premier site d’information et d’analyse indépendant.

Pour les lecteurs qui considèrent Consortium News comme une source d’information quotidienne, je voudrais présenter mes excuses personnelles pour notre production irrégulière de ces derniers jours. La veille de Noël, j’ai subi une attaque qui a affecté ma vue (surtout ma lecture et donc mon écriture), mais apparemment pas grand-chose d’autre. Les médecins se sont également efforcés de comprendre exactement ce qui s’était passé, car je n’ai jamais souffert d’hypertension, je n’ai jamais fumé et mon examen médical récent n’a rien révélé d’anormal. Peut-être mon slogan personnel « Chaque jour est un jour de travail » y est-il pour quelque chose.

La vilenie permanente qui règne de façon officielle à Washington et au sein du journalisme national y sont aussi peut-être pour quelque chose. Il semble que depuis mon arrivée à Washington en 1977, en tant que correspondant de The Associated Press, la dégradation de la démocratie et du journalisme américains soit allée de mal en pis.

D’une certaine manière, les républicains ont intensifié la guerre de propagande vicieuse qui a suivi le Watergate, refusant d’accepter que Richard Nixon soit coupable de quelque malversation incroyable (notamment le sabotage des pourparlers de paix du président Johnson au Vietnam en 1968 pour prendre l’avantage lors des élections, puis les sales coups politiques et les dissimulations qui ont culminé par le Watergate).

Plutôt que d’accepter la réalité de la culpabilité de Nixon, de nombreux républicains ont simplement renforcé leur capacité à mener une guerre de l’information, notamment en créant des organismes de presse idéologiques pour protéger le parti et ses dirigeants d’un « autre Watergate ».

Ainsi, lorsque le démocrate Bill Clinton a battu le président George H. W. Bush aux élections de 1992, les républicains ont utilisé leurs médias et leur contrôle de l’appareil des procureurs spéciaux (par l’intermédiaire du président de la Cour suprême William Rehnquist et du juge de la Cour d’appel David Sentelle) pour déclencher une vague d’enquêtes visant à remettre en cause la légitimité de Clinton, ce qui a finalement permis de découvrir sa liaison avec la stagiaire de la Maison-Blanche Monica Lewinsky.

L’idée avait germé que la manière de vaincre son adversaire politique n’était pas seulement de présenter un meilleur argument ou de susciter un soutien populaire, mais de déterrer un "crime" qui pourrait lui être imputé, à lui ou elle d’ailleurs.

Le fait que le GOP (Grand Old Party, pour parti républicain, NdT) ait réussi à porter préjudice à Bill Clinton a rendu possible la "victoire" contestée de George W. Bush en 2000 lui permettant d’accéder à la présidence malgré la perte du vote populaire et presque certainement la perte de l’état clé de Floride si tous les bulletins légalement autorisés par l’État avaient été comptés. De plus en plus, l’Amérique – même au sommet de son statut d’uni-puissance – a pris l’allure d’une République bananière, sauf que les enjeux pour le monde sont beaucoup plus importants.

Bien que je n’aime pas le mot « militarisé », c’est le mot qui a commencé à caractériser la façon dont l’ « information » était utilisée en Amérique. Le but de Consortium News, que j’ai fondé en 1995, était d’utiliser le nouveau média moderne qu’est qu’Internet pour permettre aux anciens principes du journalisme d’avoir un nouveau siège, i.e., un endroit où approfondir les faits importants et donner à chacun une chance équitable. Mais nous n’étions qu’une minuscule goutte d’eau dans l’océan.

La tendance à utiliser le journalisme comme un simple front de plus dans une guerre politique sans merci s’est poursuivie, les démocrates et les libéraux s’adaptant aux techniques efficaces mises au point essentiellement par les républicains et par les conservateurs les plus influents.

L’élection de Barack Obama en 2008 a marqué un nouveau tournant, les républicains contestant une nouvelle fois sa légitimité avec de fausses révélations quant à sa « naissance kényane », une insulte raciste popularisée par la star de la "télé-réalité" Donald Trump. Les faits et la logique n’avaient plus aucune importance. Il convenait d’utiliser tout ce qu’on avait pour diminuer et détruire son adversaire.

Nous avons constaté des tendances similaires lorsque les agences de propagande du gouvernement américain ont développé des arguments pour diaboliser les adversaires étrangers et ensuite pour salir les Américains qui mettaient en doute les faits ou contestaient les exagérations les qualifiant de « faisant l’apologie ».

Cette approche a été adoptée non seulement par les républicains (pensez au président George W. Bush trafiquant la réalité en Irak en 2003 pour justifier l’invasion de ce pays sous de faux prétextes) mais aussi par les démocrates qui ont encouragé des représentations douteuses voire carrément fausses du conflit en Syrie (notamment en accusant le gouvernement syrien d’attaques par armes chimiques en dépit de preuves solides indiquant que les événements avaient été mis en scène par Al-Qaïda et d’autres militants devenus le fer de lance de l’objectif interventionniste néocon/libéral pour éliminer la dynastie Assad et installer un nouveau régime plus acceptable tant pour l’Occident que pour Israël).

« L’idée avait germé que la manière de vaincre son adversaire politique n’était pas seulement de présenter un meilleur argument ou de susciter un soutien populaire, mais aussi de déterrer un "crime" qui pourrait lui être imputé ».

De plus en plus, je rencontrais des décideurs politiques, des militants et, oui, des journalistes qui se souciaient moins d’une évaluation minutieuse des faits et de la logique que de l’obtention d’un résultat géopolitique préétabli – et cette perte de normes objectives s’est profondément répercutée dans les salles les plus prestigieuses des médias américains.

Cette perversion des principes – la déformation de l’information pour l’adapter à une conclusion souhaitée – est devenue le modus vivendi de la politique et du journalisme américains. Et ceux d’entre nous qui insistaient pour défendre les principes journalistiques que sont le scepticisme et l’impartialité ont été de plus en plus rejetés par leurs collègues, une hostilité qui est d’abord apparue à droite et parmi les néoconservateurs, mais qui a fini par être également intégrée par le monde progressiste. Tout est devenu « guerre de l’information ».

Les nouveaux parias

C’est la raison pour laquelle nombre d’entre nous qui ont révélé d’importants dysfonctionnements du gouvernement dans le passé ont fini par être des exclus et des parias à la fin de leur carrière.

Le légendaire journaliste d’investigation Seymour Hersh, qui a contribué à exposer les principaux crimes d’État, depuis le massacre de My Lai jusqu’aux abus de la CIA contre les citoyens américains, y compris l’espionnage illégal et les tests de LSD sur des sujets sans méfiance, a littéralement dû exporter son journalisme d’investigation à l’étranger parce qu’il a découvert des preuves gênantes qui mettaient en cause des djihadistes soutenus par l’Occident dans une mise en scène d’attaques à l’arme chimique en Syrie afin que les atrocités soient imputées au président syrien Bachar al-Assad.

Le journaliste d’investigation Seymour Hersh

« La tendance à utiliser le journalisme comme un front de plus dans une guerre politique sans merci s’est poursuivie, les Démocrates et les libéraux s’adaptant aux techniques efficaces mises au point principalement par les républicains. »

Le groupe de pensée unique anti-Assad est si puissant en Occident que même les preuves tangibles que des événements ont été mis en scène, tels les premiers patients arrivant dans les hôpitaux avant que les avions du gouvernement n’aient pu larguer du gaz sarin, ont été écartées ou ignorées. Les médias occidentaux et la plupart des agences internationales et des ONG étaient bien déterminés à réunir les éléments pour obtenir un « changement de régime » et tous les sceptique étaient dénoncés comme « faisant l’apologie d’Assad » ou « théoriciens du complot », au diable les faits réels. Hersh et des experts en armement comme Theodore Postol du MIT (Massachussets Institute of Technology) ont donc été poussés dans le caniveau en faveur de nouveaux groupes branchés favorables à l’OTAN comme Bellingcat, dont les conclusions correspondent toujours parfaitement aux besoins de la propagande des puissances occidentales.

La diabolisation du président russe Vladimir Poutine et de la Russie n’est que l’aspect le plus dangereux de ce processus de propagande – et c’est là que les néoconservateurs et les interventionnistes libéraux se côtoient de la manière la plus significative.

L’approche des médias américains vis à vis de la Russie relève pratiquement maintenant de la propagande à 100 %. Y a-t-il un être humain sensé qui lise la couverture de la Russie par le New York Times ou le Washington Post et qui pense que cette dernière est traitée de façon neutre et les faits de façon impartiale ? Par exemple, l’histoire complète de la tristement célèbre affaire Magnitsky ne peut pas être racontée en Occident, pas plus que la réalité objective du coup d’État d’Ukraine en 2014. Le peuple américain et l’Occident en général sont soigneusement protégés de « l’autre version de l’histoire ». En effet, le simple fait de suggérer qu’il pourrait y avoir une autre version de l’histoire fait de vous quelqu’un qui « fait l’apologie de Poutine » ou un « valet du Kremlin ».

« L’Amérique – même au sommet de son statut d’uni-puissance – prenait toutes les apparences d’une République bananière, sauf que les enjeux pour le monde sont bien plus élevés. »

Apparemment, les journalistes occidentaux considèrent maintenant qu’il est de leur devoir patriotique de cacher des faits essentiels qui, autrement, compromettraient la diabolisation de Poutine et de la Russie. Il est ironique de constater que de nombreux « libéraux » qui se sont fait les dents sur le scepticisme concernant la Guerre froide et les fausses justifications de la guerre du Vietnam insistent maintenant sur le fait que nous devons tous accepter tout ce que la communauté du renseignement américain nous donne à gober, même si on nous dit d’accepter aveuglément ces affirmations.

La crise Trump

Voilà qui nous amène à la crise qu’est Donald Trump. La victoire de Trump sur la démocrate Hillary Clinton a renforcé le nouveau paradigme des « libéraux » qui embrassent toutes les revendications négatives en ce qui concerne la Russie simplement parce que des éléments de la CIA, du FBI et de l’Agence de sécurité nationale ont produit le 6 janvier dernier un rapport qui accusait la Russie d’avoir « piraté » des e-mails des démocrates et les avoir diffusés via WikiLeaks. Que ces analystes « triés sur le volet » (comme les qualifiait James Clapper, directeur du renseignement national) n’aient présenté aucune preuve et aient même admis qu’ils ne tenaient rien de tout cela comme étant des faits, ne semblait avoir aucune importance.

La haine de Trump et de Poutine était si intense que les anciennes règles du journalisme et de l’équité ont été balayées. Sur un plan personnel, j’ai été durement critiqué, même par des amis de longue date, pour avoir refusé de m’engager dans la « Résistance » anti-Trump. L’argument était que Trump constituait une menace tellement unique pour l’Amérique et le monde que je devais me rallier pour découvrir une justification à son éviction. Certains ont vu comme une sorte de trahison mon insistance fondée sur ces mêmes normes journalistiques que que j’avais toujours suivies.

D’autres personnes, y compris des rédacteurs en chef de tous les grands médias, ont commencé à traiter les allégations non prouvées de Russiagate comme des évidences. Le scepticisme n’était pas toléré et faire état du parti pris évident des « Never-Trumpers » au sein du FBI, du ministère de la Justice et des services de renseignement a été dénoncé comme étant une attaque contre l’intégrité des institutions du gouvernement américain.

Les "progressistes" anti-Trump se faisaient passer pour de véritables patriotes en raison de leur approbation désormais inconditionnelle des déclarations sans preuves des services américains de renseignement et de maintien de l’ordre.

La haine de Trump était devenue une sorte d’invasion de pilleurs de cadavres – ou alors beaucoup de mes collègues journalistes n’avaient peut-être jamais cru aux principes du journalisme que j’avais suivis tout au long de ma vie d’adulte.

Pour moi, le journalisme n’était pas seulement une couverture pour l’activisme politique ; c’était un engagement envers le peuple américain et le monde consistant à dire les informations importantes aussi exhaustivement et fidèlement que je le pouvais ; à ne pas biaiser les « faits » pour « coincer » un « mauvais » dirigeant politique ou « guider » le public dans une direction souhaitée.

Je croyais en fait que le but du journalisme dans une démocratie était de donner aux électeurs des informations impartiales et le contexte nécessaire pour que ceux-ci puissent se faire leur propre opinion et utiliser leur bulletin de vote – aussi imparfait soit-il – pour faire en sorte que les politiciens prennent des mesures au nom de la nation. La réalité désolante que j’ai comprise grâce à l’année dernière est qu’un nombre scandaleusement faible de personnes du gouvernement de Washington et des principaux médias d’information croient en réalité en une véritable démocratie ou à la nécessité d’un électorat informé.

Donald Trump et Hillary Clinton lors du troisième débat présidentiel de 2016, au cours duquel Clinton a qualifié Trump de « marionnette » de Vladimir Poutine.

Qu’ils l’admettent ou pas, ils croient en une « démocratie dirigée » dans laquelle les opinions « approuvées » sont mises au pinacle – indépendamment de leur absence de fondement factuel – et les preuves « non approuvées » sont écartées ou dénigrées, quelle que soit leur qualité. Tout devient une « guerre de l’information » – que ce soit sur Fox News, la page éditoriale du Wall Street Journal, MSNBC [chaîne d’information en continu du câble diffusée aux États-Unis et au Canada,NdT], le New York Times ou le Washington Post. Au lieu de fournir au public des informations de manière impartiale, celles-ci sont rationnées, découpées en morceaux destinés à susciter les réactions émotionnelles souhaitées et à obtenir un résultat politique.

« Les faits et la logique n’avaient plus d’importance. Il fallait utiliser ce qu’on avait pour diminuer et détruire son adversaire. »

Comme je l’ai dit précédemment, une grande partie de cette approche a été initiée par les républicains dans leur désir malavisé de protéger Richard Nixon, mais elle est maintenant devenue omniprésente et a profondément corrompu les démocrates, les progressistes et le journalisme traditionnel. Paradoxalement, les ignobles caractéristiques personnelles de Donald Trump - son mépris personnel des faits et son comportement personnel grossier - ont ôté le masque de l’Amérique officielle dans son ensemble.

Ce qui est peut-être le plus alarmant au sujet de l’année qui vient de s’écouler, c’est que le masque a maintenant disparu et que, à bien des égards, toutes les facettes du monde officiel de Washington se révèlent collectivement comme étant le reflet de Donald Trump, non intéressé par la réalité, exploitant les « informations » à des fins tactiques, désireux de manipuler ou d’escroquer le public. Bien que je sois sûr que de nombreux anti-Trump seront profondément froissés par ma comparaison des valeurs de l’establishment avec le grotesque Trump, il y a un point commun très troublant entre l’utilisation opportune des « faits » par Trump et ce qui a prévalu dans l’enquête sur le "Russiagate".

L’attaque dont j’ai été victime à la veille de Noël fait que j’ai maintenant du mal à lire et à écrire.Tout prend beaucoup plus de temps qu’autrefois – et je ne pense pas que je puisse maintenir le rythme effréné que j’ai connu pendant de nombreuses années.

Mais – à l’aube de la nouvelle année – si je pouvais changer une chose au sujet de l’Amérique et du journalisme occidental, ce serait que nous renoncions tous à la « guerre de l’information » au profit d’un respect suranné des faits et de loyauté – et que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour arriver à un électorat véritablement informé.

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