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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-48

Mise en lumière de la faillite du contre-terrorisme en Afrique

Par William Minter et Elizabeth Schmidt , traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 5 mai 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Mise en lumière de la faillite du contre-terrorisme en Afrique

Le 8 avril 2021, par William Minter et Elizabeth Schmidt

Vie quotidienne des soldats français de l’opération militaire Barkhane au Mali (Afrique) lancée en 2013 contre le terrorisme dans la région. (Shutterstock/Fred Marie)

Les mentalités ont changé. Les puissances extérieures doivent donc éviter de commettre les mêmes erreurs au Mozambique.

Le 10 mars, les États-Unis ont officiellement reconnu le groupe d’insurgés du nord du Mozambique comme étant une organisation terroriste étrangère. Bien que ce groupe soit localement désigné sous le nom d’al-Shabaab (qui signifie "les jeunes", et qui est sans aucun rapport avec l’organisation du même nom en Somalie), le département d’État américain l’appelle l’EI-Mozambique [EI = Etat islamique,NdT].

Cette désignation reflète les fondements idéologiques de la politique antiterroriste américaine en Afrique, à savoir qu’il existe tout un fatras de groupes extrémistes sans lien ou vaguement affiliés opérant sur le terrain, qui fonctionnent tous comme des avant-postes d’un ennemi terroriste mondial qui menace les États-Unis.

Les États-Unis et d’autres puissances occidentales s’apprêtent à fournir un nouveau soutien militaire aux forces gouvernementales du Mozambique engagées dans le conflit. Bien que l’implication internationale soit encore limitée, le fait de présenter ce conflit comme une bataille contre l’EI ouvre la porte à une nouvelle escalade militaire - sans pour autant garantir la protection des civils ni déployer le moindre effort pour s’attaquer aux racines du conflit.

Voilà qui serait une erreur fondamentale. Il suffit de se pencher sur les autres conflits récents dans les pays africains, là où les forces militaires locales aidées par des puissances extérieures ont intensifié la violence au lieu de l’atténuer. Les cas les plus connus en sont la Somalie et le Nigeria. Moins connus dans le monde anglophone sont les conflits au Mali, au Burkina Faso et au Niger, où les forces françaises et américaines sont très largement engagées.

Groupes Islamistes de militants actifs en Afrique (Département de la Défense)

Une critique émergente

La remise en question de la stratégie antiterroriste à l’origine de ces guerres n’est pas nouvelle. Nous faisons partie depuis longtemps des critiques qui affirment que les stratégies antiterroristes ont aggravé l’extrémisme violent (voir nos commentaires de 2009 et 2020). Ce qui est nouveau en 2021, du moins pour le Sahel, c’est que le consensus dans les cercles politiques occidentaux d’élite se transforme en une critique acerbe de la politique actuelle. Des publications récentes de Chatham House à Londres, du Center for Strategic and International Studies à Washington et de l’International Crisis Group à Bruxelles témoignent de ce changement.

Ces trois rapports s’accordent à dire que la politique occidentale de lutte contre le terrorisme au Sahel a échoué, étant à la fois sur-militarisée et inefficace. Tous affirment, dans un langage légèrement différent, que la politique doit être "rééquilibrée" ou "repensée" pour mettre l’accent sur la diplomatie et la bonne gouvernance. Ce qui inclut « parler avec les terroristes ». Et si l’accent mis sur la gouvernance, parallèlement à l’action militaire, fait depuis longtemps partie de la rhétorique de la communauté internationale et des puissances engagées dans la région, ce nouveau discours est clairement différent.

Le CSIS [Le Center for Strategic and International Studies basé à Washington est un cercle de réflexion, d’influence et de conseil américain en matière de politique étrangère fondé en 1962 aux États-Unis, NdT] soutient que les puissances extérieures doivent revoir leurs hypothèses erronées quand aux causes profondes de la violence au Sahel et recentrer leurs efforts sur la collaboration avec les partenaires locaux. Les objectifs devraient être d’établir une gouvernance réceptive et responsable, une distribution plus équitable des ressources et un processus de paix plus inclusif qui implique les militants.

De même, l’International Crisis Group met l’accent sur l’amélioration de la gouvernance, la garantie de services sociaux, les réformes fiscales et les pourparlers avec un éventail plus large de parties, sans exclure les populations locales et les militants.

Chatham House [Le Royal Institute of International Affairs, fondé en 1920, est un institut de réflexion basé à Londres, plus connu sous le nom de Chatham House. C’est en fait l’équivalent britannique du Council on Foreign Relations américain, NdT] souligne les lacunes que présente le paradigme dominant de la lutte contre le terrorisme, qui se concentre sur la notion de jihad mondial plutôt que sur les États corrompus et répressifs qui ne parviennent même pas à assurer des services sociaux et la sécurité à leurs citoyens.

Les trois études concluent que le problème n’est pas tant l’absence d’autorité de l’État, que plutôt l’existence d’États corrompus, répressifs et qui n’ont pas de comptes à rendre à la population. Cependant, il existe peu de preuves d’une volonté politique suffisante pour changer quoi que ce soit dans l’un ou l’autre des pays sahéliens.

Pas plus qu’il ne semble probable que les puissances occidentales modifieront leurs politiques et leurs pratiques pour les adapter à la nouvelle rhétorique, du moins pas de sitôt. Les institutions investies dans les solutions militaires ont bien plus d’influence que les groupes de réflexion politiques en raison de leur financement supérieur et de leur poids bureaucratique.

Elles bénéficient en outre d’une large adhésion à l’hypothèse qui voudrait que la domination militaire des groupes d’insurgés précède les tentatives de gouvernance. Le dogme de la lutte contre le terrorisme, renforcé au niveau mondial, occulte l’attention portée aux réalités des gouvernements nationaux et des communautés locales, qui demeure sporadique et incohérente.

La montée de l’extrémisme

En mars de cette année, le journaliste d’investigation Nick Turse, qui suit de près l’engagement militaire américain en Afrique depuis plus d’une décennie, a fait état de documents précédemment classifiés et d’un rapport du Pentagone montrant que les opérations spéciales américaines actives en Afrique depuis près de deux décennies ont largement échoué dans leur mission. En fait, l’activité extrémiste violente a augmenté, avec une hausse de 43 % pour la seule année 2020.

Plus troublant encore, le rapport du Centre africain d’études stratégiques du Pentagone a mis en évidence un schéma identique pour tous les conflits du continent. « L’augmentation de la violence islamiste militante démontre la croissance constante des capacités des groupes dans chacun des théâtres respectifs au cours des dernières années. Les niveaux de violence islamiste militante en Afrique se perpétuent sur une pente ascendante vertigineuse », conclut le rapport.

Existe-t-il une alternative ?

" Le Mozambique souffre de l’expression militaire d’un problème politique ".

Le rapport de Chatham House indique qu’aujourd’hui, au Sahel, « le succès dépend avant tout de la volonté (bien plus que de la capacité) de dirigeants corrompus à se réformer et à renouveler leur contrat social avec les citoyens, en particulier dans les zones rurales. Les efforts internationaux échoueront tant que l’impunité prévaudra et que les armées locales pourront tuer des civils et renverser des gouvernements sans en subir de conséquence. »

Cette conclusion est incomplète. Les gouvernements africains portent en effet une grande part de responsabilité dans ces échecs. Elizabeth Shackelford a raison lorsqu’elle déclare, dans un article précédent de Responsible Statecraft, que la solution au Mozambique « réside dans une gouvernance efficace, et il n’existe aucun raccourci pour y parvenir ». Cependant, c’est une erreur de faire porter la responsabilité de l’échec et de la recherche d’alternatives aux seuls gouvernements africains.

La corruption, la sur-militarisation et l’incapacité à financer les biens et services sociaux sont, dans leur grande majorité, déterminées et rendues possibles par les politiques mondiales définies par les États-Unis et d’autres puissances mondiales. L’impunité pour les abus commis à l’encontre des civils concerne non seulement les gouvernements africains mais aussi les puissances extérieures.

En outre, les facteurs locaux sont également déterminants pour créer ou anéantir toute possibilité réelle en matière de rétablissement de la paix, comme le montre clairement la répartition inégale de la violence extrémiste dans les pays africains. Il n’existe pas de formule universelle pour améliorer la gouvernance et réduire la violence. Toute proposition de changement doit tenir compte des particularités de chaque situation plutôt que de se satisfaire de quelques conseils à vocation générale.

Au Mozambique, par exemple, les universitaires et les groupes de la société civile ont engagé un vif débat concernant les origines complexes de l’insurrection à Cabo Delgado. Les facteurs pertinents sont multiples : divisions au sein de cette province, marginalisation de la population locale par le gouvernement, tactiques militaires répressives de l’État et impact des mines de rubis appartenant à des étrangers et finalement, projets de gaz naturel à grande échelle.

La réponse militaire du gouvernement du Mozambique a été à la fois inefficace et entachée de violations des droits humains. De plus, malgré une réponse proactive à la COVID-19, les investissements dans la plupart des services publics destinés aux zones rurales ont été paralysés par la corruption ainsi que par le manque de ressources.

Ni la mauvaise gouvernance ni les échecs militaires ne peuvent être compris si on ne tient pas compte du contexte de la dette occulte de 2,2 milliards de dollars qui incombe à des fonctionnaires mozambicains, mais qui est initiée par une compagnie maritime du Moyen-Orient et implique des banques suisses et russes.

Comme Human Rights Watch l’a souligné dans une récente déclaration, le Mozambique a tout à la fois le droit et le devoir de protéger les civils, et il a clairement besoin d’une aide extérieure pour y parvenir.

Cependant, le danger est que le Mozambique ne devienne une nouvelle illustration du piège que représente une intervention, piège par lequel une militarisation menée de l’extérieur, accompagnée de l’impunité pour les abus et d’un engagement seulement symbolique en faveur d’une réponse humanitaire et de la sécurité des populations, renforce la violence extrémiste. Pour éviter que cela n’arrive, le gouvernement mozambicain et ses partenaires étrangers doivent être contraints à des normes plus élevées de transparence et de responsabilité.

On ne peut faire confiance ni au gouvernement mozambicain ni aux forces extérieures qui fournissent une assistance militaire - qu’il s’agisse de mercenaires, de puissances occidentales ou de pays africains de la région - pour exercer une auto-surveillance. En outre, malgré l’existence d’un important corpus de lois internationales sur les droits humains et les conflits armés, il n’existe aucune agence multilatérale indépendante ayant le mandat ou la capacité de surveiller les conflits en cours.

La société civile et les médias mozambicains, ainsi que les groupes internationaux de défense des droits humains, continueront de s’employer à dénoncer et à critiquer ces abus. Les critiques mozambicains et étrangers du gouvernement de Maputo sont également pratiquement unanimes pour réclamer davantage d’investissements dans les biens et services publics destinés à la population générale.

Au Mozambique, au Sahel et ailleurs, la responsabilité de vérifier les violations des droits humains est une responsabilité qui relève du monde tout autant que des autorités locales. Les pays qui en ont les moyens doivent également s’engager à financer ce que le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a appelé l’année dernière, lors de la conférence Nelson Mandela, « un nouveau contrat social pour une nouvelle ère ».

Il est vraisemblable que de tels changements se produiront au coup par coup, voire pas du tout. Même le Fonds monétaire international a averti qu’il était urgent d’augmenter les investissements dans les biens publics tels que l’éducation, la santé et un filet de sécurité sociale de base pour tous. Pourtant, l’alternative - le maintien du déséquilibre en faveur des réponses militaires - garantit presque certainement qu’il y aura un terrain fertile pour que l’extrémisme violent continue de se développer.

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