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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-58

Quand l’agression est qualifiée de défense

Par Alan MacLeod, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 31 mai 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Quand l’agression est qualifiée de défense

Le 30 Avril 2021 par Alan MacLeod

Alan MacLeod @AlanRMacLeod est membre du groupe de presse de l’université de Glasgow. Son dernier livre, Propaganda in the Information Age : Still Manufacturing Consent [La propagande à l’ère de l’information : la poursuite de la fabrication du consentement, NdT], a été publié par Routledge en mai 2019.

Florilège de la vision US du monde

« Quand « ils » le font c’est une agression, mais quand « nous » faisons pire, on appelle ça de la défense. »

En politique internationale, l’agression est généralement définie comme étant l’utilisation de la force armée contre un autre État souverain, quand elle n’est pas justifiée par la légitime défense ou l’autorité internationale. Tout État décrit comme agressif dans les rapports étrangers ou internationaux est donc, par définition, en tort.

C’est un mot qui semble facile à appliquer aux États-Unis, qui ont déclenché 81 interventions étrangères rien qu’entre 1946 et 2000. Au XXIe siècle, les États-Unis ont attaqué, envahi ou occupé plusieurs États souverains : Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Pakistan, Yémen et Somalie.

En dépit du palmarès des États-Unis, les médias occidentaux réservent très largement le mot « agression » aux nations ennemies officielles – que cela soit justifié ou non. En revanche, le comportement des États-Unis n’est pratiquement jamais qualifié d’agressif, ce qui donne aux lecteurs une image trompeuse du monde.

Au cours des dernières années, l’acte d’agression internationale le plus marquant a sans doute été l’assassinat du général et dirigeant politique iranien Qassem Soleimani par l’administration Trump l’année dernière.

Pourtant, dans son rapport long et détaillé relatant l’événement, le Washington Post (04/01/20) a réussi à présenter l’Iran comme l’agresseur. Selon le Post, les États-Unis ont simplement « choisi ce moment pour tenter une opération contre le chef de la Force Al-Qods iranienne, après avoir toléré l’agression iranienne dans le golfe Persique pendant des mois ».

Cela a également permis à de hauts responsables américains de prétendre à tort que Soleimani avait l’intention de déclencher une attaque « imminente » contre des centaines d’Américains.

En réalité, il se trouvait en Irak pour des pourparlers de paix destinés à mettre fin à la guerre entre les États de la région. Le Premier ministre irakien a révélé qu’il avait invité Soleimani personnellement, et qu’il avait demandé et reçu la bénédiction de Washington pour l’accueillir. Trump a préféré utiliser cette information pour le tuer.

Pendant des mois, les médias ont été inondés d’histoires, basées sur les proclamations des responsables américains, selon lesquelles l’agression iranienne était à portée de main (par exemple, Yahoo ! News, 02/01/20 ; Reuters, 12/04/19 ; New York Times, 23/11/19 ; Washington Post, 22/06/19). The Hill (03/10/19) a donné à un général à la retraite tout l’espace voulu sur son site pour exiger que nous nous « défendions » en procédant à une « réponse sérieuse » contre l’Iran, qui « teste notre détermination par des actions agressives. »

The Hill (3 octobre 2019)

[The Hill est un site d’information américain fondé en 1994. Le site traite de l’information politique et institutionnelle américaine. Son nom fait référence à Capitol Hill où sont situées la plupart des institutions politiques fédérales américaines. Les locaux du journal sont situés à Washington,NdT].

La Russie est un autre pays constamment dépeint comme agressif. Le New York Times (12/11/20) a décrit la rencontre d’un bateau de pêche américain avec la Marine russe au large des côtes du Kamtchatka comme une agression russe typique, avec le titre « Sommes-nous envahis ? », Le Military Times (26/06/20) s’inquiète à l’idée que toute réduction des troupes américaines en Allemagne pourrait « stimuler l’agression russe. »

Et un titre du Hill (14/11/19) affirmait que « L’agression de Poutine révèle le déclin de la Russie. » Dans la même phrase qui rendait public un rapport préconisant une extension de l’OTAN pour affronter directement la Chine, le Wall Street Journal (01/12/20) mettait en garde contre « l’agression russe. » Il suffit de dire que la préparation d’une guerre intercontinentale contre une autre puissance nucléaire n’a pas été présentée comme un acte belliciste occidental.

D’autres États ennemis, comme la Chine (New York Times, 06/10/20 ; CNBC, 03/08/20 ; Forbes, 26/03/21), la Corée du Nord (Atlantic, 23/11/10 ; CNN, 09/08/17 ; Associated Press, 08/03/21) et le Venezuela (Wall Street Journal, 18/11/05 ; Fox News, 10/03/14 ; Daily Express, 30/09/19) sont également régulièrement accusés ou dénoncés pour faits d’ « agression. »

Les médias dominants présentent même les actions des Talibans dans leur propre pays contre les troupes d’occupation occidentales comme une « agression » (Guardian, 26/07/06 ; CBS News, 27/11/13 ; Reuters, 26/03/21). Le New York Times (24/11/20) s’est récemment inquiété de « l’agression [des Talibans] sur le champ de bataille » tout en présentant les États-Unis – un pays qui a envahi l’Afghanistan en 2001 et qui n’en est toujours pas parti – comme soi-disant engagés dans le « processus de paix. »

Alors même que les États-Unis ont fait voler des escadrons de bombardiers nucléaires du Dakota du Nord vers l’Iran puis les ont fait revenir, simulant à chaque fois le largage de bombes atomiques sur le pays, les médias ont présenté cela comme un « mouvement défensif » (Politico, 30/12/20) destiné à arrêter « l’agression iranienne » (Defense One, 27/01/20) en « dissuadant l’Iran d’attaquer les troupes américaines dans la région » (New York Times, 30/12/20).

New York Times (12 novembre 2020)

En février, le président Joe Biden a ordonné une frappe aérienne visant un village syrien contre des forces qui, selon la Maison-Blanche, étaient soutenues par l’Iran. Le ministère de la Défense a insisté de manière absurde sur le fait que l’attaque visait à « désamorcer » la situation, une affirmation qui a été lamentablement reprise sans la moindre réserve par les médias grand public, Politico (25/02/21) écrivant que « l’attaque était de nature défensive » et constituait une réponse aux attaques précédentes contre les troupes américaines en Irak. Inutile de dire que la légitimité des troupes américaines stationnées au Moyen-Orient n’a jamais été remise en cause.

Le fait que les États-Unis, par définition, agissent toujours de manière défensive et jamais de manière agressive semble être bien proche d’une position journalistique gravée dans le marbre. L’attaque américaine en Asie du Sud-Est est sans doute le pire crime international depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, causant à elle seule la mort de quelque 3,8 millions de Vietnamiens.

Pourtant, dans leur célèbre étude sur les médias, Manufacturing Consent, Edward Herman et Noam Chomsky (Extra !, 12/87) n’ont pas réussi à trouver une seule mention concernant une « attaque » américaine contre le Vietnam. Au contraire, la guerre a été généralement présentée comme la « défense » du Sud-Vietnam contre le Nord communiste.

Même des décennies plus tard, les opérations américaines au Vietnam sont encore souvent décrites comme une « défense » (par exemple, Wall Street Journal, 29/04/05 ; Christian Science Monitor, 22/01/07 ; Politico, 10/10/15 ; Foreign Policy, 27/09/17).

Dans une autopsie du conflit réalisée en 2018 et intitulée « What Went Wrong in Vietnam » [Qu’est-ce qui a déraillé au Vietnam, NdT], l’écrivain Louis Menand, membre de l’équipe du New Yorker (26/02/18), écrit que « notre politique était de permettre au Sud-Vietnam de se défendre » alors que les États-Unis « essayaient d’empêcher le Vietnam de devenir un État communiste. Des millions de personnes sont mortes dans cette lutte » ajoute-t-il, comme si les auteurs de la violence étaient inconnus.

Forbes (26 mars 2021)

L’histoire est exactement la même concernant l’invasion américaine de la Grenade en 1983, présentée comme une défense contre « l’agression soviétique et cubaine dans l’hémisphère occidental » (San Diego Union-Tribune, 26/10/83).

Au cours de l’année qui vient de s’écouler, le New York Times n’a utilisé les expressions « agression américaine » ou « agression des États-Unis » que trois fois. Toutes ces expressions ont été prononcées par des responsables chinois, et on a pu les lire dans des articles consacrés à des actions chinoises prétendument agressives.

Par exemple, à la fin d’un long article mettant en garde contre la manière dont la Chine « fait valoir ses revendications territoriales de manière agressive » de l’Himalaya à la mer de Chine méridionale, le Times (26/06/20) note au paragraphe 28 que la priorité de Pékin est de « faire face à ce qu’elle considère comme une agression américaine dans le voisinage de la Chine. » Entre-temps, deux articles (05/10/20, 23/10/20) mentionnent que la désinformation chinoise qualifie la guerre de Corée de « guerre pour résister à l’agression américaine et aider la Corée. » Mais le Times a qualifié ces articles de « propagande vicieuse et agressive » .

US News (26 avril 2021)

De même, lorsque l’expression « agression américaine » apparaît dans d’autres publications de premier plan, c’est en grande partie entre guillemets ou dans la bouche de groupes diabolisés depuis longtemps par les médias institutionnels, tels que les rebelles Houthis au Yémen (Washington Post, 05/02/21), le gouvernement syrien de Bachar al-Assad (Associated Press, 26/02/21) ou les généraux de Saddam Hussein (CNN, 03/03/03).

Le concept de la belligérance américaine n’est tout simplement pas discuté sérieusement dans la presse grand public, ce qui conduit à la conclusion que le mot « agression » dans la langue de bois ne signifie guère plus que « des actions que nous n’aimons pas, menées par des États ennemis. »

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