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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-73

Souvent, le passé est un prologue, et parfois n’est même pas du passé

Par Danny Sjursen, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 14 juillet 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Souvent, le passé est un prologue, et parfois n’est même pas du passé

Le 27 mai 2021par le Maj. Danny Sjursen, USA (en retraite)

Danny Sjursen est un officier de l’armée américaine en retraite, directeur du Eisenhower Media Network (EMN), chargé de recherche au Center for International Policy (CIP), collaborateur d’Antiwar.com et co-animateur du podcast "Fortress on a Hill". Ses travaux sont parus dans le NY Times, le LA Times, The Nation, The Hill, Salon, The American Conservative et Mother Jones, entre autres publications. Il a effectué des missions de combat en Irak et en Afghanistan et a enseigné l’histoire à West Point. Il est l’auteur de trois livres, Ghostriders of Baghdad : Soldiers, Civilians, and the Myth of the Surge, Patriotic Dissent : America in the Age of Endless War, et plus récemment A True History of the United States. Vous pouvez le suivre sur Twitter @SkepticalVet.

Bombe thermonucléaire US Photo by Science in HD on Unsplash

Voilà qui n’appartient même pas au passé : Dan Ellsberg vs les théories New Madmen sur la censure de la presse et la guerre froide [ Du nom de la série Mad Men qui se déroule dans les années 1960 à New York, au sein d’une agence publicitaire fictive de Madison Avenue. Au travers des différents personnages et des événements, la série dépeint les changements sociaux et moraux qui ont eu lieu aux États-Unis dans les sixties,NdT]

Daniel Ellsberg Photo Anastasiia Sapon for The New York Times

Lien, NdT

Il était une fois les États-Unis d’Amérique – le soi-disant "phare de la démocratie" du monde – qui ont failli atomiser les 600 millions de gens innocents que comptait alors la Chine. Et ce, avant même que Pékin n’ait ses propres bombes A. Eh bien, ça, dans les grandes lignes nous sommes au courant – mais, je le crains, sans que cela nous ait conduit à l’examen de conscience qui en découle – depuis l’article de 1988 de l’historien Gordon Chang "JFK, la Chine et la bombe". (Chang m’a été confié à l’école supérieure alors qu’il était en chemin vers la faculté de West Point)

Le mémoire de Chang, qui a fait l’objet d’un examen par ses pairs, a fait des vagues – du moins dans le milieu universitaire – en révélant le fait assez grave qui est que l’administration Kennedy a apparemment sérieusement envisagé de s’allier aux Soviétiques pour, selon un suivi ultérieur de l’auteur érudit, « étrangler le bébé au berceau ». En d’autres termes, contraindre la Chine à abandonner son programme nucléaire naissant – et si nécessaire le détruire (même par le biais de bombes à hydrogène) – avant que Pékin ne puisse produire une arme fiable.

C’était aux alentours de 1961-64. Finalement, les Chinois ont bien testé leur première bombe en octobre de cette année-là. Et vous savez quoi ? Il ne s’est pas passé grand chose – peu de choses ont changé, l’Amérique a survécu, la fin du monde ne s’est pas produite. Si seulement ces pauvres âmes – et leurs descendants qui ne sont plus vraiment communistes – savaient combien elles ont été près d’être sacrifiées inutilement, ou de ne jamais exister, sur l’autel de l’absurdité stratégique des États-Unis.

Les papiers du Pentagone

Eh bien, ce qui est fait est fait, n’est-ce pas ? Faux (!), affirme M. Daniel Ellsberg, 90 ans, militant, véritable légende nationale, érudit, écrivain et "lanceur d’alerte citoyen" – bien connu dans le cadre des Pentagon Papers –. Et c’est bien le contraire, il a récemment divulgué un document apparemment toujours classé, indiquant que six ans avant le premier essai nucléaire de Pékin, en réponse au bombardement communiste des îles contrôlées par Taïwan en 1958, les États-Unis ont élaboré des plans pour effectuer des frappes nucléaires sur la Chine continentale.

On connaît certaines parties de cette histoire obscure depuis que le ministère de la Défense a déclassifié des parties choisies de l’étude analytique de la crise en 1975, mais le gouvernement a gardé et censuré certaines sections démontrant que les chefs militaires américains avaient insisté pour que des frappes nucléaires de premier recours soient utilisées contre la Chine – bien qu’ils aient aussi prévu que dans ce cas, les Soviétiques réagiraient probablement de la même manière. En d’autres termes, les généraux et amiraux de haut rang étaient prêts à accepter la mort de millions de personnes – y compris des Américains – en massacrant d’innombrables citoyens d’une nation non nucléaire, pour défendre un allié non essentiel auquel aucun traité ne les liait.

C’est sûrement grotesque – mais pourquoi révéler ça maintenant ? Eh bien, Ellsberg a apparemment photocopié l’étude top secrète sur la crise du détroit de Taïwan au même moment – il y a quelques cinquante ans – que les Pentagon Papers, mais il ne la révèle qu’aujourd’hui, dans un contexte de montée des tensions de la "nouvelle guerre froide" entre les États-Unis et la Chine au sujet des îles de la mer de Chine méridionale et notamment, une fois encore, de Taïwan. Alors que l’oncle Joe et le Donald ont, lors des récentes élections, semblé s’efforcer de se montrer plus faucon l’un que l’autre sur la question de la Chine et que les exercices de démonstration de force rhétorique et militaire sont désormais à l’ordre du jour tant à Pékin que dans le Washington de Biden, Ellsberg espère apparemment qu’un acte radical de courage et de prise de risque pourrait calmer les esprits, ne serait-ce qu’un peu.

La censure gouvernementale vous protège de la réalité

Cela seul vaudrait déjà la peine. Mais il y a d’autres raisons, tout aussi pertinentes, qui mènent à publier cette analyse d’une vieille histoire à ce moment précis. Car le fait est que, bien souvent, le passé est un prologue, et parfois cela n’appartient même pas au passé. En fin de compte, ce que Ellsberg a dévoilé témoigne de la folie - la folie endémique des politiciens américains, et peut-être même du pouvoir en général. Et si nous voulons survivre en tant qu’espèce, c’est là un sujet qui mérite d’être étudié.

Caractère de pertinence #1 : nous contraindre à nous souvenir des politiques délirantes du passé

La première chose que le document révèle, et qui devrait maintenant être une évidence absolue – mais qui ne l’est pas – est que les dirigeants américains n’étaient pas, et ne sont pas, intrinsèquement plus rationnels ou humains que la plupart des gens. Cela peut encore choquer de nombreux patriotes dénués d’esprit critique, superficiels et de façade, ici dans cette " Terre de Liberté ", mais c’est pourtant une simple vérité selon les critères les plus fondamentaux de la philosophie et de la politique.

Le fait que ces leaders de la "Grande Génération", mon dieu tellement vénérés, qui ont atteint le sommet même de la hiérarchie militaire américaine adulée, aient même pu envisager d’appeler à la combustion de millions d’enfants chinois – alors qu’ils avaient anticipé (à tort ou à raison) que les représailles nucléaires soviétiques allaient certainement anéantir des milliers de leurs propres troupes stationnées sur le front, et peut-être des millions de civils américains vivant aux États-Unis – illustre parfaitement la capacité des hauts dirigeants américains à faire preuve d’une cruauté impitoyable et d’une témérité de cow-boy imprudent.

Ce qui prouve une fois de plus que, comme les historiens critiques l’affirment depuis longtemps et le plus souvent possible, dans le contexte de la guerre froide, Washington a souvent été le principal provocateur et le joker écervelé. Bien souvent il l’est encore. Non pas que les États-Unis soient à tous points de vue le pire empire de l’histoire. Même Ellsberg admet que ce n’est pas le cas.

Cependant, il a récemment fait remarquer que l’Amérique « a une particularité : Nous avons inventé l’Arme de l’Apocalypse, véritable outil de notre influence ». Et, comme le montre le document qu’il vient de rendre public, les chefs militaires américains, immensément populaires, étaient souvent extrêmement désinvoltes quand ils conseillaient le président sur la façon d’exercer ce pouvoir quasi divin. Heureusement, Ike – comme Kennedy plus tard – a finalement renâclé.

Encore heureux, parce que bien sûr, comme pour les catastrophistes de l’ère Kennedy qui criaient au loup, les adeptes du risque de la fin du monde parmi les conseillers civils – et surtout militaires – d’Eisenhower se sont révélés être une autre bande de sinistres alarmistes. Le premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev, dont on se souvient surtout parce qu’il a théâtralisé le coup de sa chaussure aux Nations unies, s’est montré plutôt rationnel en ce qui concerne l’imbroglio du détroit de Taïwan.

Il avait déjà senti que se profilait une scission imminente dans le tout sauf monolithique camp communiste – excepté du point de vue délirant des Américains –, et était de plus en plus inquiet quant à la vision apparemment condescendante de Mao Zedong concernant la guerre nucléaire et, dans l’année, il y a réagi en mettant fin à l’assistance technique de Moscou au programme nucléaire de Pékin.

Il s’en est fallu de peu pour que la catastrophe civile ne se produise – ce qui ne veut pas dire que les personnages clés de l’administration Kennedy, qui dans sa course à la victoire fondée sur un "retard en missiles" [par rapport aux Soviétiques] qui n’existait pas, ont tenu compte de ce meurtre de masse évité de justesse en 1958.

Caractère de pertinence #2 : Exposer les loufoqueries passées et présentes de l’Amérique

Nous en arrivons à la deuxième raison pour laquelle la publication par Ellsberg des sections classifiées de l’étude sur la crise de Taiwan est opportune et toujours une exigence. Depuis la Seconde Guerre mondiale, et en dehors des sentiers battus, surtout depuis le "show" de la guerre du Golfe persique de 1990-91 et les attentats du 11 septembre, un mythe fétichiste s’est développé montrant le militaire comme le phare moral et sobre stratège réaliste dans un monde en déliquescence sur le plan de l’éthique et des aptitudes civiques.

C’est exactement la raison pour laquelle les faux libéraux de l’establishment ont fait tout ce cirque au sujet des généraux qui étaient censés freiner Trump et être les seuls "adultes dans la salle". Pourtant, ce que l’histoire montre, et qui n’est pas révélé seulement par les documents d’Ellsberg révèlent – et que tant JFK que Ike ont fini par savoir – c’est que la notion de généraux sauveurs n’est pas seulement un mythe erratique, mais aussi une illusion dangereuse. C’est peut-être la raison pour laquelle ce sont précisément les parties de l’étude top secrète révélant l’attitude des officiers supérieurs à l’égard des options nucléaires dans le détroit de Taïwan que le gouvernement a maintenues sous censure. Une lecture même sommaire permet de comprendre pourquoi.

Prenons par exemple la description que fait le document des recommandations du général Laurence S. Kuter, commandant en chef de l’armée de l’air pour le Pacifique, en 1958. Ce personnage souhaitait obtenir une délégation d’autorisation pour une attaque nucléaire de premier recours contre la Chine continentale dès le début de tout conflit – discours bien audacieux pour un officier qui avait effectué très peu de missions de combat pendant la Seconde Guerre mondiale et était considéré par ses pairs et ses supérieurs comme un simple "fonctionnaire d’état-major". Or il était prêt à adopter un plan de déclenchement de la guerre en ne bombardant – du moins dans un premier temps – que les aérodromes chinois, afin de rassurer les sceptiques au sein de l’administration Eisenhower, vous savez, les opposants aux meurtres de masse (à l’étranger) et aux morts en masse (dans le pays) .

Ce n’est pas que Kuter ait éprouvé le moindre respect pour ce genre de "colombes", déclarant tout simplement lors d’une réunion : « Une proposition de l’armée de limiter la guerre géographiquement [aux seules bases aériennes] aurait du mérite, si elle pouvait écarter l’intention de certains humanitaires malavisés de limiter la guerre à des bombes métalliques désuètes et à de la poix bouillante ». Maudits soient ces voyous de pacifistes qui ont prouvé qu’ils avaient indiscutablement raison de s’opposer à la combustion de millions de civils à chaque fois, c’est bien ça ?

Et puis il y avait le chef suprême de l’armée, le général Nathan F. Twining, commandant en chef de tous les chefs d’état-major interarmées. Selon le document d’Ellsberg, ce fou-furieux a déclaré que si le bombardement des bases aériennes – et, étant donné la nature des charges nucléaires, entraînant de fait la mort d’innombrables civils chinois à proximité – ne forçait pas Pékin à se retirer de Taïwan, il n’y aurait « pas d’autre choix que de mener des frappes nucléaires en Chine jusqu’à Shanghai ». Compris ? Aucune alternative, absolument aucune alternative – un vrai génie créatif ce type, le plus grand militaire américain de l’époque !

Il est parfois arrivé que de tels généraux et amiraux dotés de l’arme nucléaire se révèlent non seulement stratégiquement obtus et dérangés, mais aussi potentiellement insubordonnés et frappadingues. Comme il le raconte dans The Doomsday Machine, au cours de ses nombreux voyages d’enquête dans le Pacifique, Ellsberg a interrogé les principaux commandants américains en Asie quant à leur réaction probable si théoriquement ils recevaient un ordre présidentiel leur demandant de diriger leurs bombardiers uniquement vers l’Union soviétique dans une guerre bilatérale. Même lui a été choqué par les réponses, puisque l’esprit de clocher des militaires de haut rang (principalement de la marine) et du théâtre du Pacifique les conduisait non seulement à être horrifiés par la perspective "hors de question" de ne pas lancer des missiles nucléaires simultanément sur les villes chinoises en cas d’attaque contre les Soviétiques, mais aussi à insinuer, et pas très subtilement, qu’ils considéreraient probablement l’ordre comme une erreur (évidemment "démentielle") mais envisageraient de le suivre quand même.

La machine apocalyptique

De peur qu’Ellsberg ne paraisse alarmiste dans sa façon d’évaluer ces militaires, ou quant à ses motivations pour publier maintenant ce document classifié vieux de 62 ans, gardez à l’esprit qu’après avoir travaillé sur des plans de guerre de commandement et de contrôle nucléaires – voyageant dans le Pacifique et rencontrant de réels commandants de bombardiers stratégiques de l’Air Force – il a quitté le Pentagone pendant une journée de travail pour aller voir la sombre comédie Docteur Folamour ou : Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe [ Dans ce film de Stanley Kubrick de 1964, le général Jack Ripper, convaincu que les Russes ont décidé d’empoisonner l’eau potable des États-Unis, lance sur l’URSS une offensive de bombardiers B-52 en ayant pris soin d’isoler la base aérienne de Burpelson du reste du monde. Pendant ce temps, Muffley, le Président des Etats-Unis, convoque l’état-major militaire dans la salle d’opérations du Pentagone et tente de rétablir la situation,NdT]. Comme il l’a décrit de manière assez glaçante dans son livre de 2017, The Doomsday Machine : Confessions of a Nuclear War Planner, lui-même et Harry Rowen, son collègue – plus tard secrétaire adjoint à la défense pour les affaires de sécurité internationale sous Dick Cheney – ont quitté le cinéma dans un état d’hébétude, « tous deux convenant que ce que nous venions de voir était, au fond, un documentaire. »

Manifestation anti-bombes nucléaires devant la Maison Blanche , Washington, DC, USA Unsplash License

Il ne fait aucun doute qu’Ellsberg a rencontré son juste lot de personnages folamouriens – des généraux de type Jack D. Ripper et Buck Turgidson [ personnages du film Docteur Folamour,NdT] – de près et en personne au cours de ses voyages dans le Pacifique et au Pentagone, mais voilà où on en est : il n’est que très moyennement convaincu qu’il y ait aujourd’hui des adultes qui tiennent la boutique mieux qu’hier. Faisant le parallèle entre le duo Trump-Biden et les cliquetis de sabres chinois de l’ère Eisenhower-Kennedy dans le détroit de Taïwan, Ellsberg conclut de manière déconcertante : « Je ne crois pas que les gens impliqués à l’époque étaient plus stupides ou irréfléchis que ceux du cabinet actuel ou que ceux de la période intermédiaire ».

En d’autres termes, même les libéraux "bien-élevés" et les gestionnaires politiques de niveau intermédiaire faillibles pourraient bien continuer de miser sur la survie de l’espèce, ou faire une vraie bourde – pour un "prix" stratégiquement plus insignifiant que n’importe quel autre – un minuscule Taïwan bien lointain ... les humains n’étant (bien souvent de manière irrationnelle) que des humains après tout.

Caractère de Pertinence #3 : Remettre en question la folie d’une Nouvelle guerre froide

Ces considérations mineures que sont les risques potentiellement existentiels de l’escalade actuelle de la rhétorique et des actions concernant la Chine - sur lesquelles nous, citoyens "démocratiques", n’avons pas voix au chapitre - expliquent l’urgence d’Ellsberg et le moment choisi pour la publication. Une grande partie du problème est que, plus de 60 ans après la crise décrite dans le document, le statut de Taïwan vis-à-vis de sa relation avec la Chine continentale – et la question de savoir si Washington voudrait, pourrait ou devrait la défendre (peut-être avec des armes nucléaires) – reste stratégiquement ambiguë. D’une manière ou d’une autre, cette option de massacre thermonucléaire n’est pas non plus totalement impensable, même aujourd’hui. Comme l’a fait valoir Odd Arne Westad, historien respecté de la guerre froide, en réagissant à la révélation d’Ellsberg, si la Chine envahissait Taïwan maintenant, « l’éventualité d’une telle confrontation mettrait une pression suffisamment énorme sur les politiciens américains pour qu’ils réfléchissent à la manière dont ils pourraient déployer des armes nucléaires ». Écoutez, il a probablement raison – mais ce sont des propos insensés.

Westad a évoqué le fait que de telles possibilités sont probablement envisagées par les planificateurs d’urgence du Pentagone comme quelque chose qui "donne à réfléchir" ; Ellsberg a qualifié de "superficielles" et d’"imprudentes" ces discussions de haut niveau qui nous rappellent 1958. Mais c’est encore pire que tout cela, car – bien que l’on entende rarement parler de cet éléphant dans la salle de commandement – les dirigeants politiques et militaires américains font finalement monter les enchères et risquent l’apocalypse, pour la primauté dans une mer qui porte le nom de la Chine et un détroit qui est l’équivalent de par sa taille du détroit de Floride entre Key West et Cuba.

En d’autres termes, on sait très bien qui navigue réellement sur le territoire aquatique de qui, et donc qui a plus qu’un intérêt vital à le sécuriser. Vous pensez que ce n’est pas un chemin exceptionnellement périlleux à parcourir avec une puissance économique de plus d’un milliard de citoyens, désormais bien armée [nucléairement parlant] ? Imaginez la réaction de Washington si Pékin faisait naviguer l’un de ses deux porte-avions (bien sûr, l’US Navy elle en a onze) bien au-delà des fêtards de Duval Street à Key West – comme l’US Navy l’a justement fait le mois dernier, navigant dans le détroit de Taïwan et la mer de Chine méridionale. Il y a de fortes chances pour que cela ne se termine pas bien.

Il s’est avéré, en 1958, que les États-Unis pouvaient tolérer sans risque une Chine communiste – tout comme il s’est avéré, après 1964, qu’ils pouvaient vivre avec – comme nous le faisons depuis des décennies maintenant – une Chine dotée de l’arme nucléaire. Imaginez cela. Il ne fait aucun doute que nous serions tous mieux lotis si toutes ces machines à suicide thermonucléaires suivaient le chemin du dinosaure avant que notre espèce entière ne le fasse – mais il n’y a aucun sens à risquer tout cela inutilement.

Caractère de Pertinence #4 : Défier la folie politique du gouvernement

Ma grand-mère bien-aimée, quoique parfois rébarbative, qui croyait sincèrement que les Beatles qui se faisaient pousser les cheveux et les astronautes qui " batifolaient là-haut [dans l’espace] " présageaient une Amérique sur le déclin et partant à vau-l’eau, est décédée en janvier dernier à l’âge de 99 ans. À la fin, son esprit était pratiquement rongé par la maladie d’Alzheimer, mais jusqu’à ses années de nonagénaire, Mary (née Maria Lompado) est restée étonnamment vive d’esprit. Pourtant, sans vouloir faire preuve de la moindre once d’âgisme (je l’espère), il est difficile de l’imaginer, comme beaucoup d’autres personnes de 90 ans – ou d’ailleurs de n’importe quel âge – décider de s’attaquer seule au gouvernement américain (encore une fois !) et risquer de passer le reste de sa vie en prison. Pourtant, c’est précisément ce que Daniel Ellsberg défie le ministère de la Justice de faire.

Dans un sens très réel, outre l’espoir de tempérer les tensions grandissantes inutiles d’aujourd’hui avec la Chine, l’autre objectif d’Ellsberg en choisissant ce moment pour la publication du document classifié est de contester – voire de dénoncer – la guerre de Washington contre les lanceurs d’alerte et le climat général de censure des discours dissidents. Et, en vérité, qui de mieux pour le faire ?

En fait, Ellsberg ne s’est pas contenté de prendre le risque d’une inculpation pénale en publiant ce qu’il estime être des révélations cruciales : il veut créer un précédent en se présentant en tant que défendeur dans une affaire qui remet en question l’utilisation accrue par le ministère de la Justice de l’Espionage Act pour poursuivre les fonctionnaires qui divulguent des informations – même quand il s’agit de révélations capitales qui sont incontestablement d’intérêt public. Ce n’est pas une mince affaire, et peut-être – en espérant qu’il ait une longévité digne de l’Ancien Testament – il s’agit là pour lui d’un dernier et courageux défi face aux abus et à l’indécence du gouvernement, dans une vie entièrement dédiée à cette cause.

Daniel Ellsberg incite essentiellement les procureurs du gouvernement à procéder à des mises en accusation, afin de tester les limites et d’exposer tant les abus que les incohérences d’une loi archaïque sur l’espionnage qui aurait dû être abandonnée il y a plus d’un siècle – ne serait-ce qu’en raison de son héritage autoritaire et liberticide relevant de la Première Guerre mondiale. Il est prêt – il l’espère même – à porter une telle affaire jusqu’à la Cour suprême.

Bien que la démarche soit sans doute risquée, la décision d’Ellsberg est une pique audacieuse et peut-être brillante lancée à l’encontre de Washington. Le gouvernement américain, en particulier sous la direction de Biden, qui s’est autoproclamé "pour le retour de l’éthique", pourrait se retrouver piégé dans une situation perdant-perdant face à cet activiste âgé légendaire et chevronné (qui, sans aucun doute, a inspiré de nombreux membres de l’administration tout au long de leur vie). Pensez-y. Soit :

A) Le ministère de la Justice décide de ne pas procéder à une mise en accusation – apportant ainsi la preuve de la nature politisée, inéquitable et souvent arbitraire des poursuites engagées en vertu de la loi sur l’espionnage, dont la portée est abusive et excessive. De plus, cela pourrait créer un dangereux précédent problématique pour les futures procédures contre les prochains lanceurs d’alerte d’intérêt public. Et Dieu sait que les puissants ne veulent pas perdre cette arme de leur boîte à outils quand il s’agit de restriction de la liberté d’expression.

Ou alors :

B) Ils portent plainte – démontrant à tous la capacité du gouvernement à faire preuve de cruauté en matière de censure de la presse et d’entrave à la liberté d’expression, en exposant publiquement son linge sale antidémocratique. Cela voudrait dire faire un martyr d’une légende militante américaine et signifierait que le ministère de la Justice se place délibérément en procès à rebours devant le tribunal de l’opinion publique.

Ce n’est pas vraiment un choix idéal parmi les options disponibles, même s’il ne fait aucun doute qu’auparavant le gouvernement a stupidement choisi le marteau le plus lourd à de nombreuses reprises.

Enfin, Ellsberg classe Chelsea Manning et Edward Snowden respectivement aux premier et deuxième rangs de son "Top 5 des lanceurs d’alerte", et il ne fait aucun doute que sa décision de mettre le gouvernement au défi de l’inculper, et donc prenant ainsi le risque de mourir en prison, vise en partie à leur donner publiquement raison – et probablement à Julian Assange aussi –, et à ouvrir une voie plus sûre pour que les futurs Manning et Snowden puissent révéler des vérités vitales qui parlent haut et fort au pouvoir. Ellsberg a raison sur ce point : L’Amérique, et les Américains, auraient bien besoin de gens comme ça en cette époque de guerre sans fin.

Lorsqu’il s’agit de l’escalade de la "nouvelle guerre froide" américaine d’aujourd’hui avec la Chine, inutile, déséquilibrée, ingagnable et (qui devrait être) inimaginable, la citation d’Albert Einstein en épigraphe du livre d’Ellsberg, The Doomsday Machine, est inconfortablement appropriée : « Le pouvoir déchaîné de l’atome a tout changé, sauf nos manières de penser, et nous dérivons ainsi vers une catastrophe sans pareille. »

Le "père de la physique moderne" – qui a lui-même influencé le lancement du projet Manhattan (visant à mettre au point la première bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale) – a écrit ces mots il y a 75 ans. Pourtant, à écouter des politiciens soi-disant sérieux ou à lire les "penseurs" de nombreux groupes de réflexion de l’establishment, il est douloureusement évident que les "modes de pensée" des puissants n’ont encore pas beaucoup changé.

Donc, à moins que le courageux et risqué Ave Maria d’Ellsberg ne fasse bouger l’aiguille un peu plus que d’habitude – ou qu’un grand nombre de vrais citoyens se mettent à faire la même chose en masse – il semble bien que les Américains, et le reste des citoyens du monde, non consultés, sont sûrs de continuer de dériver vers la catastrophe. Peut-être même allant de l’illusion à l’extinction. Voilà maintenant des décennies qu’Ellsberg soutient la même chose, et bien que dans un article récent de The Nation on lise que « le bonheur n’est pas un état d’esprit qu’Ellsberg porte à la boutonnière », il a l’intention de mourir en luttant. Lorsqu’on lui a demandé si, à 90 ans, « il pourrait ralentir un peu » et passer le relais à des militants plus jeunes, il a répondu : « Je continuerai d’essayer de sensibiliser les gens jusqu’au jour de ma mort. Je pense que notre politique nucléaire est... dangereusement délirante. » Voilà tout.

Daniel Ellsberg ne possède pas une once de lâcheté –et nous devrions prendre exemple sur lui.

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