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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-89

Le prix de la conscience

Par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 23 août 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Le prix de la conscience

Le 27 juillet 2021 par Chris Hedges / Exclusif pour ScheerPost

Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l’étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio. Il est l’hôte de l’émission On Contact de Russia Today America, nominée aux Emmy Awards.

Les drones tuent des enfants innocents comme nous

Un lanceur d’alerte concernant la guerre par drones condamné à 45 mois de prison pour avoir dit la vérité au peuple américain.

Daniel Hale, un ancien analyste du renseignement pour le programme de drones de l’Air Force qui, en tant contractuel en 2013, a divulgué à la presse quelque 17 documents classifiés sur les frappes par drones, a été condamné aujourd’hui à 45 mois de prison.

Les documents, publiés par The Intercept le 15 octobre 2015, ont révélé qu’entre janvier 2012 et février 2013, les frappes aériennes des opérations spéciales américaines ont tué plus de 200 personnes. Parmi celles-ci, seules 35 étaient les cibles visées. Selon les documents, pendant la période de cinq mois qu’a duré l’opération, près de 90 % des personnes tuées par les frappes aériennes n’étaient pas les cibles visées. Les morts civils, généralement des passants innocents, ont été systématiquement classés comme « ennemis tués au combat. »

Le 31 mars, le ministère de la Justice a contraint Hale, qui a été déployé en Afghanistan en 2012, à plaider coupable dans une affaire de violation de l’Espionage Act, une loi adoptée en 1917 et destinée à poursuivre ceux qui transmettent des secrets d’État à une puissance hostile, et non ceux qui exposent au public les mensonges et les crimes du gouvernement.

Dans le cadre de l’accord de plaider-coupable, Hale a admis avoir « conservé et transmis des informations relatives à la sécurité nationale » et avoir divulgué 11 documents classifiés à un journaliste. S’il avait refusé l’accord de plaider-coupable, il risquait de passer 50 ans en prison.

La condamnation de Hale est un nouveau coup potentiellement mortel porté à la liberté de la presse. Elle fait suite aux poursuites et à l’emprisonnement d’autres lanceurs d’alerte au titre de l’Espionage Act, parmi lesquels Chelsea Manning, Jeffrey Sterling, Thomas Drake et John Kiriakou, qui a passé deux ans et demi en prison pour avoir révélé la torture systématique de suspects détenus dans des « sites noirs » [prisons secrètes à l’étranger, NdT].

Les personnes inculpées en vertu de cette loi sont traitées comme s’il s’agissait d’espions. Il leur est interdit d’expliquer leurs motivations et leurs intentions au tribunal. Elles ne peuvent pas non plus fournir au tribunal des preuves du comportement illégal du gouvernement et des crimes de guerre qu’elles ont dénoncés. D’éminentes organisations de défense des droits humains, telles que l’ACLU et PEN, ainsi que des publications grand public, telles que le New York Times et CNN, ont largement gardé le silence sur les poursuites engagées contre Hale.

Le groupe Stand with Daniel Hale a demandé au président Biden de gracier Hale et de mettre fin à l’utilisation de l’Espionage Act pour punir les lanceurs d’alerte. Il collecte également des dons pour le fonds juridique de Hale. L’assaut bi-partisan contre la presse – Barack Obama a utilisé l’Espionage Act huit fois contre des lanceurs d’alerte, plus que toutes les autres administrations précédentes réunies – en criminalisant ceux qui, au sein du système, cherchent à informer le public, est de mauvais augure pour notre démocratie. Elle met effectivement fin à toutes les enquêtes sur les rouages du pouvoir.

Daniel Hale. Capture d’écran du film documentaire National Bird.

Dans une lettre manuscrite adressée au juge Liam O’Grady le 18 juillet, Daniel Hale a expliqué pourquoi il avait divulgué des informations classifiées, écrivant que les attaques de drones et la guerre en Afghanistan « n’avaient pas grand-chose à voir avec la prévention du terrorisme sur le territoire des États-Unis et beaucoup plus avec la protection des profits des fabricants d’armes et des soi-disant entrepreneurs de la défense. »

En introduction de sa lettre de 11 pages, Hale cite l’amiral de la Marine américaine Gene LaRocque, s’adressant à un journaliste en 1995 : « Nous tuons maintenant des gens sans jamais les voir. On appuie sur un bouton à des milliers de kilomètres [...] Comme tout est télécommandé, il n’y a pas de scrupules [...] et on rentre triomphants à la maison. »

« En ma qualité d’analyste du renseignement sur les transmissions stationné sur la base aérienne de Bagram, j’ai été amené à localiser l’emplacement géographique de combinés cellulaires censés être en possession de soi-disant combattants ennemis, a expliqué Hale au juge. Pour accomplir cette mission, il fallait avoir accès à une chaîne complexe de satellites couvrant le monde entier et capables de maintenir une connexion ininterrompue avec des avions pilotés à distance, communément appelés drones. Une fois qu’une connexion stable est établie et qu’un téléphone cellulaire ciblé est identifié, un analyste d’imagerie aux États-Unis, en coordination avec un pilote de drone et un opérateur de caméra, prend le relais en utilisant les informations que j’ai fournies pour surveiller tout ce qui se passe dans le champ de vision du drone. Le plus souvent, il s’agissait de filmer la vie quotidienne de militants présumés. Parfois, si les conditions étaient bonnes, une tentative pour les capturer avait lieu. D’autres fois, on pesait la décision de les frapper et de les tuer sur place »

Il se souvient de la première fois où il a été témoin d’une frappe de drone, quelques jours après son arrivée en Afghanistan. « Ce matin-là, avant l’aube, un groupe d’hommes s’était rassemblé dans les chaînes de montagnes de la province de Patika autour d’un feu de camp, portant des armes et faisant du thé, a-t-il écrit. Qu’ils portent des armes n’aurait pas été considéré comme sortant de l’ordinaire dans l’endroit où j’ai grandi, et encore moins dans les territoires tribaux pratiquement sans loi qui échappent au contrôle des autorités afghanes. Sauf que parmi eux se trouvait un membre présumé des talibans, trahi par le téléphone cellulaire ciblé qui se trouvait dans sa poche. Quant aux autres individus, le fait d’être armés, d’avoir l’âge d’être militaire et d’être assis en présence d’un combattant ennemi présumé était une preuve suffisante pour les placer également sous surveillance. Bien qu’ils se soient rassemblés paisiblement et ne représentent aucune menace, le sort de ces hommes qui buvaient alors du thé était pratiquement scellé. La seule chose que je pouvais faire, c’était regarder, assis derrière l’écran de mon ordinateur, lorsque tout à coup, une terrifiante déferlante de missiles crachant les feux de l’enfer s’est abattue, projetant des entrailles cristallines de couleur violette sur le flanc de cette montagne matutinale. »

Qui doit être blâmé ? Victimes des attaques par drone Photo par AAMIR QURESHI/GETTY

C’était sa première confrontation avec « des scènes de violence graphique exécutées depuis le confort froid d’un fauteuil d’ordinateur ». Il y en aurait beaucoup d’autres. « Pas un jour ne passe sans que je m’interroge sur la légitimité de mes actes, écrit-il. Selon les règles d’engagement, il aurait peut-être été acceptable que j’aide à tuer ces hommes – dont je ne parlais pas la langue, dont je ne comprenais pas les coutumes, et dont je ne pouvais pas identifier les crimes – d’une façon aussi macabre que je l’ai fait. Les regarder mourir. Mais comment pourrait-on considérer comme un acte honorable le fait que je me sois continuellement tenu à l’affût de la prochaine occasion pour tuer des personnes sans méfiance, qui, le plus souvent, ne représentent aucun danger pour moi ou pour quiconque à ce moment-là. Laissons tomber le concept d’honorable, comment une personne sensée peut-elle continuer de croire qu’il est nécessaire pour la protection des États-Unis d’Amérique d’être en Afghanistan et de tuer des personnes, dont aucune n’est responsable des attaques du 11 Septembre contre notre nation. Et pourtant, en 2012, soit une année entière après la disparition d’Oussama ben Laden au Pakistan, j’ai participé à la mise à mort de jeunes gens égarés n’étaient que des enfants le jour du 9/11 [attaque du 11 septembre sur le World Trade Center,NdT]. »

Lui et d’autres membres de l’armée ont été confrontés à la privatisation de la guerre où « les mercenaires sous contrat étaient deux fois plus nombreux que les soldats en uniforme et gagnaient jusqu’à 10 fois leur salaire. » « Pendant ce temps, peu importe qu’il s’agisse, comme je l’avais vu, d’un fermier afghan explosé en deux, mais miraculeusement conscient et essayant vainement de ramasser ses entrailles sur le sol, ou qu’il s’agisse d’un cercueil drapé du drapeau américain mis en terre au cimetière national d’Arlington au son d’une salve de 21 coups de canon, a-t-il écrit. Bang, bang, bang. Les deux ont servi à justifier la circulation facile des capitaux au prix du sang – le leur et le nôtre. Quand j’y pense, je suis affligé par le chagrin et j’ai honte de moi-même pour ce que j’ai fait pour les soutenir. »

Il a décrit au juge « le jour le plus déchirant de ma vie » qui s’est déroulé quelques mois après son déploiement « lorsqu’une mission de surveillance de routine a tourné au désastre. »

« Pendant des semaines, nous avions suivi les mouvements d’un réseau de fabricants de voitures piégées vivant autour de Jalalabad, a-t-il écrit. Les voitures piégées destinées à attaquer des bases américaines étaient devenues un problème de plus en plus fréquent et meurtrier cet été-là, si bien que beaucoup d’efforts ont été déployés pour les arrêter. C’est par un après-midi venteux et nuageux que l’on a découvert l’un des suspects se dirigeant vers l’est, roulant à grande vitesse. Cela a alarmé mes supérieurs qui pensent qu’il pourrait tenter de s’échapper pour passer la frontière pakistanaise. »

Aujourd’hui, chaque fois que je rencontre un individu qui pense que la guerre des drones est justifiée et qu’elle garantit de façon fiable la sécurité de l’Amérique, je me souviens de ce moment là et je me demande comment je pourrais continuer à croire que je suis un homme bien, qui a le droit de vivre et de rechercher le bonheur – Daniel Hale, après avoir appris que des enfants avaient été tués par des attaques aveugles de drones américains auxquelles il avait participé.

« Une frappe par drone était notre seule chance et le drone commençait à se mettre en position pour effectuer le tir, a-t-il poursuivi. Mais le drone Predator, moins perfectionné, avait du mal à voir à travers les nuages et à lutter contre de forts vents contraires. L’unique charge utile du MQ-1 n’a pas réussi à atteindre sa cible, la manquant de quelques mètres. Le véhicule, endommagé, mais toujours en état de rouler, a poursuivi sa route après avoir évité de justesse la destruction. Finalement, une fois l’inquiétude d’un autre missile en approche apaisée, le conducteur s’est arrêté, est sorti de la voiture et a vérifié l’état de son corps, comme s’il ne parvenait pas à croire qu’il était encore en vie. Du côté passager est sortie une femme portant une burka, c’était indéniable. Aussi incroyable que cela ait pu l’être pour nous, d’apprendre qu’une femme, peut-être sa femme, était là accompagnant l’homme que nous voulions tuer quelques instants auparavant, je n’ai pas eu l’occasion de voir ce qui se passait ensuite avant que le drone ne détourne sa caméra lorsque la femme, frénétiquement, a commencé à sortir quelque chose de l’arrière de la voiture. »

Il a appris quelques jours plus tard de son commandant ce qui s’est passé ensuite.

« La femme du suspect était effectivement avec lui dans la voiture, écrit-il. Et à l’arrière se trouvaient leurs deux filles, des enfants âgées de 5 et 3 ans. Le lendemain, un groupe de soldats afghans a été envoyé pour enquêter à l’endroit où la voiture s’était arrêtée. C’est là qu’ils les ont trouvées placées dans une benne à ordures à proximité. L’aînée a été retrouvée morte suite à des blessures non spécifiées causées par des éclats qui avaient transpercé son corps. Sa jeune sœur était vivante mais gravement déshydratée. Lorsque mon officier supérieure nous a transmis cette information, elle a semblé exprimer son dégoût, non pas pour le fait que nous ayons tiré par erreur sur un homme et sa famille, tuant l’une de ses filles, mais pour le fait que le poseur de bombes présumé ait ordonné à sa femme de jeter les corps de leurs filles dans la poubelle, afin qu’ils puissent s’échapper plus rapidement de l’autre côté de la frontière. Maintenant, chaque fois que je rencontre un individu qui pense que la guerre des drones est justifiée et qu’elle garantit de manière fiable la sécurité de l’Amérique, je me souviens de ce moment précis et je me demande comment je pourrais continuer à croire que je suis un homme bien, qui a le droit de vivre et de rechercher le bonheur. »

« Un an plus tard, lors d’une réunion d’adieu pour ceux d’entre nous qui allaient bientôt quitter le service militaire, j’étais assis seul, le regard rivé à la télévision, tandis que d’autres se remémoraient les événements, poursuit-il. La télévision diffusait les dernières nouvelles du président qui faisait ses premières remarques publiques au sujet de la politique entourant l’utilisation de la technologie des drones dans la guerre. Ses propos visaient à rassurer le public concernant les rapports qui analysent minutieusement les pertes civiles lors de frappes de drones et le fait de prendre pour cibles des citoyens américains. Le président a déclaré qu’une norme élevée de « quasi-certitude » devait être respectée afin de s’assurer qu’aucun civil n’était présent. Mais d’après ce que je savais, dans les cas où il est vraisemblable que des civils aient été présents, les personnes tuées étaient presque toujours désignées comme des ennemis tués au combat, sauf preuve du contraire. Néanmoins, j’ai continué à écouter ses paroles lorsque le président a expliqué comment un drone pouvait être utilisé pour éliminer quelqu’un qui représentait une « menace imminente » pour les États-Unis. Se servant de l’image de l’élimination d’un tireur d’élite, dont la cible est une foule de gens sans histoire, le président a comparé l’utilisation de drones à la façon d’empêcher un terroriste en puissance de mener à bien son plan diabolique. Mais, pour moi, la foule ordinaire, ce sont tous ceux qui vivent dans la peur et la terreur des drones dans leur ciel, et le sniper dans ce scénario, c’est moi. J’en suis venu à croire que la politique d’assassinat par drone était utilisée pour tromper le public en lui faisant croire qu’elle nous protège, et lorsque j’ai finalement quitté l’armée, qui continuait toujours ce dont j’avais fait partie, j’ai commencé à m’exprimer à haute voix, estimant que ma participation au programme de drones avait été quelque chose de profondément mal. »

Lorsqu’il a quitté l’armée, Hale s’est lancé dans le militantisme anti-guerre, dénonçant le massacre aveugle de centaines, voire de milliers, de non-combattants, y compris des enfants, lors des frappes par drones. Il a participé à une conférence sur la paix qui s’est tenue à Washington en novembre 2013. Le Yéménite Fazil bin Ali Jaber a parlé à cette conférence de la frappe de drone qui a tué son frère, Salem bin Ali Jaber, et leur cousin Waleed. Waleed était un policier. Salem était un imam qui critiquait ouvertement les attaques armées menées par les djihadistes radicaux.

« Un jour d’août 2012, des membres locaux d’Al-Qaïda traversant le village de Fazil en voiture ont repéré Salem à l’ombre, se sont approchés de lui et lui ont fait signe de venir leur parler, écrit Hale. Ne manquant pas une occasion d’évangéliser les jeunes, Salem s’est avancé prudemment avec Waleed à ses côtés. Fazil et d’autres villageois ont commencé à regarder de loin. Plus loin encore, un drone Reaper toujours présent observait aussi. »

Publicité de General Atomics Aerospace pour les drones que l’US Air Force déploie à l’étranger.

« Lorsque Fazil a raconté ce qui s’est passé ensuite, je me suis senti ramené dans le temps, là où je me trouvais en ce jour de 2012, a déclaré Hale au juge. Ce que Fazil et ceux de son village ignoraient à l’époque, c’est qu’ils n’avaient pas été les seuls à regarder Salem s’approcher du djihadiste dans la voiture. Depuis l’Afghanistan, moi et tous ceux qui étaient de service avons interrompu notre travail pour assister au carnage qui était sur le point de se produire. En appuyant sur un bouton, à des milliers de kilomètres de distance, deux missiles Hellfire ont jailli du ciel, suivis de deux autres. Ne montrant absolument aucun scrupule, moi, et ceux qui m’entouraient, avons applaudi et acclamé triomphalement. Devant un auditorium sans voix, Fazil a pleuré. »

Une semaine après la conférence, Hale s’est vu offrir un emploi de contractuel du gouvernement. Ayant désespérément besoin d’argent et d’un emploi stable, et espérant pouvoir aller à l’université, il a accepté le poste, qui lui rapportait 80 000 dollars par an. Mais à ce moment-là, il était déjà révolté par le programme des drones.

« Pendant longtemps, je me suis senti mal à l’aise à l’idée de profiter de mon passé militaire pour décrocher un emploi de bureau pépère, écrit-il. Pendant cette période, j’étais encore en train de digérer ce que j’avais vécu, et je commençais à me demander si je ne contribuais pas à nouveau au problème de l’argent et de la guerre en acceptant de revenir en tant que contractuel de la Défense. Pire encore, j’appréhendais de plus en plus le fait que tout le monde autour de moi participait également à une illusion et à un déni collectifs qui servaient à justifier nos salaires exorbitants, pour un travail relativement facile. Ce que je craignais le plus à l’époque, c’était la tentation de ne pas me poser de questions. »

« Et puis, il se trouve qu’un jour, après le travail, je suis resté dans les parages pour socialiser avec deux collègues dont j’avais fini par admirer le travail talentueux, écrit-il. Ils m’ont fait me sentir bienvenu, et j’étais heureux d’avoir gagné leur approbation. Mais ensuite, à mon grand désarroi, notre toute nouvelle amitié a pris une tournure sombre, inattendue. Ils ont décidé que nous devrions prendre un moment pour regarder ensemble des images d’archives de frappes de drones. De telles séances de convivialité autour d’un ordinateur pour regarder du « porno de guerre » n’étaient pas nouvelles pour moi. J’y participais tout le temps lorsque j’étais déployé en Afghanistan. Mais ce jour-là, des années après les faits, mes nouveaux amis ont baissé les yeux et ricané, comme l’avaient fait mes anciens amis, à la vue d’hommes sans visage dans les derniers moments de leur vie. Moi aussi, je suis resté assis à regarder ; je n’ai rien dit et j’ai senti mon cœur se briser en morceaux. »

« Votre Honneur, écrit Hale au juge, le truisme le plus vrai que j’en suis arrivé à comprendre sur la nature de la guerre est que la guerre est un traumatisme. Je crois que toute personne appelée ou contrainte à participer à une guerre contre son prochain est promise à être exposée à une forme de traumatisme. Voilà pourquoi aucun soldat n’a la chance de revenir indemne de la guerre. Le nœud du trouble de stress post-traumatique (TSPT) est qu’il s’agit d’une équation morale qui inflige des blessures invisibles à la psyché d’une personne à qui l’on fait porter le poids de l’expérience pour avoir survécu à un événement traumatique. La façon dont le TSPT se manifeste dépend des circonstances de l’événement. Alors comment l’opérateur de drone est-il supposé gérer cela ? Le fantassin victorieux, certes n’éprouve aucun remords, mais il garde au moins son honneur intact en ayant affronté son ennemi sur le champ de bataille. Le pilote de chasse déterminé s’offre le luxe de ne pas avoir à assister aux terribles conséquences de son action. Mais comment étais-je supposé affronter les indéniables cruautés que j’ai perpétrées ? »

Hale, dans le documentaire National Bird

« Ma conscience, qui avait été tenue à distance, est revenue en force, a-t-il écrit. Au début, j’ai essayé de l’ignorer. Souhaitant plutôt que quelqu’un, mieux placé que moi, vienne me prendre ce trophée. Mais ça aussi c’était insensé. Confronté à la décision d’agir, je me suis contenté de faire ce qui était juste en accord avec Dieu et ma propre conscience. La réponse m’est venue : pour arrêter le cycle de la violence, je devais sacrifier ma propre vie et non celle d’une autre personne. Alors, j’ai contacté un journaliste d’investigation, avec lequel j’avais déjà été en relation, et je lui ai dit que j’avais quelque chose que le peuple américain devait savoir. »

Hale, qui a admis être suicidaire et dépressif, a déclaré dans la lettre que, comme de nombreux anciens combattants, il lutte contre les effets handicapant du syndrome de stress post-traumatique, aggravé par une enfance pauvre et agitée.

« La dépression est permanente, a-t-il dit au juge. Bien que le stress, en particulier celui causé par la guerre, puisse se manifester à différents moments et de différentes manières. Les signes révélateurs d’une personne souffrant du TSPT et de dépression peuvent souvent être observés de l’extérieur et sont pratiquement universellement reconnaissables. Des lignes dures sur le visage et la mâchoire. Des yeux, autrefois brillants et grand ouverts, maintenant enfoncés et craintifs. Et une perte soudaine et inexplicable d’intérêt pour les choses qui suscitaient auparavant de la joie. Ce sont les changements notables dans mon comportement qui ont été remarqués par ceux qui m’ont connu avant et après le service militaire. Dire que la période de la vie que j’ai passée à servir dans l’armée de l’Air américaine m’a marqué serait un euphémisme. Il est plus exact de dire qu’elle a transformé de manière irréversible mon identité d’Américain. Ayant modifié à jamais le fil de l’histoire de ma vie, tissé dans le tissu de l’histoire de notre nation. »

Pour en savoir plus sur Daniel Hale et son rôle crucial de lanceur d’alerte, voir l’article de Chris Hedges du 12 juillet, Grâce soit rendue aux traîtres , mis en ligne sur le site AID le 2 août

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