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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-91

PP1- Divulgation des Pentagon Papers au Congrès

Par Mike Gravel et Joe Lauria, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 27 août 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Divulgation des Pentagon Papers au Congrès

Le 21 juin 2021 par Mike Gravel et Joe Lauria

Mike Gravel (mort le 26 juin 2021) a siégé au Sénat américain pendant deux mandats, représentant l’Alaska de 1969 à 1981. Au cours de sa deuxième année au Sénat, Gravel a rendu publics les Pentagon Papers à une époque où la publication par les journaux avait été bloquée. Gravel était un farouche opposant au militarisme américain et s’est présenté à l’investiture du parti démocrate pour la présidence en 2008 et en 2020.

Joe Lauria est rédacteur en chef de Consortium News et ancien correspondant à l’ONU pour le Wall Street Journal, le Boston Globe et de nombreux autres journaux. Il a été journaliste d’investigation pour le Sunday Times de Londres et a commencé sa carrière professionnelle en tant que pigiste pour le New York Times. On peut le joindre à l’adresse joelauria@consortiumnews.com et suivi sur Twitter @unjoe.

Lecture des documents au Congrès. (Mike Gravel/YouTube)

Après l’arrêt de la publication des Pentagon Papers, Dan Ellsberg a transmis l’histoire top secrète au sénateur Mike Gravel. Voici comment Gravel a obtenu les documents, ce qu’il en a fait et ce qui s’est passé ensuite.

Ce mois-ci, c’est le 50e anniversaire de la publication des Pentagon Papers, l’étude top secrète sur la guerre en Asie du Sud-Est, qui a montré que les dirigeants américains savaient que la guerre était perdue mais qu’ils continuaient quand même à tuer et à laisser mourir. Poussé par sa conscience, l’un des auteurs de l’étude, Daniel Ellsberg, a divulgué les Papers au New York Times et au Washington Post. En réponse, le département de la Justice du président Richard M. Nixon a imposé aux journaux des injonctions les empêchant de poursuivre la publication. Les deux journaux ont poursuivi en justice l’administration dans une affaire qui sera tranchée par la Cour suprême.

Entre-temps, Ellsberg avait cherché un autre moyen de faire publier les Papers. Il a approché plusieurs membres du Congrès pour qu’ils les fassent publier lors d’un acte législatif. Plusieurs sénateurs ont refusé jusqu’à ce que le sénateur de l’Alaska, Mike Gravel, dise oui.

Aujourd’hui, Consortium News commence une série en plusieurs parties sur cet épisode peu raconté de l’histoire des Pentagon Papers : comment Gravel a obtenu les « Papers » d’Ellsberg, comment il s’est arrangé pour les lire au Congrès et quelles ont été les conséquences pour Gravel suite à cet acte audacieux, qui s’est terminé au petit matin du 30 juin 1971, quelques heures seulement avant que la Cour suprême ne statue sur l’affaire des Pentagon Papers.

Les extraits publiés ici sont tirés du livre A Political Odyssey du sénateur Mike Gravel et de Joe Lauria (Seven Stories Press). Il s’agit de l’histoire de Gravel telle que racontée à Lauria.

Première partie : Top Secret

C’est par un après-midi d’été assez chaud, dans le marécage asséché de la ville qu’est devenue Washington, que j’ai gravi les marches du Capitole avec mes deux sacs de voyage noirs. J’ai marché d’un bon pas, passant devant le poste de police et quelques touristes curieux, traversant les couloirs de marbre frais jusqu’à mon bureau. Je craignais que le FBI ne soit à ma recherche.

J’avais demandé aux Vietnam Veterans Against the War [Vétérans du Vietnam contre la guerre, NdT] de m’envoyer les soldats les plus handicapés qu’ils pouvaient trouver. Quand je suis arrivé à mon bureau, ils étaient là, alignés dans leurs fauteuils roulants, médailles épinglées, prêts à se battre. Ils auraient jeté leurs corps brisés en travers du chemin si le FBI avait essayé d’entrer. Ces hommes estropiés ont gardé les lourds sacs derrière la porte jusqu’à ce que je sois prêt à les amener au Sénat. C’était le 29 juin 1971.

J’ai emprunté le tapis rouge et bleu jusqu’à mon bureau en acajou, celui là même utilisé par Harry Truman et j’ai posé les sacs près de mon siège. Alors que je m’asseyais, Ed Muskie, le sénateur trapu du Maine qui avait été le colistier d’Hubert Humphrey trois ans plus tôt, s’est approché. Il faisait partie de la commission des Travaux publics avec moi et avait une question à poser. Alors qu’il commençait à la poser, il a baissé le nez et m’a regardé avec un petit sourire sur les lèvres. Du doigt il a pointé le sol. « Qu’est-ce que vous avez là-dedans ? m’a-t-il demandé. Les papiers du Pentagone ? » Je l’ai ignoré.

Plan A

Le plan que j’avais élaboré avec mon équipe était le suivant : je devais lire l’intégralité des 4 000 pages de documents contenus dans les sacs dans le cadre de l’obstruction que je menais depuis la mi-mai pour amener par la force la suppression de la conscription militaire. Je devais lire pendant trente heures d’affilée au Sénat, allant au-delà de la date limite du 30 juin à minuit permettant la prolongation de la loi sur le service militaire.

Je voulais battre le record d’obstruction de Strom Thurmond de vingt-quatre heures et dix-huit minutes, qu’il avait établi contre la législation sur les droits civils en 1957. Pour y parvenir, je devais conserver la parole quoi qu’il arrive. Huey Long, le sénateur radical de Louisiane abattu par la balle d’un assassin en 1935, faisait tout simplement pipi sur le sol pendant "son" obstruction. Mais j’allais être plus digne que ça. Je me suis fait poser une poche de stomie avec une valve à la cheville.

Joe Rothstein, mon assistant administratif, aurait l’honneur de vider le sac pendant que je parlais. Pour réussir à faire de l’obstruction, je devais contrôler la tribune. Alan Cranston, le sénateur californien et mon plus proche ami au Congrès, a donc accepté de présider la séance. Lui et moi sommes allés ensemble chez le médecin du Sénat pour nous faire équiper de poches. Nous avons également obtenu des lavements afin que le seul problème à traiter soit un problème liquide. Ce matin-là, Alan avait essayé de m’en dissuader au téléphone, mais je me suis montré inflexible.

Alors je lui ai griffonné ce mot : « En raison d’un réel don que vous possédez [...] il n’y a pas de fossé générationnel entre nous en tant que collègues. En fait, en raison de l’affection que je vous porte [...] je vous compte parmi mes amis les plus proches au Sénat. Les [documents] que j’ai lus me conduisent à la certitude que la première et principale raison pour laquelle notre nation est dans le pétrin aujourd’hui et va vers la faillite est le résultat de notre peur paranoïaque du communisme. Cette crainte n’est pas fondée, pour la simple raison que notre armée et notre économie sont de loin supérieures. Ce que je fais aujourd’hui, je le fais au nom de l’aide à cette grande nation que nous aimons tous. Ma frustration vient du fait que nous, en tant que dirigeants et en tant que nation, participons au meurtre quotidien d’innocents sans raison apparente [...] Cela ne contribue certainement pas à notre sécurité. Alan, le peuple n’a pas perdu confiance dans les dirigeants de cette nation. Les [documents] montrent que les dirigeants du gouvernement américain n’avaient pas confiance et continuent à ne pas avoir confiance dans le peuple américain. C’est une erreur dans une démocratie. J’espère que vous pourrez comprendre pourquoi je dois faire ce que je fais en tant que citoyen américain et sénateur américain. J’avais prévu de commencer à 17 heures. »

Mais j’ai alors bêtement éveillé les soupçons du seul sénateur républicain présent dans la salle, Robert Griffin, du Michigan. J’étais sur le point de commencer à lire les documents lorsque j’ai remarqué les greffiers, les membres du personnel et le parlementaire assis là. Ils n’avaient aucune idée qu’ils étaient sur le point d’être retenus prisonniers pendant trente heures.Alors, dans un moment de compassion, j’ai pensé que je devais interrompre les travaux pour leur permettre d’appeler leurs familles et leur dire qu’ils ne rentreraient pas de sitôt. Pour ce faire, j’ai suggéré l’absence de quorum, un dispositif simple pour interrompre les travaux du Sénat et tuer le temps.

Griffin s’est approché de moi, l’air perplexe. « Mike, qu’est ce que tu fabriques ? m’a-t-il demandé. Je vais juste continuer mon débat sur le projet, comme je l’ai fait jusqu’à présent », ai-je répondu . ll m’a toisé d’un air perplexe, en plissant les yeux à travers ses lunettes à monture d’écaille. Griffin est retourné à son bureau et m’a observé. Il sentait qu’il se passait quelque chose, mais ne pouvait pas savoir quoi. Peu de temps après, j’ai demandé l’accord unanime pour passer outre la vérification du quorum et reprendre le travail. Mais Griffin s’y est opposé.

Gravel en 1973. (Sénat américain/Wikimedia Commons)

J’étais abasourdi. J’étais tétanisé. Maintenant, nous avions vraiment besoin d’un quorum pour continuer. J’étais fou de rage. J’avais eu la parole. J’avais gratuitement saboté mon propre plan.

Une odyssée politique

Si je n’avais pas été prévenant envers le personnel du Sénat, j’aurais commencé à lire les documents à l’endroit où je savais que j’avais la meilleure chance d’éviter l’inconnu : là, à la tribune du Sénat. Griffin s’est approché de moi et je lui ai dit : « Espèce d’enfoiré [...] ! ». Mais c’était ma faute. Je devais maintenant rassembler les Démocrates et les faire revenir au Sénat pour atteindre le quorum et pouvoir continuer.

Mais la majorité d’entre eux étaient partis à une grande collecte de fonds, en habit de soirée. Griffin s’est glissé dans le vestiaire. Il a ordonné au personnel de commencer à téléphoner aux Républicains, leur disant de rester à l’écart du Sénat, que Gravel préparait quelque chose. Nous étions aussi au téléphone, suppliant les Démocrates de revenir au Capitole. Seuls quelques-uns se sont traînés jusqu’ici. Walter Mondale du Minnesota est revenu mais m’a dit que je n’avais « aucune chance » d’atteindre le quorum.

Plan B

Pour alors, il était environ 21 heures. Je commençais à désespérer. Puis Joe Rothstein, mon assistant, m’a informé qu’il y avait un plan B. Je me suis donc retiré dans mon bureau avec les sacs. J’étais au Sénat depuis un peu plus de deux ans. Au cours de cette période, grâce aux machinations de Ted Kennedy, j’avais atteint l’honorable poste de président des sous-commissions des Bâtiments et des terrains et de l’Environnement et des Travaux publics.

Mon équipe a découvert qu’un président de commission ou de sous-commission pouvait convoquer une réunion à tout moment et en tout lieu, à condition d’en informer les membres de la commission. Le précédent en était la Commission des Activités anti-américaines de la Chambre des représentants. Griffin et les Républicains ne pouvaient rien y faire. Je ne serais pas au Sénat, mais je serais quand même au Capitole.

Mon personnel a donc tapé et glissé des avis sous les portes de tous les membres de ma sous-commission entre neuf et dix heures ce soir-là. Il ne nous manquait plus qu’un témoin. Grâce à nos contacts dans le mouvement pour la paix, nous l’avons trouvé du côté de la Chambre : le député John Goodchild Dow de New York, un Démocrate et une colombe. On ne lui a donné qu’une vague idée de ce qui l’attendait.

Gravel lisant les Pentagon Papers le 29 juin 1971. (Mike Gravel/YouTube)

Il faisait encore chaud et humide lorsque j’ai traversé Constitution Avenue pour me rendre au New Senate Office Building. Le temple néoclassique de la Cour suprême, datant de la dépression, s’élevait derrière moi. J’ai convoqué la réunion de la commission du sous-comité dans la salle 4200 à 21h45. J’étais le seul membre de la commission présent. « Député Dow, ai-je dit, c’est un plaisir de vous avoir ici, j’apprécie d’entendre votre point de vue. Qu’est-ce que vous voulez ? De quoi avez-vous besoin ? »

Dow a répondu : « Je voudrais un bâtiment fédéral dans mon district. » Et j’ai dit : « Laissez-moi vous arrêter là. Je veux bien croire que c’est un désir louable pour votre circonscription, mais je dois vous dire que nous n’avons pas d’argent. Et si nous n’avons pas d’argent, c’est à cause de ce qui se passe au Vietnam. Ce qui se passe au Vietnam est une erreur et j’ai quelques commentaires à faire sur la façon dont nous nous sommes retrouvés dans cette erreur. »

J’ai fouillé dans les sacs de voyage, j’ai sorti les documents et les ai empilés sur la table du comité. J’étais terrifié. Je savais qu’il s’agissait peut être d’une infraction à la loi et que mon équipe et moi-même pouvions nous retrouver en prison. Je craignais, à tout le moins, d’être expulsé du Sénat. Mais j’avais aussi le sentiment que je n’avais vécu toute ma vie que pour en arriver à ce moment. Mes mains tremblaient légèrement lorsque j’ai pris le premier classeur noir. J’ai commencé à lire à haute voix les Pentagon Papers, l’étude secrète sur le Vietnam dont tout le monde parlait à Washington. Deux semaines plus tôt, le New York Times en avait publié des extraits pendant seulement deux jours avant que le ministère de la Justice n’obtienne d’un tribunal que la publication soit arrêtée. « Il est de mon devoir constitutionnel de protéger la sécurité du peuple en favorisant la libre circulation de l’information absolument essentielle à la prise de décision démocratique de ce dernier », ai-je commencé.

Le député Dow pendant la lecture des Pentagon Papers par Gravel (Mike Gravel/YouTube)

Puis j’ai commencé par « Chapitre un : Contexte du conflit, 1940-1950 ». Voilà comment j’ai commencé à rendre les Pentagon Papers publics.

© Mike Gravel et Joe Lauria

Article suivant : Comment Gravel a obtenu les Pentagon Papers auprès de Dan Ellsberg.

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