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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-98

PP8 - Pourquoi Gravel a fait ça

Par Mike Gravel et Joe Lauria, traduit par Jocelyne le Boulicaut

samedi 11 septembre 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Divulgation des Pentagon Papers au Congrès

Le 30 juin 2021 Par Mike Gravel et Joe Lauria

Le regretté Mike Gravel (décédé le 26 Juin 2021) a siégé au Sénat américain pendant deux mandats en tant que représentant de l’Alaska de 1969 à 1981. Au cours de sa deuxième année au Sénat, Gravel a diffusé rendu publics les Pentagon Papers à une époque où la publication par les journaux avait été bloquée. Gravel était un farouche opposant au militarisme américain et s’est présenté à l’investiture du Parti démocrate pour la présidence en 2008 et en 2020.

Joe Lauria est rédacteur en chef de Consortium News et ancien correspondant à l’ONU pour le Wall Street Journal, le Boston Globe et de nombreux autres journaux. Il a été journaliste d’investigation pour le Sunday Times de Londres et a commencé sa carrière professionnelle en tant que pigiste pour le New York Times. On peut le joindre à l’adresse joelauria@consortiumnews.com et suivi sur Twitter @unjoe.

Gravel lisant les Pentagon Papers. (Mike Gravel)

Dans la huitième et dernière partie de cette série, voici un regard sur la signification de la divulgation par Mike Gravel des Pentagon Papers au Congrès.

Ceci est la huitième partie de la série en plusieurs épisodes de Consortium News sur le 50e anniversaire du jour où le sénateur Mike Gravel a obtenu les Pentagon Papers des mains de Daniel Ellsberg et les conséquences auxquelles Gravel a dû faire face pour avoir divulgué ces documents top secrets au Congrès, quelques heures seulement avant que la Cour suprême ne se prononce sur l’affaire le 30 juin 1971.

Dans la première partie, Gravel apporte les documents au Capitole pour les rendre publics en les intégrant aux archives du Congrès. Dans la deuxième partie, Gravel obtient les documents d’Ellsberg par le biais d’un intermédiaire. La troisième partie est consacrée à l’histoire de la communication orale empreinte d’émotion des documents par Gravel. Dans la quatrième partie, la décision de la Cour suprême d’annuler la restriction préalable du gouvernement ouvre de nouveaux risques juridiques. Dans la cinquième partie, Gravel prend le risque de faire publier les Pentagon Papers en externe du Congrès, chez Beacon Press à Boston. Dans la sixième partie, Gravel porte son affaire contre Nixon devant la Cour suprême des États-Unis, alors que Nixon a également intenté un procès à Gravel, justement devant cette même Cour suprême. Dans la septième partie, la Cour suprême rend son verdict dans l’affaire Gravel versus les États-Unis.

Les extraits publiés ici sont tirés du livre A Political Odyssey du sénateur Mike Gravel et de Joe Lauria (Seven Stories Press). Il s’agit de l’histoire de Gravel racontée et écrite par Lauria.

Huitième partie : Pourquoi Gravel a fait ça

Pour en venir à aujourd’hui, la portée de mon affaire devant la Cour suprême ne pourrait être plus grande. En avril 2007, le sénateur Dick Durbin de l’Illinois, le whip du parti démocrate [ le whip est le représentant au congrès chargé de s’assurer qu’aucun vote d’un parti ne manquera à l’appel, NdT], a fait une déclaration extraordinaire au Sénat. Elle est directement liée à mon affaire, même si Durbin ne le sait probablement pas. Elle mérite d’être citée en détail : « A quelques centaines de mètres d’ici, dans une salle fermée, soigneusement gardée, le Comité du renseignement se réunissait quotidiennement pour des briefings top secrets quant aux informations que nous recevions et les informations que nous obtenions du Comité du renseignement n’étaient pas les mêmes que celles données au peuple américain. Je n’arrivais pas à le croire. Les membres de cette administration débattaient activement et passionnément pour savoir si des tubes d’aluminium voulaient vraiment dire que les Irakiens développaient des armes nucléaires. Au sein de l’administration il se trouvait des gens qui disaient que non, bien sûr, ce n’était pas le même type de tube en aluminium, mais dans le même temps, des membres de l’administration disaient au peuple américain d’avoir peur des nuages en forme de champignon. Cela me mettait vraiment en colère. Franchement, je ne pouvais pas y faire grand chose. Parce que, vous voyez, au sein de la commission du renseignement, nous nous engageons à garder le secret. Nous ne pouvons pas passer la porte et dire : " La déclaration faite hier par la Maison Blanche est en contradiction directe avec les informations classifiées qui sont données au Congrès ". On ne peut pas faire ça. On ne peut tout simplement pas faire ce genre de déclarations. »

Durbin est complètement dans l’erreur. Si son équipe n’avait fait, ne serait-ce que quelques recherches sur mon cas, il aurait pu franchir cette porte et se rendre à la tribune du Sénat pour dire ce qu’il pensait des mensonges que l’administration était en train de tisser au sujet de l’Irak. Si lui et d’autres sénateurs l’avaient fait, une catastrophe aurait pu être évitée. Au lieu de cela, comme l’a dit Durbin : « Dans ma profonde contrariété, je me suis assis ici, au Sénat » où il aurait pu s’exprimer, « et j’ai écouté ce débat passionné sur l’invasion de l’Irak, pensant que le peuple américain était induit en erreur, qu’on ne lui disait pas la vérité. Et c’est la raison pour laquelle j’ai rejoint 22 de mes collègues dans notre vote négatif. Je n’avais pas le sentiment, à l’époque, que le peuple américain connaissait les faits réels. »

Si seulement Durbin avait pris conscience de ses droits et qu’il avait osé agir.

Qu’est-ce qui m’a amené à faire cela ?

Aujourd’hui encore, les gens me demandent pourquoi j’ai pris le risque de rendre publics les Pentagon Papers. Je leur réponds que je déteste les guerres injustifiées et que je ferais n’importe quoi pour y mettre fin. Je déteste le secret au sein du gouvernement, secret qui est inutile dans 80 % des cas. La Constitution ne fait mention de secret qu’une seule fois et c’est alors au Congrès qu’elle fait référence, et non à l’exécutif : « Chaque Chambre tiendra un journal de ses délibérations et le publiera périodiquement, à l’exception des parties qui pourraient à son sens requérir le secret. » (Article 1, section 5)

La plupart du temps, si les responsables gouvernementaux classent des informations « secrètes » c’est parce qu’ils ont merdé et qu’ils ont besoin de couvrir leurs fesses. C’est particulièrement inadmissible si les ratés ont entraîné des millions de morts, la défoliation chimique de forêts tropicales et la destruction de milliards de dollars de biens appartenant à quelqu’un d’autre. Cela a rarement quelque chose à voir avec la sécurité de la nation. Le terme « sécurité nationale », qui a été si souvent brandi, surtout depuis l’ère Nixon, est un canular, un mythe. Cela dépend vraiment de quelle sécurité on parle, la sécurité de qui. La plupart du temps, il s’agit de la sécurité de l’emploi des fonctionnaires du gouvernement et des politiciens.

En publiant les Papers, j’ai rendu caduque la décision de la Cour suprême, rendue le jour même dans l’affaire concernant le New York Times. J’ai aussi pris le risque de soutenir Dan Ellsberg, qui était un homme traqué.

À court terme, ce que j’ai fait a, je crois, contribué à un revirement de l’opinion publique pour la conduire à être contre la guerre du Vietnam. Mais à long terme, qu’est-ce que cela a changé ? Le secret et le militarisme règnent toujours. Nous avons toujours été une nation guerrière. Nous avons versé du sang pour nous libérer d’une monarchie opaque et autoritaire. L’Unité de l’Union a été préservée grâce à la guerre, notre territoire et nos intérêts se sont étendus en suivant nos armées en marche. Nos entreprises fabuleusement riches ont besoin de ressources mondiales, de main-d’œuvre bon marché et de marchés de consommateurs. Le pétrole lubrifie leur système et nos forces armées le protègent.

Le militarisme dirigé par l’Exécutif n’a cessé de se développer depuis que la faction fédéraliste d’Alexander Hamilton de l’administration Adams a inconstitutionnellement établi une armée permanente de 20 000 hommes en 1799. Cela a été fait sans tenir compte des objections de certains législateurs qui citaient la Constitution vieille de dix ans qui stipulait que seul le Congrès, et non l’exécutif, avait le droit de lever une armée.

Le militarisme américain s’est développé au fil des guerres successives et a été pleinement institutionnalisé après la Seconde Guerre mondiale, une victoire légitime qui, à mon avis, portait toutefois en elle les germes de la chute de l’Amérique. Il y a soixante ans, une Amérique préservée et soudainement riche se tenait à la croisée des chemins, contemplant un monde dévasté. La puissante industrie de l’armement, qui s’était développée pendant la Seconde Guerre mondiale et qui nous avait sortis de la grande dépression, n’était pas prête à renoncer à sa lucrative domination après la guerre. Elle a favorisé une Guerre froide alors que, selon moi, la diplomatie aurait été la meilleure solution.

La défaite de l’Amérique face à ce pitoyable peuple du Viêt-Nam, comptant des autochtones brandissant des lances et des boucliers autour de Khe Sanh alors que nous les menacions d’une frappe nucléaire, est probablement la leçon la plus importante que nos dirigeants auraient pu apprendre.

Un agent de la CIA aide des personnes évacuées à monter dans un hélicoptère d’Air America au 22, rue Gia Long à Saigon, le 29 avril 1975. (Hubert van Es/Wikipedia)

Ils y ont réfléchi pendant un certain temps. Les aventures militaires ont été mises en attente. Les bellicistes étaient sur la défensive. L’Amérique a alors traversé une période de sept ans d’examen de conscience national pendant que je siégeais au Sénat, de 1973 à 1980. Qui étions-nous en tant que peuple ? Que faisions-nous réellement au monde avec notre immense richesse et notre puissance ?

Dans ce court laps de temps, des commissions du Congrès se sont penchées sur les assassinats et les abus passés de la CIA. Pourrions-nous imaginer cela aujourd’hui ? Si ce n’est pas le cas, c’est parce que les militaristes en pleine résurgence ont déclaré qu’on en avait fini avec le « syndrome du Vietnam », et que Ronald Reagan avait été porté au pouvoir dans une vague de restauration. Il a triplé la dette en dopant l’establishment militaire jusqu’à un niveau jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale. George H. W. Bush a ensuite envahi le Panama et bombardé l’Irak. Ils étaient de retour aux affaires.

Douze ans plus tard, l’administration de George W. Bush a repris certains des mêmes arguments et des tromperies que ceux dont j’avais fait la lecture à haute voix lors de cette nuit de solitude effrayante de juin 1971. Bush a embarqué les États-Unis dans un désastre militaire aussi gigantesque que celui du Viêt-Nam, et dont les conséquences se font encore sentir. Les leçons du Vietnam ont été enterrées avec les milliers de soldats qui ont donné leur vie en Irak en combattant pour des raisons bien différentes de ce qu’on leur avait dit.

Comme l’a dit le brigadier général Smedly Butler à propos de la Première Guerre mondiale : « On a peint de merveilleux idéaux pour nos garçons qui étaient envoyés à la mort. Il s’agissait de la "guerre pour mettre fin aux guerres ". Il s’agissait de la " guerre pour rendre le monde sûr pour la démocratie". Personne ne leur a dit que la vraie raison c’était les dollars et les centimes. Personne ne leur a dit, alors qu’ils s’éloignaient, que d’énormes profits naîtraient de leur combat et de leur mort. Personne n’a dit à ces soldats américains qu’ils pourraient être abattus par des balles fabriquées par leurs propres frères, ici. Personne ne leur a dit que les navires sur lesquels ils allaient traverser les mers pourraient être torpillés par des sous-marins construits avec des brevets américains. On leur a juste dit que ça allait être une « aventure remplie de gloire. »

© Mike Gravel et Joe Lauria

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