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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-99

Nakhitchevan, corridor du prochain round au Haut-Karabakh

Par Danny Sjursen, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 20 septembre 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Nakhitchevan, corridor du prochain round au Haut-Karabakh

Le 29 juillet 2021 par le Major Danny Sjursen, USA (retraité)

Danny Sjursen est officier de l’armée américaine en retraite, directeur du Eisenhower Media Network (EMN), chargé de recherche au Center for International Policy (CIP), collaborateur d’Antiwar.com et co-animateur du podcast "Fortress on a Hill". Ses travaux sont parus dans le NY Times, le LA Times, ScheerPost, The Nation, HuffPost, The Hill, Salon, Popular Resistance, Tom Dispatch, The American Conservative et Mother Jones, entre autres publications. Il a effectué des missions de combat avec des unités de reconnaissance en Irak et en Afghanistan et a enseigné l’histoire à West Point, son alma mater (université où il a étudié). Il est l’auteur de mémoires et d’une analyse critique de la guerre d’Irak, Ghostriders of Baghdad : Soldiers, Civilians, and the Myth of the Surge, Patriotic Dissent : America in the Age of Endless War, et plus récemment A True History of the United States. Sjursen a récemment été sélectionné comme lauréat 2019-20 de la Fondation Lannan pour la liberté culturelle. Vous pouvez le suivre sur Twitter @SkepticalVet. Vous trouverez sur son site Web professionnel des informations pour le contacter, pour programmer des exposés ou des apparitions dans les médias, ainsi que pour accéder à ses travaux antérieurs.

Carte du Sud-Caucase

Source : Françoise Ardillier-Carras et Gérard-François Dumont, « La guerre pour quelles frontières  ? », Les Analyses de Population Avenir N° 30, no12, 28 octobre 2020
En vert : Nagorno-Karabakh
En rouge : la ligne de contact établie après le cessez le feu de 1994
En jaune pâle : les territoires occupés par les Arméniens depuis 1994

Depuis la « fin » de l’épisode le plus récent de la guerre de quarante-quatre jours entre l’Azerbaïdjan soutenu par la Turquie et Israël - et facilitée par les États-Unis - et l’Arménie (au mieux vaguement) alignée sur la Russie, on assiste à un florilège de lamentations politiquement correctes sur la « paix illibérale » qui en résulte.

C’est principalement dû à l’hystérie à l’égard de la Russie et de la Chine qui, dans la Cité Émeraude sur le Potomac, passe pour un jugement stratégique avisé [Des spécialistes du roman de L. Frank Baum estiment que la Cité d’Émeraude est une métaphore pour Washington et son papier-monnaie vert. La splendeur illusoire de la capitale est comparée à la valeur fiduciaire du papier monnaie, dont la valeur ne tient qu’à une illusion partagée ou à une convention, NdT] et aussi à l’amertume de Washington quant au fait que le (demi-) cessez-le-feu a été négocié par Moscou.

En laissant de côté pour un moment l’hypocrisie flagrante - il est inutile de se demander si les États-Unis auraient insisté pour servir de médiateur si un combat faisait rage à 180 km de leur frontière (c.-à-d. au Québec, Canada ou à Monterey, Mexique) – la vérité est que le non-règlement de cette récente guerre du Haut-Karabakh n’a pas apporté et n’apportera pas la paix. Aucune des parties n’est satisfaite. Les tirs n’ont jamais cessé – ils se poursuivent toujours et risquent seulement de s’intensifier.

Les accords pour le Haut-Karabakh entre la Russie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan crédit : https://jam-news.net/

C’est une trêve, (pas encore tout à fait) une accalmie, avant le prochain round du combat. Seulement, si j’étais parieur, je dirais que les vainqueurs azéris du dernier round - bien plus riches et puissants, et avec bien plus d’amis - vont tenter le KO au prochain coup de cloche.

Lorsque les coups de poing commenceront à pleuvoir, il faut s’attendre à une répétition des réactions de la foule lors du dernier combat : Washington et l’Europe regarderont depuis les sièges bon marché, l’arbitre russe peinera pour séparer les pugilistes qui tombent à terre à cause des coups bas, et les alliés ostensibles de l’Amérique - la Turquie et Israël - joueront le rôle de porte voix des azéris tout en lestant les gants de Bakou dans le coin des tricheurs.

Puis, lorsque Erevan sera à nouveau terrassé, les groupes de réflexion et les têtes parlantes américains jugeront à nouveau les tentatives futiles de Moscou pour repousser l’Azerbaïdjan dans son coin tout en offrant à l’Arménie un compte à rebours bien nécessaire.

Les analystes américains bien-pensants peuvent appeler cela une paix illibérale dans un monde de plus en plus multipolaire (soupir) – mais c’est en réalité un reflet du monde tel qu’il est depuis longtemps, et d’une situation que Washington a en partie provoquée.

Les Azéris ont d’énormes gisements de gaz naturel – les Arméniens aucun. Bakou a fait semblant de jouer le jeu dans la guerre mondiale contre le terrorisme – ce qui fait que Washington a ignoré son terrorisme d’État totalitaire sur son territoire.

L’Azerbaïdjan est géographiquement proche de l’Iran, mais curieusement (puisque des Azéris vivent dans les deux pays qui sont tous deux des États à majorité chiite) n’en est diplomatiquement pas proche – l’Amérique a donc laissé libre cours à un état d’Israël déchaîné pour armer, approvisionner et soutenir des Azéris belliqueux.

En grande partie par désespoir, l’Arménie est techniquement alliée à la Russie – Washington a donc détourné le regard tandis que la Turquie, complètement déchaînée, encourageait et favorisait tout ce satané bain de sang. Erdogan, ce cinglé, a non seulement envoyé à Bakou les drones qui ont été déterminants sur le champ de bataille, mais il a aussi envoyé dans la mêlée des palanquées de mercenaires rebelles islamistes syriens pour servir de chair à canon pour l’invasion azérie.

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Artillerie Crédit : L.A. Progressive

Marquer des points lors du prochain round

Ce qui est inquiétant, c’est que l’effusion de sang risque de faire oublier la rivalité qui dure depuis des décennies autour de la région du Haut-Karabakh à majorité arménienne – mais appartenant « officiellement » à l’Azerbaïdjan. Elle sera alimentée par le nationalisme ethnique azéri, renforcée par le sectarisme, et deviendra une lutte irrédentiste et revancharde pour les voies de passage et une extension des corridors – comme le Zangezur (qui pourrait relier Bakou à l’enclave azérie isolée du Nakhitchevan) et Lachin (qui relie de façon ténue l’Arménie proprement dite au Haut-Karabakh).

Le problème est le suivant : bien que l’accord de cessez-le-feu conclu sous l’égide de Moscou prévoie le déblocage de voies de communication et d’échanges commerciaux depuis longtemps bloquées entre les pays et les enclaves clés – en théorie garanti par les forces de maintien de la paix russes – l’autocrate azéri n’a pas l’air très satisfait. Loin s’en faut. Ilham Aliyev est le genre de « mini-Staline » qui aime voir son visage placardé sur les grands panneaux d’affichage de Bakou, et il faut s’attendre à ce qu’il fasse empirer les choses plutôt que rentrer à la maison.

Alors que les négociations sur l’ouverture de la route vers le Nakhitchevan s’enlisent, il a déclaré sur les ondes de la télévision publique azerbaïdjanaise : « Si l’Arménie l’accepte, nous résoudrons cette question beaucoup plus aisément, sinon, alors nous la résoudrons par la force. » Cela peut sembler être une simple menace sans lendemain ou vide de sens, sauf que ce cinglé n’a cessé de jacasser en faveur d’une reconquête et de réécrire l’histoire depuis la fin (ou presque) de l’épisode le plus récent de la guerre.

Il y a eu, en fait, toute une série de signaux nationalistes inquiétants émanant de Bakou et de bébé-Aliyev – qui n’est autre que le fils dictatorial de son père. Tant ses paroles que ses actes sont plus dangereux que jamais, et laissent présager peut-être six (ou soixante) années supplémentaires de conflit.

Aliyev revendique carrément des « droits historiques » sur le territoire Arménien, non seulement dans le Haut-Karabakh, mais aussi autour de la capitale Erevan ainsi que – et c’est là la clé– sur toute la partie sud-est de l’Arménie qui sépare l’Azerbaïdjan proprement dit de son enclave du Nakhitchevan. Sur le plan symbolique mais c’est révélateur, selon ses médias pro-gouvernementaux, Bakou a commencé à utiliser des noms azerbaïdjanais pour les villes et les monuments situés en Arménie.

En outre, quelques mois à peine après l’armistice, le président Aliyev a inauguré un parc des trophées de la victoire, où sont exposés les casques des soldats arméniens morts, ainsi que leurs mannequins de cire grandeur nature présentant (berk) des traits racialisés exagérés : « nez crochus, sourcils effrayants et dents en mauvais état », comme l’indique un rapport détaillé du New York Times. Certains commentateurs ont noté les parallèles troublants entre l’exposition de ces trophées et les casques iraniens exposés par Saddam Hussein après la violente guerre Iran-Irak des années 1980.

Concrètement – en quelque sorte dans les tranchées (parfois au sens propre) – depuis la signature de l’accord de cessez-le-feu, les Azéris ont capturé quelque 200 soldats et civils arméniens. Pas plus tard que la semaine dernière, Bakou a condamné 13 militaires arméniens à six ans de prison pour « franchissement illégal de la frontière, possession d’armes » (les soldats ne sont-ils pas enclins à en porter ?) et – voici le terme qui fait mouche, qu’ils ont sans doute retenu du meilleur de l’Amérique : « délit de terrorisme ». En outre, un rapport de Human Rights Watch arrive à la conclusion que les prisonniers de guerre arméniens ont été maltraités durant leur détention.

Pas plus tard qu’au mois de mai, les forces azéries ont de nouveau attaqué et avancé de quelque 3,5 kilomètres en territoire arménien. Ce qui est unique cette fois-ci, c’est que les combats se sont déplacés vers le sud et l’ouest du cœur traditionnel du Haut-Karabakh, certains des combats les plus sérieux se déroulant à quelque 80 km de là, le long de la frontière nord de l’enclave azérie du Nakhitchevan. Puis, hier encore, il semble que les forces azéries ont tenté un nouvel assaut, tuant trois soldats arméniens et en blessant quatre, dans le combat le plus meurtrier depuis le cessez-le-feu de novembre.

Situé à Bakou, le musée exhibe des chars, des camions, des armes et même des casques arméniens ramassés sur les champs de bataille. En posant entouré de casques de soldats arméniens morts, le président Azerbaïdjanais a provoqué l’ire de l’Arménie. RT France

L’Amérique illibérale

Le fait est qu’Aliyev – comme la plupart des hommes forts – a besoin que le conflit se poursuive, qu’il mette au premier plan la fièvre guerrière pour mieux asseoir son autoritarisme archaïque. D’un autre côté, l’humiliation d’Erevan lors du dernier round de combat nuit à ses récentes perspectives réelles de démocratie après la « révolution de velours » de 2018. Ironie du sort, ce soulèvement populaire, et les résultats électoraux quelque peu libéraux qui en ont découlé, ont en fait éloigné l’Arménie de ses protecteurs russes historiques. La récente défaite d’Erevan, en revanche – malgré la remarquable retenue de la Russie, qui n’a pas soutenu son allié (technique) du traité – ne peut que ramener l’Arménie dans le giron (pourtant peu fiable) de Moscou. En d’autres termes, voici encore un exemple où les États-Unis soutiennent tacitement ou ouvertement le camp le moins démocratique d’un conflit.

Et, lorsque le combat reprendra de plus belle au-dessus du Nakhitchevan – ne vous attendez pas à de grands changements dans la complaisance de Washington. Au lieu de cela, branchez-vous sur les propos « illibéraux » d’une Amérique qui se contente de jouer la ritournelle du libéralisme uniquement à la télévision.

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