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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-106

Yanis Varoufakis : Angela Merkel a nui à l’Europe et au monde

Par Yanis Varoufakis, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 22 octobre 2021, par JMT

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Yanis Varoufakis : Angela Merkel a nui à l’Europe et au monde

Le 26 Septembre 2021 par Yanis Varoufakis

Yanis Varoufakis a été ministre grec des Finances pendant les premiers mois du gouvernement dirigé par Syriza en 2015. Il a notamment publié Le Minotaure planétaire et Conversations entre adultes.

Les élections allemandes d’aujourd’hui marquent la fin effective du règne de 16 ans d’Angela Merkel. Yanis Varoufakis décrit pour Jacobin comment elle est devenue la dirigeante la plus puissante d’Europe en temps de paix – aux dépens de l’Europe elle-même.

Le long mandat d’Angela Merkel en tant que chancelière allemande prend fin alors que des élections fédérales ont lieu aujourd’hui en Allemagne. (JOHN MACDOUGALL/AFP via Getty Images)

Le mandat d’Angela Merkel restera dans les mémoires comme le paradoxe le plus cruel de l’Allemagne et de l’Europe. D’une part, elle a dominé la politique du continent comme aucun autre dirigeant en temps de paix – et elle laisse la chancellerie allemande considérablement plus puissante qu’elle ne l’avait trouvée. Mais la manière dont elle a construit ce pouvoir a condamné l’Allemagne à un déclin de longue durée et l’Union européenne à la stagnation.

Un déclin alimenté par la richesse

Il ne fait aucun doute que l’Allemagne est aujourd’hui plus forte politiquement et économiquement qu’elle ne l’était quand Merkel est devenue chancelière en 2005. Cependant, les raisons mêmes pour lesquelles l’Allemagne est plus forte sont aussi celles pour lesquelles son déclin est assuré dans une Europe en stagnation.

La puissance de l’Allemagne est le résultat de trois excédents massifs : son excédent commercial, l’excédent structurel de son gouvernement fédéral et l’afflux de l’argent des autres dans les banques de Francfort, en raison de la crise sans fin de l’euro qui se consume lentement.

Alors que l’Allemagne baigne dans l’argent, grâce à ces trois excédents, cet argent est principalement gaspillé. Au lieu d’être injecté dans les infrastructures du futur, publiques ou privées, il est soit exporté (par exemple, investi à l’étranger), soit utilisé pour acheter des biens improductifs en Allemagne (par exemple, des appartements à Berlin ou des actions Siemens).

Pourquoi les entreprises allemandes, ou le gouvernement fédéral, ne peuvent-ils pas investir ces fleuves d’argent de manière productive en Allemagne ? Parce que – et c’est là que réside une partie du cruel paradoxe – la raison pour laquelle ces excédents existent est qu’ils ne sont pas investis ! En d’autres termes, sous le règne de Mme Merkel, l’Allemagne a conclu un marché faustien : en limitant les investissements, elle a acquis auprès du reste de l’Europe et du monde des excédents qu’elle n’a pas pu ensuite investir, cela lui aurait fait perdre sa capacité future à dégager davantage d’excédents.

Si l’on s’attarde sur leur origine, les excédents massifs qui ont donné du pouvoir à l’Allemagne sous Mme Merkel sont le résultat de l’obligation faite aux contribuables allemands et, plus tard, européens de renflouer les banquiers cinglés de Francfort à condition d’organiser une crise humanitaire dans la zone périphérique de l’Europe (en particulier en Grèce) – moyen par lequel le gouvernement de Merkel a imposé une austérité sans précédent à l’égard des travailleurs tant allemands que non allemands (de manière disproportionnée, bien sûr).

En bref, le faible investissement intérieur, l’austérité généralisée et le fait de monter les fiers peuples européens les uns contre les autres ont été les moyens par lesquels les gouvernements successifs de Merkel ont transféré à l’oligarchie allemande richesse et pouvoir. Hélas, ces moyens ont également conduit à une Allemagne divisée qui passe complètement à côté de la prochaine révolution industrielle au sein d’une Union européenne qui se fragmente.

Trois épisodes permettent de comprendre comment Merkel a exercé son pouvoir à travers l’Europe pour construire, étape par étape, le cruel paradoxe qui sera son héritage.

Épisode 1 : Le socialisme paneuropéen pour les banquiers allemands

En 2008, alors que les banques de Wall Street et de la City de Londres s’effondraient, Angela Merkel continuait à entretenir son image de chancelière à la main de fer, radine et prudente sur le plan financier. Pointant un doigt moralisateur vers les banquiers prodigues de l’Anglosphère, elle a fait les gros titres lors d’un discours à Stuttgart où elle a suggéré que les banquiers américains auraient dû consulter une ménagère souabe, qui leur aurait appris une chose ou deux sur la façon de gérer leurs finances.

Imaginez son horreur lorsque, peu après, elle a reçu une avalanche d’appels téléphoniques inquiets en provenance de son ministère des Finances, de sa banque centrale et de ses propres conseillers économiques, tous porteurs d’un message invraisemblable : Madame la Chancelière, nos banques aussi sont en faillite ! Pour faire fonctionner les guichets automatiques, il nous faut une injection de 406 milliards d’euros de l’argent de ces ménagères souabes – d’ici hier !

C’était la définition même du poison politique. Alors que le capitalisme mondial était en proie à des spasmes, Merkel et Peer Steinbrück, son ministre social-démocrate des Finances, introduisaient l’austérité pour la classe ouvrière allemande, prônant le mantra standard et autodestructeur du serrage de ceinture en pleine récession.

Comment peut-elle maintenant se présenter devant ses propres membres du parlement – à qui elle a fait la leçon pendant des années concernant les vertus de la sobriété en matière d’hôpitaux, d’écoles, d’infrastructures, de sécurité sociale et d’environnement – pour les implorer de faire un chèque aussi colossal à des banquiers qui, quelques secondes auparavant, nageaient dans des rivières de liquidités ?

La nécessité étant la mère de l’humilité forcée, la chancelière Merkel a pris une profonde inspiration, est entrée dans le splendide Bundestag fédéral conçu par Norman Foster, a annoncé la mauvaise nouvelle à ses parlementaires abasourdis et est repartie avec le chèque demandé.

Au moins, c’est fait, a-t-elle dû penser. Sauf que ce n’était pas le cas. Quelques mois plus tard, une autre avalanche d’appels téléphoniques a exigé un nombre similaire de milliards pour les mêmes banques. Pourquoi ? Le gouvernement grec était sur le point de faire faillite.

Si cela arrivait, les 102 milliards d’euros qu’il devait aux banques allemandes disparaîtraient et, peu après, les gouvernements italien, grec et irlandais feraient probablement défaut pour une créance d’un montant d’environ 500 milliards d’euros de prêts dus aux banques allemandes. À eux deux, les dirigeants français et allemands avaient intérêt à empêcher le gouvernement grec de dire la vérité, c’est-à-dire d’avouer sa faillite, pour un montant d’environ 1 000 milliards d’euros.

C’est à ce moment-là que l’équipe d’Angela Merkel s’est montrée à la hauteur, en trouvant un moyen de renflouer les banquiers allemands une deuxième fois sans en informer le Bundestag : ils ont présenté le deuxième renflouement de leurs banques comme un acte de solidarité avec les cigales de l’Europe, le peuple grec. Et faire payer par les autres Européens, même les Slovaques et les Portugais beaucoup plus pauvres, un prêt qui irait momentanément dans les caisses du gouvernement grec avant de finir dans celles des banquiers allemands et français.

Ne sachant pas qu’ils payaient en réalité pour les erreurs des banquiers français et allemands, les Slovaques et les Finlandais, tout comme les Allemands et les Français, ont cru avoir la responsabilité d’assumer les dettes d’un autre pays. Ainsi, au nom de la solidarité avec ces insupportables Grecs, Mme Merkel a semé des graines du rejet entre de fiers peuples.

Angela Merkel et Yanis Varoufakis. Image Getty

Épisode 2 : L’austérité paneuropéenne

Lorsque Lehman Brothers a fait faillite en septembre 2008, son dernier PDG a supplié le gouvernement américain de lui accorder une gigantesque ligne de crédit pour maintenir sa banque à flot. Supposons que le président américain lui ait répondu : « Pas de renflouement et, de plus, je ne vous autorise pas à déposer le bilan ! ».

Ce serait d’une absurdité complète. Et pourtant, c’est précisément ce qu’Angela Merkel a dit au Premier ministre grec en janvier 2010 lorsque celui-ci a désespérément imploré de l’aide pour éviter de déclarer l’État grec en faillite. C’était comme dire à une personne qui est en train de tomber : je ne vais pas vous rattraper, mais vous n’avez pas non plus le droit de toucher le sol.

Quel était l’intérêt d’un double Nein aussi absurde ? Étant donné que Merkel avait toujours l’intention d’insister pour que la Grèce obtienne le prêt le plus important de l’histoire – dans le cadre du deuxième plan de sauvetage caché des banques allemandes (voir ci-dessus) – l’explication la plus plausible est aussi la plus triste : son double Nein, qui a duré quelques mois, a réussi à instiller un tel désespoir chez le Premier ministre grec qu’il a fini par accepter le programme d’austérité le plus écrasant de l’histoire.

Faisant d’une pierre deux coups en un seul renflouement, Merkel a subrepticement renfloué les banques allemandes pour la deuxième fois. Et l’austérité généralisée a commencé à se répandre sur le continent, comme un feu de brousse qui aurait commencé en Grèce avant de se propager partout, y compris en France et en Allemagne.

Épisode 3 : Jusqu’à la fin amère

La pandémie a offert à Angela Merkel une dernière chance de rassembler l’Allemagne et l’Europe. Une nouvelle dette publique importante était inévitable, même en Allemagne, alors que les gouvernements tentaient de remplacer les revenus perdus pendant le confinement.

Si un moment de rupture avec le passé s’imposait, c’était bien ce jour-là. Le moment était particulièrement propice pour investir les excédents allemands dans une Europe qui, simultanément, démocratisait ses processus décisionnels. Mais le dernier geste d’Angela Merkel a été de faire en sorte que ce moment soit également raté.

En mars 2020, dans un élan de panique harmonisé à la suite des confinements à l’échelle de l’UE, treize chefs de gouvernement de l’UE, dont le président français Emmanuel Macron, ont exigé de l’UE l’émission d’une dette commune (une « euro-obligation » ou eurobond) qui contribuerait à transférer les dettes nationales en hausse qui pesaient sur les faibles épaules des États membres vers l’UE comme un tout, afin d’éviter une austérité massive à la grecque dans les années post-pandémie.

La chancelière Merkel, sans surprise, a dit Nein et, comme prix de consolation, a offert un fonds de relance qui ne fait strictement rien pour aider à faire face aux dettes publiques nationales croissantes – ou pour contribuer à faire pression pour que les excédents allemands accumulés soient utilisés dans l’intérêt à long terme de la société allemande.

Image FR24 News

Dans le style typique de Merkel, l’objectif du fonds de relance était de donner l’impression de faire le minimum nécessaire de ce qui est dans l’intérêt d’une majorité d’Européens (y compris une majorité d’Allemands) – sans le faire réellement ! L’acte de sabotage final de Mme Merkel avait deux dimensions.

Tout d’abord, le montant du fonds de relance est, à dessein, insignifiant sur le plan macroéconomique, c’est-à-dire qu’il est trop insuffisant pour défendre les personnes et les communautés les plus faibles de l’UE contre l’austérité qui finira par s’imposer une fois que Berlin aura donné son feu vert à la « consolidation fiscale » afin de freiner l’explosion des dettes nationales.

Deuxièmement, le fonds de relance va, en réalité, transférer des richesses des Nordistes les plus pauvres (par exemple, les Allemands et les Néerlandais) vers les oligarques du Sud de l’Europe (par exemple, les entrepreneurs grecs et italiens) ou vers les entreprises allemandes qui gèrent les services publics du Sud (par exemple, Fraport, qui gère maintenant les aéroports de la Grèce).

Rien ne pourrait garantir plus efficacement la poursuite de la détérioration de la guerre des classes et de la fracture Nord-Sud en Europe que le fonds de relance de Mme Merkel – l’acte final de sabotage de l’unité économique et politique européenne.

Une complainte pour conclure

Elle a négligemment provoqué une crise humanitaire dans mon pays pour camoufler le sauvetage de banquiers allemands quasi-criminels, tout en montant les fières nations européennes les unes contre les autres.

Elle a intentionnellement saboté toutes les occasions de rassembler les Européens.

Elle a habilement comploté pour saper toute véritable transition verte en Allemagne ou dans toute l’Europe.

Elle a travaillé sans relâche pour émasculer la démocratie et empêcher la démocratisation d’une Europe désespérément antidémocratique.

Et pourtant, en observant la meute de politiciens banals et sans visage qui se bousculent pour la remplacer, je crains fort qu’Angela Merkel ne me manque. Même si, d’un point de vue analytique, mon évaluation de son mandat reste la même, je soupçonne que, d’ici peu, j’en aurai une pensée plus attendrie.

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