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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-022

Revenir à Maïdan pour comprendre les enjeux en Ukraine

Par Branko Marcetic, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mardi 22 février 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Revenir à Maïdan pour comprendre les enjeux en Ukraine

En Ukraine, c’est une révolution d’extrême droite soutenue par les États-Unis qui nous a menés au seuil de la guerre.

Le 07 Février 2022 par Branko Marcetic

Branko Marcetic est un des rédacteurs de Jacobin, il est aussi l’auteur de Yesterday’s Man : The Case Against Joe Biden (L’homme d’hier, le dossier contre Joe Biden, NdT). Il vit à Chicago, dans l’Illinois.

En Ukraine, en 2014, les manigances des grandes puissances, la colère légitime contre un système corrompu et des opportunistes d’extrême droite ont renversé le gouvernement lors de la révolution de Maïdan. On ne peut pas comprendre la crise actuelle en Ukraine si on ne comprend pas Maïdan.

Des manifestants lancent des cocktails Molotov vers les troupes ukrainiennes lors des manifestations de Maïdan, le 19 janvier 2014. (Mstyslav Chernov / Wikimedia Commons)

Nous sommes en janvier. Une foule de manifestants très déterminés, fatras de toutes sortes de gens où les extrémistes de droite côtoient les gens ordinaires, veut la tête du président élu. Ils scandent des slogans anti-gouvernementaux, occupent des bâtiments gouvernementaux et arborent des armes — certaines sont des armes de poing de fortune, d’autres des fusils de chasse et des kalachnikovs. Au bout du compte, les manifestations se solderont par la mort et l’hospitalisation de manifestants et de policiers.

Eh non, il ne s’agit pas de l’émeute du Capitole à Washington qui a tant horrifié les Américains et les observateurs étrangers en 2021. Il s’agit de la révolution ukrainienne Maïdan (ou Euromaïdan), qui, il y a huit ans, à peu près à la même époque, a réussi à renverser le gouvernement élu du pays, obligeant le président de l’époque, Viktor Ianoukovitch, à fuir en Russie voisine pour sauver sa vie.

Près d’une décennie plus tard, la révolution de la dignité de 2014 [La révolution ukrainienne de 2014, également dénommée révolution de Maïdan, révolution de Février, ou révolution de la Dignité, a eu lieu entre le 18 et le 23 février 2014 à la suite de l’Euromaïdan, NdT], comme on l’appelle en Ukraine, reste l’un des épisodes les plus méconnus de l’histoire récente. Et pourtant, il est essentiel de le comprendre pour qui veut appréhender l’impasse actuelle en l’Ukraine, celle-ci peut largement remonter à cet événement qui a conduit à la polarisation de la société — et qui, selon la personne à qui vous vous adressez est qualifié de révolution libérale exaltante ou de coup d’État d’extrême droite.

Travail de fond du Grand Pouvoir pour une rébellion

De façon plus générale, à l’instar des tensions actuelles entre la Russie et l’OTAN, on trouve au cœur des manifestations de Maïdan la volonté de certains gouvernements occidentaux, et particulièrement des États-Unis, d’isoler la Russie en soutenant l’intégration des régions périphériques de l’ancienne Union soviétique dans les institutions européennes et atlantiques — et aussi la réaction de Moscou à ce qu’elle considère comme un empiétement sur sa sphère d’influence.

En 2014, l’homme contraint de naviguer entre ces tensions, Viktor Ianoukovitch, effectuait sa deuxième tentative pour accéder à la présidence de l’Ukraine. Il avait été évincé une première fois après la révolution orange de 2004 qui avait suivi les accusations généralisées de fraude électorale lors des élections qui l’avaient porté au pouvoir. Avant de se représenter de nouveau six ans plus tard, Ianoukovitch s’était efforcé de reconstruire sa réputation, devenant l’homme politique le plus digne de confiance du pays.

En 2010, certains observateurs internationaux avaient déclaré que les dernières élections avaient été menées de manière libre et équitable, voire qu’elles avaient offert une « impressionnante illustration » de démocratie. Mais une fois au pouvoir, le règne de Ianoukovitch a été de nouveau entaché d’une corruption généralisée, d’autoritarisme et, même pour certains, de relations amicales gênantes avec Moscou, qui n’avait pas caché qu’elle le soutenait lors des élections précédentes. Le fait que l’Ukraine soit fortement divisée entre un Ouest et un Centre plus favorables à l’Europe et un Est plus pro-russe — selon les mêmes lignes que celles qui ont largement déterminé l’élection — n’a fait que compliquer la situation.

Ianoukovitch se trouvait dans une situation délicate. L’Ukraine dépendait du gaz bon marché fourni par la Russie, mais une grande partie du pays — et non la majorité absolue, ce qui est crucial — souhaitait toujours l’intégration européenne. Sa carrière politique était prise dans le même étau : son parti étant officiellement allié au parti de Vladimir Poutine, Russie Unie, sa base pro-russe souhaitait un rapprochement avec son voisin ; mais les oligarques, qui étaient les véritables artisans de son accession à la présidence, étaient financièrement liés à l’Occident et redoutaient une remise en cause de leur emprise sur le pays depuis l’autre côté de la frontière russe. Dans le même temps, deux puissances géopolitiques, Washington et Moscou, espéraient utiliser ces clivages pour attirer le pays dans leurs orbites respectives.

Ainsi, pendant quatre ans, Ianoukovitch s’est efforcé d’éviter les écueils. Il a fait plaisir à sa base en prenant des mesures symboliques et culturelles, comme le fait de parler d’unité ou de coopération avec Moscou dans des secteurs clés de l’industrie — même si la plupart de ces mesures n’ont pas abouti — ainsi que des mesures plus sérieuses, comme de faire du russe une langue officielle, rejeter l’adhésion à l’OTAN et revenir sur la décision de son prédécesseur pro-occidental [Petro Porochenko, NdT] consistant à glorifier dans les programmes scolaires les Ukrainiens collaborateurs nazis en tant que héros nationaux.

Son plus grand cadeau à Moscou est cependant intervenu au début de son mandat, lorsqu’il a conclu un accord autorisant la flotte russe de la mer Noire à utiliser la Crimée comme base jusqu’en 2042, en échange de gaz russe à prix réduit. Son adoption précipitée a été marquée par des bagarres et des bombes fumigènes au sein du parlement ukrainien.

En dépit de toutes les accusations portées à l’époque et depuis lors sur son rôle de marionnette du Kremlin, le virage à l’est de Ianoukovitch a rencontré un plafond de verre extrêmement rigide. Son manque de détermination pour rejoindre une union douanière des anciennes républiques soviétiques dirigée par la Russie, même lorsque Poutine a fait miroiter la perspective de prix du gaz encore plus bas, a irrité Moscou. Il en a été de même concernant son rejet catégorique de la proposition de Poutine de fusionner les géants gaziers publics respectifs des deux nations, ce qui aurait permis à Moscou de contrôler les pipelines ukrainiens que la Russie utilisait pour acheminer la quasi-totalité de ses exportations de gaz vers l’Europe. De son côté, Moscou a refusé de renégocier le contrat gazier de 2009, détesté et unilatéral, conclu entre les deux pays par le dernier gouvernement ukrainien.

Parallèlement, Ianoukovitch a coopéré avec l’Occident, qu’il a ouvertement incité à contribuer à la modernisation des infrastructures de gaz naturel de l’Ukraine, de plus, il a insisté à maintes reprises sur le fait que « l’intégration au sein de l’Europe était la principale priorité de notre politique étrangère ». Il a œuvré sans discontinuer en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et, à cette fin, a cherché à conclure un accord de libre-échange avec l’UE ainsi qu’à obtenir le prêt du Fonds monétaire international (FMI) que l’Occident lui a expressément demandé de contracter.

Cette bouée de sauvetage financière était assortie d’un prix élevé, bien connu des nombreux pays pauvres qui se sont tournés vers l’Occident pour obtenir des fonds de soutien : suppression des droits de douane, gel des salaires et des retraites, réduction des dépenses et fin de toute subvention pour le gaz destiné aux ménages ukrainiens. Le sinistre impact d’une telle austérité imposée par l’Occident, impact que tout le monde a pu observer dans le cas de la Grèce à l’époque, en valait vraisemblablement la peine pour Ianoukovitch s’il pouvait ainsi éviter que Moscou ne se mêle de ses affaires.

C’est tout cela qui a conduit la Brookings Institution, organisation libérale, à décrire la politique étrangère de Ianoukovitch comme « plus nuancée » que ne l’avaient laissé supposer de prime abord ses tendances pro-russes. C’est aussi ce qui a fini par sceller son destin.

Pour mettre un terme à cette dérive vers l’Ouest, Poutine a joué au bon flic et au mauvais flic en offrant à Ianoukovitch un prêt sans conditions du même montant que celui du FMI, tout en lui imposant ce qui s’apparente à un mini-blocage commercial. L’UE n’ayant rien proposé qui puisse compenser la perte catastrophique d’échanges commerciaux avec la Russie à laquelle l’Ukraine était confrontée, Ianoukovitch a fait le choix calculé d’accepter l’offre de Moscou. En novembre, il est brusquement revenu sur l’accord avec l’UE, déclenchant les manifestations qui allaient le renverser du pouvoir.

Axe de la facilité

Si le rejet de l’accord a été l’étincelle — les manifestants criant à la « trahison » et scandant « Ukraine, on est en Europe » — les manifestations avaient une portée bien plus large. Comme l’a déclaré un habitant de Kiev à la presse : « Si le traité est signé immédiatement, je ne quitterai pas la manifestation ».

Un manifestant est assis sur un monument à Kiev lors d’affrontements avec la police anti-émeute en février 2014 (Louisa Gouliamaki/AFP/Getty)

Les manifestants en avaient assez du népotisme et de la corruption qui gangrenaient la société ukrainienne — l’un des fils de Ianoukovitch est dentiste et s’est retrouvé, on ne sait trop comment à compter parmi les hommes les plus riches du pays, un autre était député — ainsi que de la nature de plus en plus autoritaire du régime de Ianoukovitch. En fait, l’autre point de friction majeur de l’accord était l’exigence de l’Europe concernant la libération de prison du principal rival de Ianoukovitch sur la base d’accusations forgées de toutes pièces, revendication à laquelle il s’opposait.

La réponse de Ianoukovitch au mouvement n’a fait que le précipiter davantage encore dans sa chute, d’abord à cause d’une répression brutale en novembre, au cours de laquelle la police anti-émeute a violemment dispersé les manifestants du Maïdan de Kiev (ou place de l’Indépendance, en ukrainien), puis par l’adoption, en janvier, d’une série de lois répressives anti-manifestations. Ces deux réactions n’ont fait qu’inciter un plus grand nombre de personnes à se mobiliser, la violence de l’État à l’encontre des manifestants et leur libération de prison étant devenues pour le mois de décembre, respectivement, la principale motivation et l’exigence des participants.

Mais aussi vertueuse qu’ait pu être leur cause, les détracteurs du mouvement n’avaient pas non plus tort. D’une part, les manifestations de Maïdan n’ont pas bénéficié d’un soutien majoritaire, la population ukrainienne étant divisée selon des lignes régionales et socioculturelles qui définissent depuis longtemps nombre des difficultés politiques du pays. Alors que les régions occidentales — d’où étaient originaires la majorité des manifestants et qui historiquement avaient été gouvernées par d’autres pays, certaines jusqu’en 1939 — ont soutenu les manifestations, les régions russophones de l’Est, gouvernées par la Russie depuis le XVIIe siècle, ont été marginalisées par leur nationalisme anti-russe manifeste, surtout à un an seulement de la possibilité de voter contre Ianoukovitch.

Et ils ont eu recours à la force. Quoi que l’on pense des manifestations de Maïdan, la violence grandissante des personnes impliquées a été la clé de leur victoire finale. En réponse à une répression policière brutale, les manifestants ont commencé à se battre avec des chaînes, des bâtons, des pierres, des cocktails Molotov, et même un bulldozer — et, finalement, ils ont eu recours à des armes à feu, le tout culminant en février dans ce qui s’est de fait révélé être une bataille rangée et armée, qui a fait treize morts parmi les policiers et près de cinquante parmi les manifestants. La police « n’étaient plus en mesure de se défendre » contre les attaques des manifestants, écrit le politologue Sergiy Kudelia, ce qui les a amenés à battre en retraite et a précipité le départ de Ianoukovitch.

Militants et supporters de Secteur Droit (Right Sector) (Créateur : Sergei Supinsky Crédits : AFP via Getty Images )

Le moteur de cette violence était en grande partie l’extrême droite ukrainienne qui, bien que minoritaire parmi les manifestants, servait en quelque sorte d’avant-garde révolutionnaire. Vu de l’extérieur de Kiev, une enquête statistique portant sur plus de 3 000 manifestants de Maïdan a révélé que les membres du parti d’extrême droite Svoboda — dont le chef s’était plaint un jour que l’Ukraine était dirigée par une « mafia juive moscovite » et qui compte parmi ses membres un politicien qui admire Joseph Goebbels — étaient les agents les plus actifs au sein des manifestations. Ils étaient également plus susceptibles de prendre part à des actions violentes que n’importe quel groupe à l’exception d’un seul : Secteur Droit [parti politique ultranationaliste ukrainien. Il est fondé en tant que confédération paramilitaire en novembre 2013, durant les événements relatifs à Euromaïdan, pendant lesquels il joue un rôle notable, puis se structure en parti politique en mars 2014, NdT], un groupe d’activistes d’extrême droite dont les origines remontent aux collaborateurs des nazis génocidaires.

Svoboda a utilisé ses ressources considérables, dont des milliers de militants idéologiquement engagés, les caisses du parti, ainsi que le pouvoir et la visibilité qui lui étaient octroyés en tant que parti parlementaire, pour mobiliser et garder vivaces les manifestations, tout en finissant par occuper les bâtiments gouvernementaux clés tant à Kiev que dans les régions occidentales. Cela a été particulièrement le cas dans la ville occidentale de Lviv, où les manifestants ont pris possession d’un bâtiment de l’administration régionale qui a été partiellement contrôlé et gardé par des paramilitaires d’extrême droite. Ils y ont institué un « conseil populaire » qui « a proclamé que les conseils locaux dirigés par Svoboda et leurs comités exécutifs étaient les seuls organes légitimes de la région », écrit Volodymyr Ishchenko, et c’est ainsi qu’a été alimentée une crise de légitimité qui a abouti à l’éviction de Ianoukovitch.

Mais ce phénomène est loin de s’être limité à l’ouest de l’Ukraine. Le Secteur Droit a mené les attaques du 19 janvier contre la police à Kiev, ce que même les leaders de l’opposition ont critiqué, un manifestant déclarant que le bloc d’extrême droite avait « redonné vie aux manifestations ». Andriy Parubiy, le "commandant officieux de Maïdan", a fondé le Parti social-national d’Ukraine — une allusion à peine voilée au nazisme — qui est ensuite devenu Svoboda. En janvier 2014, même NBC admettait que « les costauds de type milice d’extrême droite forment désormais l’une des factions les plus importantes à la tête des manifestations en Ukraine ». Ce qui était censé être une révolution en faveur de la démocratie et des valeurs libérales a fini par être caractérisé par des chants ultranationalistes des années 1930 et des affichages bien visibles de symboles fascistes et suprémacistes blancs, parmi lesquels le drapeau confédéré américain.

Un 6 janvier en février [référence au putsch du Capitole qui a eu lieu un 6 janvier, NdT]

L’extrême droite, bien sûr, n’avait que faire de démocratie et n’éprouvait non plus aucune affection pour l’UE. Bien au contraire, le soulèvement populaire lui ouvrait des portes. Dmytro Yarosh, le leader de Secteur Droit, avait exhorté ses compatriotes en 2009 à « entamer une lutte armée contre le régime intérieur d’occupation et l’empire de Moscou » si les forces pro-russes prenaient le contrôle. Dès mars 2013, Tryzub, l’une des organisations qui composait Secteur Droit, avait appelé l’opposition ukrainienne à évoluer pour passer « d’une manifestation pacifique à un stade de révolution de rue. »

Il est d’autre part fort possible qu’ils aient également joué un rôle encore plus sinistre dans les événements qui se sont poursuivis. L’un des mystères tenaces de la révolution Maidan est de découvrir qui est à l’origine des tirs de sniper du 20 février qui ont déclenché la phase finale et la plus sanglante des manifestations, les accusations se portant contre tout le monde, depuis les forces gouvernementales et du Kremlin jusqu’aux mercenaires soutenus par les États-Unis. Sans exclure ces hypothèses, de nombreux éléments apportent aujourd’hui la preuve que les forces d’extrême droite qui se sont rangées aux côtés des manifestants faisaient également partie des forces qui ont tiré cette nuit-là.

À l’époque, des hommes ressemblant à des manifestants avaient été vus en train de tirer depuis des bâtiments de la capitale contrôlés par les manifestants, et plusieurs médecins du Maïdan avaient déclaré que les blessures par balle constatées chez les forces de police et chez les manifestants provenaient apparemment de la même arme. Un manifestant de Maïdan a par la suite admis avoir tué deux officiers et en avoir blessé d’autres ce jour-là, et des caisses vides de balles de kalachnikov ont été retrouvées à l’intérieur de l’hôtel Ukraina alors occupé par les manifestants, à l’endroit même où une pilote militaire décorée et héroïne de la résistance anti-russe a déclaré avoir vu un député de l’opposition en train de guider des tireurs d’élite. L’enquête du gouvernement, quant à elle, qui ne s’est concentrée que sur les meurtres des manifestants, a commencé en étant truffée de graves failles et irrégularités.

Ivan Katchanovski, de l’université d’Ottowa, a analysé les éléments de preuve qui sont apparus au cours de l’enquête et du procès concernant ces meurtres. Selon Katchanovski, la majorité des manifestants blessés ont déclaré soit avoir vu des tireurs d’élite dans les bâtiments contrôlés par les manifestants, soit avoir été atteints par des balles venant de leur direction, ces témoignages ont été étayés par des examens médico-légaux. Il est cependant peu probable que l’affaire aboutisse, dans la mesure où le gouvernement par intérim post-Ianoukovitch, dans lequel des personnalités d’extrême droite occupaient des postes importants, a rapidement adopté une loi accordant aux participants de Maïdan l’immunité pour toute violence.

Pendant une brève période, il a bien semblé que la spirale de la crise pourrait connaître une fin pacifique, lorsque Ianoukovitch et les partis d’opposition ont signé un accord sous l’égide de l’Europe le lendemain, le 21 février, acceptant de réduire les pouvoirs du président et d’organiser de nouvelles élections en décembre. Mais cet accord a été accueilli avec indignation par les mouvements de rue, de plus en plus militants.

Des milliers de personnes sont restées à Maïdan pour exiger le départ de Ianoukovitch, huant les dirigeants de l’opposition, désormais contrits d’avoir signé l’accord. Les manifestants ont qualifié l’accord d’insuffisant, certains se sont rassemblés près du Parlement, et ont exigé la démission de Ianoukovitch ainsi que des poursuites judiciaires. Ils ont applaudi lorsqu’un ultranationaliste a menacé de provoquer un renversement armé si « Ianoukovitch n’était pas parti au matin. » (Cet orateur a ensuite été élu député, où il a rejoint un parti d’extrême droite et a pris l’habitude d’agresser physiquement ses adversaires).

« Si j’étais [le président Ianoukovitch], j’essaierais de fuir le pays », a déclaré un manifestant à Lviv, où des centaines de personnes s’étaient rassemblées au lendemain de la signature de l’accord. « Sinon, il finira comme [Mouammar] Kadhafi, avec une peine de prison à vie ou la chaise électrique. Il ne quittera pas le pays vivant ».

La panique s’est emparée de la capitale. Des rumeurs ont commencé à circuler faisant état de centaines d’armes à feu saisies quelques jours plus tôt par les manifestants lors de descentes dans les commissariats de police de Lviv et qui étaient en route vers Kiev pour une étape finale et sanglante de l’insurrection. Lorsque le propre parti de Ianoukovitch a voté l’ordre de faire rentrer les troupes et la police dans leurs casernes, les forces de sécurité et, donc par conséquence Ianoukovitch ont fui la ville, s’attendant à un bain de sang.

Le lendemain de la signature de l’accord, le Parlement a ratifié ce qui était de fait une insurrection, en votant la déchéance de la présidence de Ianoukovitch, sous les appréciations élogieuses de l’ambassadeur des États Unis. Les manifestants se tenaient devant le Parlement et ils ont attaqué un député du parti de Ianoukovitch, avant d’envahir le palais présidentiel. Un rabbin éminent a exhorté les Juifs à quitter la ville et même le pays, tandis que l’ambassade d’Israël leur conseillait de rester chez eux.

Démocratie et libéralisme

Il y a une autre pièce essentielle du puzzle de l’Euromaïdan : le rôle des gouvernements occidentaux. Pendant des décennies, Washington et les gouvernements alliés ont poursuivi leurs intérêts stratégiques et économiques sous couvert de promotion de la démocratie et des valeurs libérales à l’étranger. Parfois, cela voulait dire canaliser de l’argent vers des réactionnaires violents comme les contras au Nicaragua, et parfois de soutenir d’anodins mouvements pro-démocratiques comme en Ukraine.

« Les acteurs extérieurs ont toujours joué un rôle essentiel dans la formation et le soutien de la société civile en Ukraine », écrivait en 2015 l’universitaire ukrainienne Iryna Solonenko, pointant du doigt l’UE et les États-Unis, et ce par le biais d’agences comme la National Endowment for Democracy (NED) et l’Agence américaine pour le développement international (USAID), dont les sièges à Kiev se trouvaient dans la même enceinte que l’ambassade américaine. « On peut affirmer que sans ce soutien extérieur, qui a représenté la principale source de financement de la société civile ukrainienne depuis l’indépendance, cette dernière ne serait pas devenue ce qu’elle est aujourd’hui. »

C’est ce qui s’est passé lors de la révolution orange de 2004-2005, au cours de laquelle les ONG étrangères n’ont pas changé grand-chose aux problèmes de corruption et d’autoritarisme de l’Ukraine, mais ont atteint l’objectif crucial de faire basculer la politique étrangère de l’Ukraine vers l’ouest. Comme l’a déclaré cette année-là le Center for American Progress, un organisme libéral : « Les Américains se sont-ils ingérés dans les affaires intérieures de l’Ukraine ? Oui. Les agents d’influence américains préféreraient un autre vocabulaire pour qualifier leurs activités — aide à la démocratie, promotion de la démocratie, soutien à la société civile, etc. — mais leur travail, quelle que soit le nom qu’on lui donne, vise à influer sur le changement politique en Ukraine. »

Les responsables américains, mécontents de l’échec de l’accord européen, ont vu une nouvelle chance de même type dans les manifestations de Maïdan. Deux mois à peine avant que ces dernières n’éclatent, le président de la NED de l’époque, soulignant l’ouverture européenne de Ianoukovitch, écrivait que « les opportunités sont considérables et Washington pourrait grandement aider ». En pratique, cela signifiait financer des groupes comme New Citizen, qui, selon le Financial Times, « a joué un rôle important dans l’organisation et le lancement de la manifestation », dirigée par une figure de l’opposition pro-UE. Le journaliste Mark Ames a découvert que l’organisation avait reçu des centaines de milliers de dollars en provenance de programmes américains de promotion de la démocratie.

Sans doute nous faudra-t-il attendre longtemps avant d’en connaître toute l’étendue, mais cependant Washington a joué un rôle encore plus direct dès le début des troubles . Les sénateurs John McCain et Chris Murphy ont rencontré le leader fasciste de Svoboda, paraissant en public côte à côte avec lui pour annoncer leur soutien aux manifestants, tandis que la secrétaire d’État adjointe Victoria Nuland leur distribuait des sandwiches. Pour comprendre le caractère provocateur de tels gestes, il n’est que de se souvenir des tollés indignés de l’establishment à la simple idée que Moscou aurait utilisé des fermes de trolls pour exprimer son soutien aux manifestations de Black Lives Matter.

Plus tard, un appel téléphonique intercepté a prouvé que Nuland et l’ambassadeur américain en Ukraine manœuvraient pour composer le gouvernement post-Maïdan. « L’UE n’a qu’à aller se faire voir » (Fuck the EU, NdT), lui a dit Nuland, en parlant de l’intervention moins agressive de celle-ci dans le pays. « Yats est le gars qui a de l’expérience en économie », a-t-elle dit, en faisant référence au leader de l’opposition Arseniy Yatsenyuk, qui avait soutenu les politiques néolibérales désastreuses exigées par l’Occident. Vous pouvez probablement deviner le nom de celui qui est devenu premier ministre dans le gouvernement par intérim post-Maïdan.

Il est exagéré d’affirmer, comme l’ont fait certains critiques, que Washington a orchestré le soulèvement de Maïdan. Mais il ne fait aucun doute que les responsables américains l’ont soutenu et exploité à leurs propres fins.

La révolution inachevée

Tout comme en 2004, le résultat de la révolution de Maïdan, et cela sans que la responsabilité de la majorité des Ukrainiens mécontents et bien intentionnés qui avaient contribué à chasser Ianoukovitch ne soit en cause, n’a été ni la paix ni la stabilité, pas plus qu’une évolution vers les valeurs libérales et la démocratie. En fait, pratiquement toutes les revendications des manifestants sont restées lettre morte.

C’est cette même extrême droite, celle qui avait mené la charge pour renverser Ianoukovitch, et au sein de laquelle on comptait Parubiy, et qui s’est retrouvée avec des rôles de premier plan dans le gouvernement par interim qui a suivi, tandis que le vainqueur de l’élection présidentielle éclair de 2014 — le septième homme le plus riche d’Ukraine, Petro Porochenko — présentait des antécédents de corruption. Son ministre de l’Intérieur a rapidement intégré le régiment Azov, une milice néonazie, au sein de la Garde nationale ukrainienne, et le pays est alors devenu la Mecque des extrémistes d’extrême droite du monde entier, ils viennent apprendre et se former auprès de la milice Azov — y compris, et c’est plutôt ironique, les suprémacistes blancs de nationalité russe qui ont été chassés de leur pays par Poutine.

Bien que les partis d’extrême droite aient finalement perdu des sièges au Parlement, les mouvements ultranationalistes ont réussi à faire basculer la politique du pays vers l’extrême droite, Porochenko et certains centristes soutenant des mesures visant à marginaliser l’usage de la langue russe et à glorifier les collaborateurs du régime nazi. En dépit de cela, des candidats d’extrême droite ont fait leur entrée au Parlement sur des listes de candidats qui ne sont pas d’extrême droite, et des extrémistes comme l’ancien commandant de la milice Azov, Andriy Biletsky, occupent des postes de haut rang dans les forces de l’ordre. Alors que le phénomène d’auto défense d’extrême droite se répandait dans le pays, Porochenko lui-même a accordé la citoyenneté à un néonazi biélorusse et a fait preuve d’un antisémitisme certain.

Des militaires du détachement des opérations spéciales d’Azov, également connu sous le nom de régiment d’Azov, et de la Garde nationale ukrainienne défilent dans la ville de Marioupol (Evgenya Maksipova/AFP/Getty Images)

Rien ou presque n’a changé en ce qui concerne les problèmes de corruption ou d’autoritarisme ukrainien, que ce soit du temps de Porochenko ou sous la présidence actuelle, celle de Volodymyr Zelensky, qui a été élu en 2019 en tant que garant indépendant de changement. Chacun d’eux a gouverné comme un autocrate, utilisant ses pouvoirs pour s’en prendre aux opposants politiques et affaiblir la dissidence, et chacun a été mêlé à des scandales d’enrichissement personnel qui restent endémiques dans la classe politique ukrainienne.

Cela n’a pas empêché l’un et l’autre d’être encensés par Washington et submergés par le financement américain. En fait, ce nouveau protecteur impérial n’a fait qu’ajouter à ces problèmes, la famille de l’actuel président américain étant personnellement impliquée dans l’un des principaux scandales de corruption du pays [il s’agit ici de Hunter Biden un temps embauché par une entreprise ukrainienne, ce qui a fait naître des accusations de conflit d’intérêt et de corruption NdT], puis utilisant sa position pour installer un procureur général nettement corrompu.

Pendant ce temps, l’Ukraine est plongée dans une mini-guerre civile depuis Maïdan. Après que Poutine a pris des mesures pour soustraire la base navale de Crimée au contrôle de l’OTAN, utilisant la présence militaire russe et un référendum douteux pour annexer illégalement la région à majorité russe peu après le départ de Ianoukovitch, les séparatistes pro-russes ont commencé à se mobiliser dans l’est du pays, d’abord en manifestant, puis en s’organisant en groupes armés. Après que le gouvernement par interim a envoyé des forces armées pour réprimer la rébellion, Moscou a envoyé ses propres troupes, et toute la région est depuis lors une véritable poudrière meurtrière.

Mais il y a cependant une chose essentielle qui a changé. Après le départ de Ianoukovitch, le gouvernement par intérim et le premier ministre trié sur le volet par Washington ont signé l’accord avec l’Union Européenne dont le rejet avait été à l’origine de tout cela, consolidant ainsi le glissement de l’Ukraine à l’Ouest et ouvrant la voie aux mesures d’austérité brutales exigées par le FMI. Au fil des ans, le successeur de Ianoukovitch a approuvé une série de privatisations, relevé l’âge de la retraite et réduit les subventions au gaz, sous l’impulsion du vice-président de l’époque, Joe Biden. Comme on pouvait s’y attendre, les Ukrainiens en colère ont voté avec leurs pieds et l’ont expulsé sans ménagement.

Ombres et mensonges

La réalité est qu’après deux décennies d’expansion de l’OTAN, cette crise a été déclenchée par la tentative de l’Occident d’attirer l’Ukraine de manière résolue dans son orbite...’(Illustration : Matt Kenyon pour The Guardian)

La révolution de 2014 en Ukraine a été une affaire extrêmement compliquée. Pourtant, aux yeux de la plupart des observateurs occidentaux, on a assisté soit à la suppression de nombre de ses faits fondamentaux et bien documentés afin de promouvoir un récit simpliste en noir et blanc, soit à la qualification de ceux-ci comme désinformation et propagande, c’est par exemple le cas du rôle crucial de l’extrême droite dans la révolution.

Pour tout dire, la révolution de Maïdan reste un événement brouillon qu’il n’est pas facile de cerner, mais qui est loin d’être ce que le public occidental a été amené à en croire. C’est l’histoire de manifestants libéraux et pro-occidentaux, motivés par des griefs légitimes mais issus pour la plupart d’une seule moitié d’un pays divisé, qui ont conclu temporairement une union de circonstance avec l’extrême droite pour mener à bien une insurrection contre un président autoritaire et corrompu. La tragédie, c’est que les événements ont largement contribué à donner du pouvoir aux néonazis au sens propre du terme, tout en n’atteignant que les objectifs des puissances occidentales qui lui ont opportunément apporté leur soutien — parmi lesquels l’équivalent géopolitique d’un prêt à court terme abusif.

C’est une histoire tragiquement commune à l’Europe de l’après-guerre froide, celle d’un pays mutilé et déchiré qui voit ses divisions politiques et sociales être exploitées et déchirées encore davantage dans les luttes rivales entre grandes puissances. Et l’incapacité de l’Occident à comprendre la situation nous a conduits à ce que Washington continue à s’impliquer imprudemment dans une région aux desseins obscurs, aux allégeances changeantes, et où peu de choses sont ce qu’elles semblent être.

C’est l’implication occidentale qui a contribué à amener le pays où il est. Rien ne permet de penser que maintenant celle-ci va contribuer à sortir l’Ukraine de cette crise.

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