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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-027

Chronique d’une guerre annoncée

Par Chris Hedges, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 7 mars 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Chronique d’une guerre annoncée

Le 24 février 2022 par Chris Hedges / Exclusif pour ScheerPost

Svyatoslav, 6 ans, joue avec sa tablette dans un sous-sol public utilisé comme abri anti-bombes à Kiev, en Ukraine, jeudi 24 février 2022. La Russie a lancé une invasion à grande échelle de l’Ukraine, déclenchant des frappes aériennes sur des villes et des bases militaires et envoyant des troupes et des chars depuis de multiples directions dans un manœuvre qui pourrait refaçonner le paysage géopolitique mondial. (AP Photo/Emilio Morenatti)

J’étais en Europe de l’Est en 1989, et j’y effectuais des reportages sur les révolutions qui ont renversé les dictatures communistes sclérosées et conduit à l’effondrement de l’Union soviétique. On était remplis d’espoir. Compte-tenu de l’effondrement de l’empire soviétique, l’OTAN était devenue obsolète.

Le président Mikhaïl Gorbatchev a tendu la main à Washington et à l’Europe pour construire un nouveau pacte de sécurité qui inclurait la Russie. James Baker, Secrétaire d’État de l’administration Reagan, ainsi que le ministre ouest-allemand des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, ont alors assuré au dirigeant soviétique que si l’Allemagne était unifiée, l’OTAN ne s’étendrait pas au-delà de ses frontières d’alors.

Cette promesse de ne pas étendre l’OTAN, également souscrite par la Grande-Bretagne et la France, semblait annoncer un nouvel ordre mondial. On nous faisait miroiter les fruits de la paix, la promesse que les dépenses massives en armement qui avaient caractérisé la guerre froide seraient converties en dépenses pour des programmes sociaux et des infrastructures qui avaient été longtemps négligés pour nourrir l’appétit insatiable des militaires.

À l’époque, les diplomates et les dirigeants politiques s’accordaient presque tous à dire que toute tentative d’élargissement de l’OTAN était une folie, qu’il s’agitait d’une provocation gratuite à l’encontre de la Russie, et que cela anéantirait les liens et les relations heureusement noués à la fin de la guerre froide.

Comme nous étions naïfs. L’industrie de la guerre n’avait pas l’intention de restreindre son pouvoir ou ses profits. Elle a entrepris presque immédiatement de recruter les anciens pays du bloc communiste pour les intégrer à l’Union européenne et à l’OTAN.

Les pays qui ont adhéré à l’OTAN, qui comptent actuellement la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Albanie, la Croatie, le Monténégro et la Macédoine du Nord, ont été contraints de reconfigurer leurs armées, souvent grâce à des prêts importants, pour devenir compatibles avec le matériel militaire de l’OTAN.

Il n’y aurait pas de fruits de la paix. L’expansion de l’OTAN est rapidement devenue une aubaine de plusieurs milliards de dollars pour les sociétés qui avaient profité de la Guerre froide. (La Pologne, par exemple, vient d’accepter de dépenser 6 milliards de dollars en chars M1 Abrams et autres équipements militaires américains).

Si la Russie ne consentait pas à être de nouveau l’ennemi, alors on ferait pression pour qu’elle le devienne. Et voilà où nous en sommes. Au seuil d’une nouvelle guerre froide, une guerre dont seule l’industrie de la guerre profitera, tandis que, comme l’a écrit W. H. Auden, les petits enfants meurent dans les rues.

Les responsables politiques étaient parfaitement conscients des conséquences d’une extension de l’OTAN jusqu’aux frontières avec la Russie - il y a maintenant une base de missiles de l’OTAN en Pologne à 160 kilomètres de la frontière russe. Pourtant, c’est quand même ce qu’ils ont fait.

Sur le plan géopolitique, cela n’avait aucun sens. Par contre cela en avait un sur le plan commercial. La guerre, après tout, est un commerce, un commerce très lucratif. C’est la raison pour laquelle nous avons passé deux décennies en Afghanistan, alors même qu’après quelques années de combats stériles, il y ait eu un consensus quasi universel pour dire que nous étions embourbés dans une guerre que nous ne pourrions jamais gagner.

Dans un câble diplomatique classifié daté du 1er février 2008 rendu public par WikiLeaks, rédigé depuis Moscou et adressé aux chefs d’état-major interarmées, à l’alliance OTAN-Union européenne (NATO-European Union Cooperative), au Conseil de sécurité nationale, au collectif politique Russie-Moscou, au secrétaire à la défense et au secrétaire d’État, il est clairement reconnu que l’élargissement de l’OTAN risque d’entraîner un éventuel conflit avec la Russie, notamment au sujet de l’Ukraine.

« Non seulement la Russie a le sentiment d’être encerclée [par l’OTAN], et les efforts pour saper son influence dans la région, mais elle craint également des conséquences inattendues et incontrôlées qui affecteraient gravement les intérêts de la sécurité russe, peut-on lire dans le câble. Les experts nous précisent que la Russie est particulièrement préoccupée par le fait que les fortes divisions au sein de l’Ukraine concernant l’adhésion à l’OTAN, une grande partie de la communauté ethnique russe étant contre cette adhésion, pourraient conduire à une division majeure, conduisant à des violences, ou pire à une guerre civile.

Si cela devait se produire, alors la Russie devrait avoir à décider d’une éventuelle intervention, une décision qu’elle ne veut pas avoir à prendre. . . . Dmitri Trenin, directeur adjoint du Carnegie Moscow Center, s’est inquiété du fait que l’Ukraine était, à long terme, le facteur le plus potentiellement déstabilisant dans les relations américano-russes, étant donné le niveau de réaction émotionnelle et de nervosité déclenché par sa demande d’adhésion à l’OTAN.... Cette dernière demeurant un facteur de division dans la politique intérieure ukrainienne, elle ouvre la voie à une intervention russe.

Trenin s’est dit préoccupé par le fait que des éléments au sein de l’establishment russe seraient encouragés à se prononcer en faveur d’une ingérence, ce qui inciterait les États-Unis à soutenir ouvertement les forces politiques d’opposition, et placerait les États-Unis et la Russie dans une position classique de confrontation. »

L’administration Obama, ne voulant pas attiser davantage les tensions avec la Russie, a bloqué les ventes d’armes à Kiev. Mais cet acte de prudence a été abandonné par les administrations Trump et Biden. Les armes en provenance des États-Unis et de la Grande-Bretagne affluent en Ukraine, dans le cadre de la promesse d’une aide militaire de 1,5 milliard de dollars. Le matériel compte des centaines de Javelins sophistiqués et des armes antichars NLAW, et ce, en dépit des protestations répétées de Moscou.

Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN n’ont pas l’intention d’envoyer des troupes en Ukraine. Ils vont plutôt inonder le pays d’armes, comme ils l’ont fait lors du conflit de 2008 entre la Russie et la Géorgie.

Le conflit en Ukraine fait écho au roman "Chronique d’une mort annoncée" de Gabriel Garcia Marquez. Dans ce roman, le narrateur reconnaît que « jamais une mort n’avait été autant annoncée » et pourtant, personne n’a pu ou voulu l’arrêter. Tous ceux d’entre nous qui ont fait des reportages en Europe de l’Est en 1989 connaissaient parfaitement les conséquences si il y avait une provocation à l’encontre de la Russie, et pourtant ils ont été bien peu nombreux ceux qui ont élevé la voix pour arrêter cette folie. Les différentes phases de la guerre ont été mises en œuvre de façon méthodique, trouvant une vie propre et nous faisant avancer comme des somnambules vers le désastre.

Une fois que l’OTAN s’est étendue à l’Europe de l’Est, l’administration Clinton a promis à Moscou que les troupes de combat de l’OTAN ne seraient pas stationnées en Europe de l’Est, ce qui était la question déterminante de l’Acte fondateur OTAN-Russie sur les relations mutuelles de 1997. Cette promesse s’est à nouveau révélée être un mensonge.

Puis, en 2014, les États-Unis ont soutenu un coup d’État contre le président ukrainien Viktor Ianoukovitch, lequel souhaitait construire une alliance économique avec la Russie plutôt qu’avec l’Union européenne. Bien sûr, une fois intégré à l’Union européenne, comme on le voit dans le reste de l’Europe de l’Est, l’étape suivante est l’intégration à l’OTAN.

La Russie, ébranlée par le coup d’État, inquiète des ouvertures proposées par l’UE et l’OTAN, a alors annexé la Crimée, majoritairement peuplée de russophones. Et la spirale de la mort qui nous a conduits au conflit actuellement en cours en Ukraine est devenue inéluctable.

Pour pouvoir être pérennisé, l’état de guerre a besoin d’ennemis. Lorsqu’on ne peut pas trouver d’ennemi, alors on en fabrique un. Poutine est devenu, et ce sont les mots du sénateur Angus King, le nouvel Hitler, prêt à s’emparer de l’Ukraine et du reste de l’Europe de l’Est.

On justifie les hurlements bellicistes à gorge déployée, repris sans vergogne par la presse, en vidant le conflit de son contexte historique, en nous élevant au rang de sauveurs et en présentant quiconque entre en opposition contre nous, de Saddam Hussein à Poutine, comme le nouveau leader nazi.

Je ne sais pas comment tout cela va se terminer. Nous devons nous souvenir, comme Poutine nous l’a rappelé, que la Russie est une puissance nucléaire. Nous devons nous souvenir qu’une fois que la boîte de Pandore de la guerre est ouverte, des forces sombres et meurtrières que personne ne peut contrôler sont libérées. Je le sais d’expérience personnelle. L’allumette a été enflammée. La tragédie est qu’il n’y a jamais eu de controverse sur la façon dont la guerre allait être déclenchée.

On observe des embouteillages alors que les gens quittent la ville de Kiev, en Ukraine, jeudi 24 février 2022. Le président russe Vladimir Poutine a annoncé jeudi une opération militaire en Ukraine et a averti les autres pays que toute tentative pour interférer avec l’action russe entraînerait « des conséquences que vous n’avez jamais connues. » (AP Photo/Emilio Morenatti)

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