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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-012
Avec John Pilger, une voix essentielle s’est tue 1ère partie
Par John Pilger, traduction par Jocelyne Le Boulicaut
jeudi 1er février 2024, par
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Avec John Pilger, une voix essentielle s’est tue 1ère partie
Le 1er janvier 2024 par John Pilger
John Pilger était un journaliste australien qui, pendant plus de 50 ans, a dénoncé les injustices du capitalisme et la tyrannie de l’impérialisme occidental, depuis le Cambodge et du Viêt Nam jusqu’au Timor oriental et à la Palestine, et au-delà, même au sein du Royaume-Uni et de l’Australie. Il a demandé des comptes aux agences de renseignement, aux généraux et aux gouvernements qui dirigent le monde à leur manière. John a donné une voix à ceux qu’on n’entend pas, aux indigènes, aux pauvres, aux gens de territoires occupés, aux déplacés - et a donné de l’espoir, du courage et de la solidarité à la famille internationale des militants des droits humains et de la justice. Ses archives journalistiques peuvent être consultées à l’adresse suivante : www.johnpilger.com
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Dans son dernier essai publié, John Pilger, qui est décédé samedi 30 décembre 2023, rappelle l’opposition « vibrante » des écrivains et des journalistes à la guerre qui s’annonçait dans les années 1930, et s’interroge sur la raison pour laquelle il y a aujourd’hui « une chape de silence renforcée par un consensus de propagande » alors que les deux plus grandes puissances sont au bord d’un conflit.
En 1935, le Congrès des écrivains américains s’est tenu à New York, suivi d’un autre deux ans plus tard. Ils ont invité « des centaines de poètes, romanciers, dramaturges, critiques, nouvellistes et journalistes » à débattre de « l’effondrement rapide du capitalisme » et de l’imminence d’une nouvelle guerre.
Il s’agissait d’événements sous tension qui, selon un compte rendu, ont été suivis par 3500 membres du public, sachant que plus d’un millier de plus ont été refusés.
Arthur Miller, Myra Page, Lillian Hellman, Dashiell Hammett ont mis en garde contre la montée du fascisme, souvent déguisé, et ont souligné la responsabilité qu’avaient les écrivains et les journalistes de s’exprimer.
Des télégrammes de soutien de Thomas Mann, John Steinbeck, Ernest Hemingway, C Day Lewis, Upton Sinclair et Albert Einstein ont été lus.
La journaliste et romancière Martha Gellhorn a pris la défense des sans-abri et des chômeurs, et de « tous ceux qui vivent à l’ombre d’une grande puissance violente ».
Martha, qui est devenue une amie proche, m’a dit plus tard, devant son verre habituel de Famous Grouse et de soda : « La responsabilité que j’ai ressentie en tant que journaliste était immense. J’avais été témoin des injustices et des souffrances engendrées par la dépression, et je savais, nous savions tous, ce qui nous attendait si les silences n’étaient pas brisés ».
Ce sont des silences remplis d’un consensus de propagande qui contamine presque tout ce que nous lisons, voyons et entendons. Ses mots résonnent dans les silences d’aujourd’hui : des silences remplis d’un consensus de propagande qui contamine presque tout ce que nous lisons, voyons et entendons.
Dire la vérité au pouvoir. Le journaliste John Pilger a informé le monde des conséquences de la puissance sans entrave de l’impérialisme et du colonialisme. Ici, il filme un "passage à la caméra" devant le Lincoln Memorial à Washington DC, aux États-Unis, pour son film prémonitoire de 2016, « The Coming War on China » (La guerre à venir contre la Chine). (Image : Dartmouth Films)
Permettez-moi de vous donner un exemple : le 7 mars, les deux plus anciens journaux australiens, le Sydney Morning Herald et The Age, ont publié plusieurs pages concernant « la menace imminente » de la Chine.
Ils ont coloré l’océan Pacifique en rouge. Les yeux des Chinois sont martiaux, ces derniers sont en mouvement et menaçants. Le péril jaune était sur le point de nous tomber dessus comme sous l’effet de la gravité. Aucune raison logique n’a été avancée pour justifier une attaque de la Chine contre l’Australie.
Un « groupe d’experts » n’a présenté aucune preuve crédible : l’un d’entre eux est un ancien directeur de l’Australian Strategic Policy Institute, une façade pour le ministère de la défense à Canberra, le Pentagone à Washington, les gouvernements britannique, japonais et taïwanais et l’industrie de la guerre occidentale.
« Pékin pourrait frapper d’ici trois ans, ont-ils averti. Nous ne sommes pas prêts ». Des milliards de dollars vont être dépensés pour l’achat de sous-marins nucléaires américains, mais il semble que cela ne suffise pas. « La période d’absence de l’Australie dans l’histoire est terminée » : quoi que cela puisse signifier.
L’Australie n’est pas menacée, absolument aucune menace. Le lointain pays « chanceux » n’a pas d’ennemis, et surtout pas la Chine, son principal partenaire commercial. Pourtant, le dénigrement de la Chine, qui s’appuie sur la longue histoire de racisme de l’Australie à l’égard de l’Asie, est devenu une sorte de sport pour les « experts » autoproclamés.
Qu’en pensent les Australiens d’origine chinoise ? Nombre d’entre eux sont déconcertés et inquiets. Le dénigrement de la Chine est devenu une sorte de sport pour les « experts » autoproclamés ... auteurs de cette grotesque démonstration de flagornerie et d’obséquiosité à l’égard de la puissance américaine.
Les auteurs de cette grotesque démonstration de flagornerie et d’obséquiosité envers le pouvoir américain sont Peter Hartcher et Matthew Knott, « reporters de la sécurité nationale », je crois que c’est ainsi qu’on les appelle. Je me souviens de Hartcher pour ses escapades payées par le gouvernement israélien.
L’autre, Knott, est un porte-parole des cols blancs costards de Canberra. Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu une zone de guerre ni ses conditions extrêmes de dégradation et de souffrance humaines. Comment en est-on arrivé là ? dirait Martha Gellhorn si elle était là. Où sont les voix qui disent non ? Où est la camaraderie ?
Les voix se font entendre sur le samizdat [Copie et distribution clandestines de littérature interdite par l’État, en particulier dans les pays communistes d’Europe de l’Est. Enregistré dans les années 1960, le mot est russe et signifie littéralement "maison d’édition à compte d’auteur", NdT] de ce site web et d’autres.
En littérature, les John Steinbeck, Carson McCullers et George Orwell sont obsolètes. Le post-modernisme est désormais aux commandes. Le libéralisme a repris son ascendant politique.
L’Australie, une social-démocratie autrefois somnolente, a promulgué un ensemble de nouvelles lois protégeant le pouvoir secret et autoritaire et empêchant le droit de savoir.
Cette image graphique accompagnait la série d’articles alarmistes intitulée "Alerte rouge", publiée en mars 2023 dans deux des journaux les plus vendus d’Australie, et reprise par la chaîne de télévision qui leur est associée. Le journalisme de guerre atteint des sommets (Image : Nine/SMH-Age.)
Les lanceurs d’alerte sont des hors-la-loi, jugés en secret. Une loi particulièrement sinistre interdit toute « ingérence étrangère » de la part de ceux qui travaillent pour des sociétés étrangères.
Qu’est-ce que cela signifie ? La démocratie est désormais une fiction ; il y a l’élite toute puissante de l’entreprise fusionnée avec l’État et les exigences d’« identité ».
Les amiraux américains sont payés des milliers de dollars par jour par le contribuable australien pour leurs « conseils ».
Partout en Occident, notre imagination politique a été endormie par les relations publiques et distraite par les intrigues de politiciens corrompus et de bas étage : un Johnson ou un Trump, un Sleepy Joe ou un Zelensky.
Aucun congrès d’écrivains en 2023 ne se préoccupe du « capitalisme qui s’effondre » pas plus que des provocations mortifères de « nos » dirigeants.
Le plus tristement célèbre d’entre eux, Tony Blair, criminel prima facie selon la norme de Nuremberg [prima facie désigne une preuve qui, à moins d’être réfutée, suffit à prouver une proposition ou un fait précis, NdT], est libre et riche.
Julian Assange, qui a mis les journalistes au défi de convaincre leurs lecteurs qu’ils avaient le droit de savoir, entame sa deuxième décennie d’incarcération.
La démocratie est désormais une fiction ; il y a l’élite toute puissante de l’entreprise fusionnée avec l’État et les exigences d’ « identité ». La montée du fascisme en Europe n’est pas contestée. Ou « néonazisme » ou « nationalisme extrême », comme vous préférez.
L’Ukraine, ruche fasciste de l’Europe moderne, a vu réapparaître le culte de Stepan Bandera, antisémite farouche et meurtrier de masse qui a fait l’éloge de la « politique juive » d’Hitler, qui a entraîné le massacre de 1,5 million de Juifs ukrainiens.
« Nous mettrons vos têtes aux pieds d’Hitler », proclamait un pamphlet banderiste à l’intention des Juifs ukrainiens.
Aujourd’hui, Bandera est vénéré dans l’ouest de l’Ukraine et des dizaines de statues le représentant, lui et ses compagnons fascistes ont été payées par l’UE et les États-Unis, remplaçant celles des géants culturels russes et d’autres personnes qui ont libéré l’Ukraine du joug des premiers nazis.
En 2014, les néo-nazis ont joué un rôle clé dans le coup d’État financé par les États-Unis contre le président élu, Viktor Yanukovych, accusé d’être « pro-Moscou ». Le régime issu du coup d’État comptait d’éminents « nationalistes extrêmes », des nazis en quelque sorte.
Dans un premier temps, la BBC et les médias européens et américains en ont longuement parlé. En 2019, le magazine Time a présenté les « milices suprématistes blanches » actives en Ukraine. NBC News a rapporté : « Le problème nazi de l’Ukraine est réel ».
John Pilger a fait du journalisme en adoptant le point de vue des gens. Il est ici à Utopia, dans le Territoire du Nord, d’où son film de 2013 « Utopia » a montré comment les gouvernements australiens négligent encore délibérément les Aborigènes, plus de 200 ans après l’invasion britannique initiale. Son dernier appel dans le film est en faveur « d’un véritable traité qui partage ce riche pays, sa terre, ses ressources et ses opportunités [avec son premier peuple]. Le bénéfice sera alors mutuel, car tant que nous ne leur aurons pas rendu leur statut de nation, nous ne pourrons jamais revendiquer le nôtre » (Photo : Dartmouth Films).
L’immolation de syndicalistes à Odessa a été filmée et documentée. Emmenée par le régiment Azov, dont l’insigne, le « Wolfsangel », a été rendu tristement célèbre par les SS allemands, l’armée ukrainienne a envahi la région russophone du Donbass, à l’est du pays.
Selon les Nations unies, 14000 personnes y ont été tuées. Sept ans plus tard, les conférences de paix de Minsk ayant été sabotées par l’Occident, comme l’a avoué Angela Merkel, l’Armée rouge a envahi le pays. Cette version des événements n’a pas été rapportée en Occident.
Ne serait-ce qu’en parler, c’est s’attirer les foudres en se faisant traiter d’ « apologiste de Poutine », que l’auteur (comme moi) ait ou non condamné l’invasion russe.
Comprendre l’extrême provocation que représente pour Moscou un pays frontalier armé par les Nations Unies, l’Ukraine, le même pays frontalier par lequel Hitler a envahi le pays, est un anathème.
Les journalistes qui se sont rendus dans le Donbass ont été réduits au silence, voire traqués dans leur propre pays. Le journaliste allemand Patrik Baab a perdu son emploi et une jeune reporter indépendante allemande, Alina Lipp, a vu son compte bancaire mis sous séquestre.
En Grande-Bretagne, le silence de l’intelligentsia libérale est le silence de l’intimidation. Les dossiers étatiques, tels que l’Ukraine et Israël, doivent être évités si vous voulez conserver un emploi sur le campus ou un poste d’enseignant.
Ce qui est arrivé à Jeremy Corbyn en 2019 se répète sur les campus où les opposants à l’Israël de l’apartheid sont traités d’antisémites avec la plus grande désinvolture.
Le professeur David Miller, qui, comble de l’ironie, est la plus grande autorité du pays en matière de propagande moderne, a été licencié par l’université de Bristol pour avoir suggéré publiquement que les "actifs" d’Israël en Grande-Bretagne et son lobbying politique exerçaient une influence disproportionnée dans le monde entier - un fait attesté par de nombreuses preuves.
L’université a engagé un éminent conseiller de la Reine [Conseiller du roi est un statut honorifique conféré par la Couronne par lettres patentes et reconnu à la cour, NdT] pour enquêter sur l’affaire de manière indépendante.
Son rapport a disculpé Miller quant à la « question importante de la liberté d’expression académique » et a conclu que « les commentaires du professeur Miller ne constituaient pas un discours illégal ».
Pourtant, Bristol l’a licencié. Le message est clair : quel que soit l’outrage qu’il commet, Israël jouit d’une immunité et ses détracteurs doivent être punis.
Il y a quelques années, Terry Eagleton, alors professeur de littérature anglaise à l’université de Manchester, estimait que « pour la première fois en deux siècles, il n’existe aucun éminent poète, dramaturge ou romancier britannique qui soit prêt à remettre en question les fondements du mode de vie occidental ».
Aucun Shelley ne s’est exprimé au nom des pauvres, aucun Blake au nom des rêves utopiques, aucun Byron pour dénoncer la corruption de la classe dirigeante, aucun Thomas Carlyle ni John Ruskin qui auraient révélé le désastre moral du capitalisme.
William Morris, Oscar Wilde, HG Wells, George Bernard Shaw n’ont aucun équivalent aujourd’hui. Harold Pinter était encore vivant alors, « dernier à faire entendre sa voix », a écrit Eagleton.
D’où vient le post-modernisme,le rejet de la politique réelle et de la dissidence authentique ? La publication en 1970 du best-seller de Charles Reich, « The Greening of America », offre une piste.
L’Amérique était alors en plein bouleversement ; Nixon était à la Maison Blanche ; une résistance civile, connue sous le nom de « mouvement », avait surgi des marges de la société au milieu d’une guerre qui touchait presque tout le monde.
A suivre
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