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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-091
Une question d’hominisme blanc
Par Peter Laarman, traduction par Jocelyne Le Boulicaut
mardi 3 septembre 2024, par
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Une question d’hominisme blanc
Le 28 juillet 2024 par Peter Laarman
Le révérend Peter Laarman est pasteur à la retraite, il a dirigé l’association Progressive Christians Uniting à Los Angeles.
Le président Biden entrant dans le bureau ovale avec deux de ses principaux collaborateurs, de gauche à droite, Mike Donilon et Steve Ricchetti (Crédit Doug Mills/The New York Times)
Les hommes blancs s’accrochent au pouvoir : cela va au delà d’un problème Biden. Qu’est-ce qui fait que les hommes blancs, spécialemernt les plus âgés, ont tant de mal à (choisissez votre métaphore) quitter la scène, passer le flambeau, se retirer ?
Et voilà ! Joe Biden a fait ce qu’il fallait. Finalement. Mais il a fallu toute la force de conviction de Nancy Pelosi et la capitulation de ses conseillers, Ricchetti et Donilon, pour qu’il le fasse.
Biden est bien loin d’être le seul. L’égocentrique Donald Trump, âgé de 78 ans, n’arrive pas non plus à partir. Bernie Sanders aura 83 ans le mois prochain. Chuck Grassley aura 91 ans en septembre. L’ensemble du Sénat américain est majoritairement une confrérie gériatrique essentiellement masculine.
Lorsque des femmes puissantes (comme Dianne Feinstein) s’accrochent trop longtemps, je pense toujours qu’il s’agit pour elles d’une sorte de revanche pour avoir dû rester dans la jungle patriarcale pendant une trop grande partie de leur carrière.
La simple énumération des politiciens en perte de vitesse ne suffit pas à décrire l’ampleur du problème. La situation est tout aussi grave, voire pire, du côté des entreprises. Sumner Redstone a tenu bon jusqu’à ses 97 ans. Rupert Murdoch : oui, il est toujours là à 93 ans.
Warren Buffett aura 94 ans le mois prochain. Lorsque Charlie Munger, partenaire commercial de longue date de Buffett, a rendu l’âme l’année dernière à l’âge de 99 ans, il continuait à gérer activement les 700 milliards de dollars d’actifs de Berkshire-Hathaway.
Je suis pasteur et, tant par éthique professionnelle que par crainte de représailles, je ne révélerai pas les noms qui figurent sur mon tableau déshonneur privé où figurent de vieux hommes blancs que je connais, vivants ou décédés, qui auraient dû quitter leur poste bien avant de devenir incompétents ou tyranniques, voire les deux à la fois.
La situation n’est guère meilleure dans le monde universitaire, où beaucoup trop de vieux briscards occupent des postes importants qui accaparent les ressources institutionnelles et empêchent les jeunes ambitieux de progresser.
Dans ces deux domaines, comme dans la vie politique et dans les entreprises, il arrive aussi que les femmes prolongent la période pendant laquelle on leur réserve un bon accueil.
Mais là encore, je mets cela sur le compte d’un grief féministe légitime à l’égard des systèmes patriarcaux dont tant femmes du XXe siècle ont dû s’accommoder. Qu’est-ce qui fait que les hommes blancs, spécialement les plus âgés, ont tant de mal à (choisissez votre métaphore) quitter la scène, passer le flambeau, se retirer ?
Cette emprise tenace des mâles blancs, cette obstination à s’accrocher au pouvoir, me semble être un sous-ensemble d’un problème beaucoup plus vaste que j’appelle le « whitemanisme » [ l’hominisme blanc, NdT]. Avant d’aborder ce thème plus large, je dois apporter deux précisions concernant les hommes qui n’arrivent pas à lâcher prise.
Tout d’abord, je pourrais citer moult exemples d’hommes blancs plus âgés qui choisissent de quitter la scène avec élégance lorsqu’ils se rendent compte que leurs capacités sont en train de s’effriter. Robert Reich, tout récemment, par exemple.
Deuxièmement, de nombreux hommes noirs s’attardent également sous les feux de la rampe bien plus longtemps que nécessaire. Mais dans la culture noire - et dans la culture latino-américaine également - les aînés des deux sexes méritent souvent la déférence, voire la révérence.
Pour eux, il ne s’agit pas tellement de s’accrocher aux rouages du pouvoir comme le font des hommes blancs peu sûrs d’eux, quoique souvent très riches. Venons-en maintenant au problème plus vaste que constitue l’hominisme blanc.
Il s’agit d’un trouble particulier - un trouble pathologique - qui résulte de siècles au cours desquels la domination et le pouvoir non mérités ont été le fruit de l’héritage toxique du colonialisme européen et de la suprématie de l’homme blanc.
Il n’est que de penser à ces conquistadors et aux individus style Walter Raleigh/John Smith/Miles Standish : tous des tueurs. Il n’est que de penser aux soi-disant Pères fondateurs, au fait que près de la moitié des 55 hommes de la Convention constitutionnelle étaient des propriétaires d’esclaves, sans parler des deux tiers des douze premiers présidents des États-Unis.
Les sources du désordre remontent cependant bien plus loin que 1789. Les fondateurs blancs de ce pays se considéraient comme les héritiers de deux héritages anciens, tous deux patriarcaux. Ce double héritage se reflète dans les monuments qu’ils ont construits.
Tous avaient baigné, directement ou indirectement, dans une religion hébraïque pour laquelle les hommes - rois, guerriers, prêtres et prophètes - étaient les seuls êtres humains qui comptaient vraiment et pour laquelle les femmes étaient essentiellement des objets.
Dans cette religion, le divin lui-même était présenté comme un mâle dominant. La variante du christianisme occidental à laquelle la plupart des fondateurs américains souscrivait était également, comme son ancêtre hébraïque, profondément patriarcale, en partie en raison de tout le poids laissé par la Rome impériale sur ce qui avait été au début une foi égalitaire et pacifique.
Et cela renvoie à un deuxième héritage culturel que ces types à perruque du XVIIIe siècle valorisaient également. Ils aspiraient à recréer sur nos rivages les heures de gloire de la République romaine, imprégnée du savoir éclairé d’Athènes à son apogée au Ve siècle avant notre ère.
En bref, ils ont puisé leur idéation patriarcale dans des sources tant chrétiennes que païennes. Il n’était pas question de considérer les femmes, les étrangers et les esclaves comme des êtres humains à part entière, et encore moins de leur permettre d’emprunter les allées du pouvoir.
Dès le début, des hommes blancs puissants, souvent lourdement armés, ont estimé que le concept américain de liberté signifiait qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient : exproprier, tuer et violer dans une impunité presque totale. Ils revendiquaient leurs privilèges et défendaient leurs territoires.
Après tout, le dieu philosophe de la génération fondatrice n’était autre que John Locke, l’homme qui exaltait « la vie, la liberté et la propriété » (Jefferson n’a que très modérément modifié la formulation de Locke) c’est ce même John Locke qui investissait à titre personnel dans la traite des esclaves et qui fut l’auteur des Constitutions fondamentales de la Caroline, lesquelles inscrivaient dans la loi l’esclavage à perpétuité pour les Noirs et le servage héréditaire pour les « serviteurs » blancs de rang inférieur.
74% des étatsuniens trouvent Biden trop vieux (Cagle Cartoons : Rick McKee)
Le masculinisme blanc est resté la règle d’or du royaume pendant les siècles qui ont suivi. Seuls les hommes blancs qui étaient propriétaires avaient le droit de vote. En fait, seuls les hommes blancs pouvaient posséder des biens. Seuls les hommes blancs pouvaient gouverner et diriger les institutions.
La fin du 19e siècle a été marquée par une sorte de crise de la masculinité - aujourd’hui nous considérerions que c’était là une expression première de la « panique du sexe masculin » - lorsqu’on s’est aperçu que trop d’hommes blancs de l’élite se relâchaient.
Comme le décrit à merveille Jackson Lears dans son ouvrage No Place of Grace, la grande inquiétude suscitée par la « neurasthénie » a conduit à la prescription de remèdes énergiques pour ramener une masculinité plus vigoureuse.
Par exemple.., un culte romantique de la galanterie médiévale (rappelons les fables de Sir Walter Scott), un élan de « christianisme musclé » et ce genre de stage fanatique dans un camp en plein cœur du Far West, qu’un New-Yorkais blafard mais fortuné, T. Roosevelt, s’est imposé volontairement dans le but de devenir le « Rough Rider » [cavalier sauvage, NdT] de la légende impérialiste.
Faisons une pause ici pour nous demander combien d’habitants de la planète un « hominisme blanc » rageur et incontrôlable a réussi à massacrer au cours de toutes les aventures expansionnistes et impérialistes de ce pays.
Depuis la Piste des larmes [ nom donné au déplacement forcé de plusieurs peuples natif américains par les États-Unis entre 1831 et 1838, NdT] jusqu’aux guerres américano-mexicaines et hispano-américaines, en passant par le Viêt Nam, l’Irak et l’Afghanistan, sans parler des nombreuses guerres clandestines.
Des dizaines de millions de personnes ont été purement et simplement tuées, des centaines de millions de survivants ont vu leur vie brisée. Sans parler du nombre de femmes et d’enfants violentés par les hommes blancs au cours de ces mêmes siècles : les chiffres sont impossible à connaître, les dommages indescriptibles.
Nous avons raison de nous inquiéter aujourd’hui face à ces jeunes hommes blancs isolés, armés de fusils AR-15 qui nourrissent de sombres fantasmes. Mais il serait peut-être judicieux de se rappeler qu’il s’agit des successeurs qui sont privés de tout sens moral des Daniel Boone, Kit Carson et Wyatt Earps.
Une cavalcade sans fin d’hommes blancs endurcis, aigris et solitaires, qui (comme D.H. Lawrence - un étranger - a pu le voir clairement dans les années 1920) ont également hanté l’imaginaire littéraire américain.
Nombreux sont ceux qui espéraient et s’attendaient à ce que les révoltes des LGBT à la fin du XXe siècle contribuent à mettre un terme au règne trop long de l’hominisme blanc, mais cela ne s’est pas produit.
Plus de cinquante ans après Stonewall, les hommes blancs continuent d’absorber encore beaucoup trop de l’oxygène présent dans la politique et la culture gay. La situation commence à changer - enfin - mais tant le patriarcat que le racisme ont laissé des taches indélébiles sur ce mouvement.
La vague de libération radicale a toujours été concurrencée par un fort contre-courant qui disait : « Soyons comme eux : conformistes et hiérarchiques ». Il semble que les personnes queer qui ne sont pas blanches, masculines et viriles soit toujours obligées de se battre pour se faire une place au soleil.
Ce qui est catastrophique pour le sort de l’humanité, et maintenant même pour le sort de la Terre, c’est que l’hominisme blanc toxique fournit encore le cadre - la charpente - d’un large éventail de dysfonctionnements graves.
Mais permettez-moi de revenir au problème spécifique des vieux hommes blancs qui ne peuvent ou ne veulent pas lâcher prise. Pour les politiciens et les ploutocrates, le problème est clairement lié aux œillères particulières que l’âge, le pouvoir et la vanité créent.
Mais pour presque tous - et pas seulement pour les puissants - le problème s’enracine principalement dans l’absence d’élégance. Une absence à la fois d’élégance mais aussi de confiance dans le fait que la vie peut encore se poursuivre une fois qu’on a enlevé ses bottes.
Quant à moi, je n’ai jamais occupé un poste de pouvoir réel, mais j’ai toujours eu un titre qui sonnait important : directeur de département, pasteur en chef, directeur exécutif.
Lorsque j’ai envisagé de quitter mon dernier emploi rémunéré à temps plein à l’âge de 65 ans, j’ai eu une série de conversations fructueuses avec un conseiller avisé.
« Tout au long de votre vie professionnelle vous avez occupé des postes en vue, m’a-t-il dit. Vous vous définissez par votre travail et vous vous mesurez à l’aune de vos succès professionnels. Avez-vous la moindre idée de qui vous serez lorsque vous n’occuperez plus aucune fonction publique de premier plan ? Êtes-vous prêt à ce que personne ne vous appelle, à ce que personne ne recherche ou n’ait besoin de vos conseils ? »
Oups, je n’y avais pas vraiment pensé. Mais voilà ! Et je me suis dit : « Ne sera-t-il pas amusant de découvrir qui je suis lorsque je suis tout nu, sans bureau ni carte de visite ni associés professionnels qui ne m’apprécient peut-être même pas beaucoup ? Ne sera-t-il pas amusant de voir mon petit ego assoiffé se contorsionner pour attirer l’attention de temps en temps ? »
Et mes amis, croyez moi ça a été chouette. Non sans quelques périodes de désarroi et d’inquiétude : Je ne peux pas le nier. Mais pour moi, il n’y a pas eu de colère de type Roi Lear sur la lande, ni de désir brûlant de remonter en selle.
Lâcher prise. Même les vieux hommes blancs peuvent le faire. Et il est grand temps que davantage d’entre eux - davantage d’entre nous - apprennent à le faire.
Les opinions exprimées ici sont uniquement celles de l’auteur et ne reflètent pas les opinions ou les positions de LA Progressive.
Peter Laarman
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