Accueil > Politique > Crise en vue en Géorgie
Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-094
Crise en vue en Géorgie
Par Anatol Lieven, traduction par Jocelyne Le Boulicaut
jeudi 12 septembre 2024, par
AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne
Crise en vue en Géorgie
Le 31 Juillet 2024 par Anatol Lieven
Anatol Lieven est directeur du programme Eurasie au Quincy Institute for Responsible Statecraft. Il était auparavant professeur à l’université de Georgetown au Qatar et au département des études sur la guerre du King’s College de Londres.
01 mai 2024, Géorgie, Tbilissi : Des manifestants lors d’une manifestation contre la deuxième lecture d’un projet de controversé sur les "agents étrangers" qui a déclenché des semaines de protestations massives à Tbilissi (Photo : Nicholas Muller/SOPA Images via ZUMA Press Wire/dpa)
Il faut arrêter de considérer que la Géorgie est une créature des Etats-Unis et de l’Occident. Le narratif de la « russification » risque de provoquer une véritable crise électorale en octobre, et Washington et Bruxelles semblent l’encourager, aux risques et périls de tous.
La présentation occidentale classique de la politique géorgienne actuelle décrit le gouvernement issu du parti « Rêve géorgien » comme sous l’emprise de la Russie et contesté par les partis « démocratiques ». La vérité est bien plus complexe.
Plutôt qu’un désir de suivre Moscou, la politique géorgienne reflète ce que le directeur de la CIA William Burns a appelé « hedging middle » [la position intermédiaire, NdT], qui n’est soumise ni à la Russie ni à l’Occident, et déterminée par la vision officielle de ce qui constitue les intérêts nationaux de la Géorgie.
Cette situation reflète à son tour les développements de la mondialisation qui depuis longtemps échappent au contrôle de l’Occident. Sur la route menant à la frontière géorgienne, je suis passé devant un nouveau pont gigantesque construit par la Chine.
Au grand dam de Washington, le gouvernement géorgien a également signé un contrat avec Pékin pour la construction d’un nouveau port sur la mer Noire.
Il est impératif et urgent que les décideurs politiques occidentaux appréhendent la réalité géorgienne, car on peut prédire avec certitude qu’à la fin du mois d’octobre, la Géorgie sera plongée dans une grave crise politique dans laquelle les États-Unis et l’Union européenne seront profondément impliqués.
Les élections législatives doivent avoir lieu en Géorgie le 26 octobre, et pour la plupart des Géorgiens avec lesquels je me suis entretenu, l’opinion générale est que si le gouvernement gagne, l’opposition, soutenue par des ONG pro-occidentales, prétendra que les résultats ont été falsifiés, et lancera un mouvement de manifestations de masse dans le but de renverser le gouvernement issu du Rêve géorgien.
À en juger par de récentes déclarations, la majorité des institutions occidentales se rangera automatiquement du côté de l’opposition. Ce narratif est déjà bien en place, avec des titres tels que « Le gouvernement opposé au peuple en Géorgie » et « Une crise qui a dressé le gouvernement contre sa population ».
Cela laisse entendre que la Géorgie est une dictature et que « les citoyens » n’ont pas leur mot à dire, si ce n’est par le biais de manifestations de rue. En réalité, Rêve géorgien a remporté trois élections nationales qui se sont déroulées dans des conditions globalement démocratiques.
Il ne s’agit pas, bien entendu, d’exclure la possibilité d’une fraude en octobre. Les officiels et commentateurs occidentaux ne devraient pas oublier que l’opposition a également prétendu que les élections législatives de 2020 avaient été truquées, alors même que les observateurs occidentaux certifiaient qu’elles avaient été transparentes (bien qu’entachées d’irrégularités) et que Rêve géorgien l’avait emporté avec une très large majorité.
Ancienne station balnéaire de la mer Noire, Anaklia sera désormais le site du premier port en eau profonde de Géorgie, qui sera construit par un consortium dirigé par des Chinois (Photo Tamuna Chkareuli)
Aujourd’hui, selon les sondages d’opinion , Rêve géorgien bénéficie d’un soutien bien plus important que celui de n’importe quel parti d’opposition.
Si l’ensemble de l’opposition pouvait s’unir , elle pourrait être en mesure de remporter la majorité, mais les divisions âpres entre les différents partis rendent cette tâche très difficile.
Les gouvernements et les commentateurs occidentaux devraient également reconnaître que les ONG sur lesquelles ils s’appuient pour obtenir une grande partie de leurs informations sur la Géorgie sont, dans la plupart des cas, profondément liées à l’opposition géorgienne et financées en grande partie par l’Occident.
Déjà, en 2023, le gouvernement géorgien affirmait que les États-Unis préparaient le terrain pour un changement de régime en Géorgie en finançant la formation de Géorgiens par des activistes serbes dont dont on sait que leur organisation antérieure a largement contribué à renverser du gouvernement du président Slobodan Milosevic.
Leur mouvement actuel, Canvas , dont le siège est à Belgrade, « prône l’utilisation de la résistance non violente pour promouvoir la défense des droits humains et de la démocratie ».
Pendant la guerre froide, les administrations américaines ont souvent contribué à renverser des gouvernements démocratiquement élus qui ne partageaient pas les vues de Washington. Les Américains devraient se demander s’il s’agit vraiment d’une tradition qu’ils souhaitent perpétuer.
La nouvelle loi exigeant que les ONG bénéficiant d’un financement étranger s’enregistrent en tant qu’ « agents d’influence étrangère », ce qui a donné lieu en mai à des manifestations de grande ampleur initiées par l’opposition, a été adoptée partiellement en réponse à cette menace perçue, et vise à affaiblir cette forme de force de l’opposition, tant interne qu’externe.
En réaction à cette loi, l’Union européenne a gelé le processus d’adhésion de la Géorgie et coupé une grande partie de son aide, tandis que les États-Unis imposaient des sanctions aux responsables du gouvernement géorgien.
L’ambassadeur de l’UE à Tbilissi a déclaré publiquement que la réélection de Rêve géorgien mettrait fin aux espoirs de la Géorgie d’adhérer à l’UE.
Si le gouvernement géorgien reste en principe déterminé à demander son adhésion à l’OTAN et à l’UE, le pays membre de l’OTAN qui se trouve à la frontière occidentale de la Géorgie n’est ni la Pologne ni la France, mais bien la Turquie, et cette dernière poursuit une politique déterminée de neutralité vis à vis de la guerre en Ukraine, y compris en refusant de s’associer aux sanctions occidentales contre la Russie.
Selon le gouvernement géorgien, si dans un avenir proche, la Russie refuse d’aider à la réunification de la Géorgie avec les territoires ethniques séparatistes ayant fait sécession grâce à l’aide de Moscou dans les années 1990, le Kremlin n’en a pour autant aucune envie de déclencher une nouvelle guerre contre la Géorgie. « Pourquoi le feraient-ils ? Ils ont obtenu tout ce qu’ils voulaient » m’a-t-on dit.
À l’instar de la Turquie, la politique de Rêve géorgien, qui consiste à éviter d’accroître les tensions avec la Russie, repose en partie sur des considérations économiques. Comme l’a fait remarquer d’un air narquois un ami géorgien : « Très peu de Géorgiens ont de l’affection pour la Russie ou les Russes ; mais un grand nombre de Géorgiens veulent gagner de l’argent sur leur dos ».
Le parlement géorgien a passé outre le veto présidentiel à la législation sur les "agents étrangers" qui a alimenté les inquiétudes de l’Occident et déclenché des manifestations massives depuis des semaines (Photo Zurab Tsertsvadze et Vidéo AP tournée par Kostya Manenkov)
La Géorgie a largement profité du refus de son gouvernement de s’associer aux sanctions occidentales contre la Russie. Bien que la Géorgie n’ait pas de relations diplomatiques officielles avec la Russie, les camions en provenance du golfe Persique et d’ailleurs qui se rendent en Russie font des kilomètres de queue à la frontière.
La Russie reste un marché vital pour les produits agricoles géorgiens. La Géorgie accueille de nombreux touristes en provenance de Russie. En raison notamment de la guerre en Ukraine, le PIB géorgien a augmenté de 11% en 2022 et de 7,5% en 2023.
La propagande du gouvernement géorgien à l’encontre de l’opposition se concentre essentiellement sur des accusations selon lesquelles elle entraînerait la Géorgie dans une nouvelle guerre contre la Russie , dans le cadre d’un « parti mondial de la guerre » dirigé par les États-Unis.
Cette mise en garde trouve un écho profond chez de nombreux Géorgiens, mais elle semble largement exagérée. Les partisans de l’opposition avec lesquels je me suis entretenu sont majoritairement opposés à la guerre . Tout au plus, un nouveau gouvernement géorgien pourrait encourager davantage de volontaires géorgiens à se battre en Ukraine.
Un argument beaucoup plus plausible consiste à dire que pour obtenir le soutien de l’Occident à la victoire de l’opposition, il faudrait que la Géorgie adopte pleinement les sanctions économiques occidentales contre la Russie, une décision qui infligerait de graves dommages à l’économie géorgienne.
Si la politique géorgienne à l’égard de la Russie est donc solidement ancrée dans le pragmatisme, il est également vrai qu’une certaine méfiance à l’égard de l’Occident s’est développée au fil des ans.
Bien que le gouvernement géorgien et la plupart des Géorgiens ordinaires restent attachés en principe à l’adhésion à l’OTAN, aucune des personnes avec lesquelles je me suis entretenu lors de ma dernière visite n’a exprimé sa confiance dans le fait que l’OTAN se battrait effectivement aux côtés de la Géorgie en cas de guerre.
Ce scepticisme remonte à la guerre russo-géorgienne de 2008. L’administration Bush avait proposé à la Géorgie de devenir membre de l’OTAN, et les responsables et politiciens américains avaient parlé de la Géorgie comme d’une alliée des États-Unis. Pourtant, les États-Unis n’ont rien fait pour aider la Géorgie.
Les attitudes à l’égard de l’UE sont beaucoup plus positives, à la fois en raison des avantages économiques et migratoires espérés de l’adhésion mais aussi parce que l’idée d’appartenir à « l’Europe » est profondément ancrée dans la culture géorgienne bien que, selon une classification géographique stricte, la Géorgie se trouve en fait en Asie.
Néanmoins, les doutes à l’égard de l’UE se font de plus en plus sentir au sein de l’establishment géorgien. Cela est dû en partie au scepticisme quant à la possibilité pour la Géorgie d’être un jour admise comme membre de l’UE. Comme on me l’a souvent rappelé à Tbilissi, la Turquie, voisine de la Géorgie, attend cette adhésion depuis plusieurs décennies.
Bien sûr, cela est dû en grande partie à des raisons propres à la Turquie, mais dans le cas de la Géorgie, le doute est renforcé par le sentiment que la Géorgie ne sera jamais admise dans l’UE avant l’Ukraine, et que l’admission de l’Ukraine en tant que membre à part entière est probablement impossible.
Ces doutes quant à l’engagement de l’Occident ont été renforcés par l’évolution de la situation politique intérieure, tant en Europe qu’en Amérique, qui témoigne d’une opposition croissante des opinions publiques à un nouvel élargissement de l’OTAN et de l’UE.
Dans leur attitude à l’égard de l’UE, les partisans du gouvernement géorgien peuvent également être considérés comme des partisans des partis de droite au sein de l’UE, en termes de ressentiment à l’égard de ce qui est perçu comme une dictature de Bruxelles, y compris dans le cas des politiques relatives à l’égalité des sexes qui sont considérées comme étrangères aux traditions fondamentales de la Géorgie.
Dans la station de montagne géorgienne de Gudauri, près de la frontière russe, se trouve un panneau indicateur. On peut y lire, entre autres, les destinations suivantes Ankara, 1200 km ; Moscou, 1591 km ; Pékin, 5834 km ; et Washington, 9209 km.
Depuis ma première visite en Géorgie en 1990, les Géorgiens m’ont dit regretter que leur pays soit situé dans le sud du Caucase et non dans le sud de l’Europe. C’est peut-être regrettable, mais c’est aussi un fait.
Anatol Lieven
Version imprimable :