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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-81
Manipulations d’élections en folie, 1945-2019
Par Tom Engelhardt, traduit par Jocelyne le Boulicaut
mardi 13 août 2019, par
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Manipulations d’élections en folie, 1945-2019
Le 23 mai 2019 Par Tom Engelhardt TomDispatch.com
Tom Engelhardt est co-fondateur du American Empire Project et auteur d’une histoire de la guerre froide, "The End of Victory Culture". Il dirige TomDispatch.com et est membre du Type Media Center. Son sixième et dernier livre est "A Nation Unmade by War" (Dispatch Books).
La couverture des élections de 2016 et l’enquête Mueller qui s’en est suivie ont offert une vitrine de l’exceptionnalisme américain, écrit Tom Engelhardt.
Les opérateurs de cyberguerre de la Garde nationale aérienne du Maryland configurent une source de renseignements sur les menaces, 2017. (U.S. Air Force/J.M. Eddins Jr.)
Dans ce pays, les réactions au rapport Mueller ont été à 100% pro américaines. Soyons réalistes, quand il s’agit d’ingérence électorale, c’est moi, moi, moi, moi, moi, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Oui, d’une manière ou d’une autre, des Russes se sont mêlés de la dernière campagne électorale, qu’il s’agisse, comme Jared Kushner l’a improbablement prétendu, de "quelques annonces sur Facebook" ou même, comme le rapport Mueller le décrit, "du gouvernement russe qui s’immisce... de manière globale et systématique".
Mais permettez-moi de mentionner quelques-unes des choses que nous n’avons pas apprises dans le rapport Mueller. Nous n’avons pas appris que des agents russes sont arrivés au siège du Parti républicain en 2016 avec des millions de dollars en dons pour influencer les élections à venir. (Oups, je me suis trompé ! Ca, c’était la CIA, et les élections en Italie en 1948).
Nous n’avons pas non plus appris qu’une agence de renseignement russe, avec l’aide d’une importante compagnie pétrolière chinoise, avait renversé un président américain élu et installé Donald Trump à la Maison-Blanche comme leur autocrate de choix. (Oups, je me suis encore trompé ! Ca c’était la CIA, envoyée par un président américain, et les services de renseignements britanniques, avec l’aide de Oil Company, compagnie anglo-persane, qui deviendra la British Petroleum. En 1953, ils ont renversé Mohammad Mossadegh, le premier ministre élu de l’Iran, et ont installé le jeune Shah comme dirigeant dictatorial, la toute première - mais pas la dernière - fois que la CIA réussissait à renverser un gouvernement étranger).
Nous n’avons pas appris que les principaux conseillers du président russe Vladimir Poutine étaient en contact étroit avec des éléments voyous de l’armée américaine se préparant à organiser un coup d’État à Washington, à tuer le président Barack Obama dans une attaque directe contre la Maison-Blanche et à mettre le commandant en chef des chefs d’état-major conjoints au pouvoir. (Désolé, encore une fois mon erreur et toutes mes excuses ! C’était le conseiller du président Richard Nixon, Henry Kissinger, en contact avec des officiers militaires chiliens qui, le 11 septembre 1973 - le premier 11 septembre - ont organisé un soulèvement armé au cours duquel Salvador Allende, le président socialiste démocratiquement élu de ce pays, est mort et le commandant en chef Augusto Pinochet a pris le pouvoir).
Nous n’avons pas appris qu’à la demande de Vladimir Poutine, des agents des services secrets russes se sont livrés à une série de complots pour empoisonner ou assassiner d’une autre manière Barack Obama pendant sa présidence et, à la fin, ils ont au moins pris une part modeste pour encourager ceux qui l’ont tué après son départ. (Oh, attendez, je fais une erreur en ce qui concerne aussi ce point là. En fait, je pensais aux intrigues, au début des années 1960, pour se débarrasser du premier ministre congolais, Patrice Lumumba.)
D’ailleurs, nous n’avons pas non plus appris que l’armée russe avait lancé une invasion de type changement de régime dans ce pays pour renverser un président américain et se débarrasser de nos armes de destruction massive, puis occuper le pays pendant des années après avoir installé Donald Trump au pouvoir. (Désolé encore une fois ! Ce que j’avais en fait à l’esprit avant de m’embrouiller autant, c’est la décision des hauts responsables de l’administration du président George W. Bush, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, de lancer en 2003 une invasion "pour changement de régime " de l’Irak, sur la base de déclarations frauduleuses selon lesquelles Saddam Hussein, un despote irakien, mettait au point des armes de destruction massive et ce, afin d’installer un gouvernement de leur choix à Bagdad).
Maison à Saint-Pétersbourg, en Russie, qui a abrité à un moment l’agence de recherche Internet "influenceur sur la toile". (WikiMedia Commons)
Non, rien de tout ça ne s’est passé ici. Pourtant, même si la plupart des Américains ont du mal à le croire, nous n’avons pas vraiment été le premier pays à avoir des élections connaissant une intrusion de puissance étrangère ayant son propre objectif !
Et en réalité, les exemples que je cite ci-dessus ne sont que les premiers d’une liste interminable d’événements que le rapport Mueller n’a pas mentionnés, des événements dont la plupart des Américains ne savent plus rien ou alors, il faut admettre que nous n’aurions pas agi comme si l’intervention russe dans les élections de 2016 était un événement singulier de l’histoire.Je ne veux cependant pas que cela ressemble à une critique.
Après tout, si vous avez vécu aux États-Unis pendant ces années là et que vous ne connaissiez pas déjà l’histoire secrète des interventions américaines et des changements de régime à travers le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la chute de l’Union soviétique, on pourrait ne pas vous en vouloir de penser que personne n’avait rien fait d’aussi ignoble que ce que le régime Poutine a fait pour essayer de pirater et modifier le résultat des élections américaines.
Dans les médias, cette intervention russe a été couverte (à de très rares exceptions près) comme s’il s’agissait d’un événement unique dans l’histoire. Certes, quoi que les Russes aient fait en 2016 pour donner un coup de main à Donald Trump, ils n’ont pas planifié un coup d’État ; ce n’était pas une tentative d’assassinat ; et ce n’était pas, dans le sens courant du terme, ce que l’on appelle un "changement de régime".
Un monde de chaos sans fin
Commençons par une chose qui aurait dû être évidente (mais ne l’était pas) depuis que les premiers rapports sur l’ingérence russe dans la campagne électorale de 2016 ont commencé à apparaître. Historiquement parlant, un tel plan s’inscrit bien dans une tradition russe classique. Comme l’a découvert l’érudit Dov Levin en étudiant les "interventions électorales partisanes" de 1946 à 2000, les Russes - l’Union soviétique jusqu’en 1991 - se sont engagés dans 36 d’entre elles dans le monde.
Si, cependant, vous avez sauté à la conclusion qu’un chiffre cumulatif aussi impressionnant a donné aux Russes le record mondial d’ingérence dans les élections, détrompez-vous. En fait, il les a laissés languir à une lointaine deuxième place lorsqu’il s’est agi de s’ingérer dans les élections d’autres pays pendant plus de quatre décennies. Les Etats-Unis ont pris la tête avec, selon le décompte de Levin, pas moins de 81 interventions nettement impériales ! (USA ! USA !)
En d’autres termes, les deux superpuissances de la guerre froide se sont mêlées d’environ " une élection sur neuf " à cette époque dans au moins 60 pays couvrant toutes les parties de la planète sauf l’Océanie. De plus, seulement sept de ces interférences se produisaient lors des mêmes élections dans le même pays au même moment.
Et les élections ne sont qu’une partie d’une histoire d’ingérence à une échelle qui a été historiquement incroyable. Dans son livre "Covert Regime Change", Lindsey O’Rourke note qu’entre 1947 et 1989, soit une période de neuf administrations américaines de l’époque de la guerre froide, par président, le moins grand nombre de "tentatives de changement de régime soutenu par les États-Unis" a été de trois ( soit lors de l’administration de Gerald Ford), le plus de 30 (celle de Dwight D. Eisenhower). L’administration de Harry Truman a terminé deuxième avec 21, celle de Lyndon Johnson troisième avec 19, celle de Ronald Reagan quatrième avec 16, celle de John F. Kennedy cinquième avec 15, et celle de Richard Nixon sixième avec 10.
Et n’oubliez pas que, même si ces chiffres restent sans précédent, malgré un certain nombre de succès à court terme, de l’Iran au Guatemala, il ne s’agit généralement pas là d’un bilan des plus remarquables pour ce qui est de refaire le monde à l’image de ce que Washington souhaite. Nombre de ces tentatives de changement de régime, en particulier concernant des pays du bloc soviétique, ont lamentablement échoué.
D’autres ont engendré le chaos ou des régimes qui non seulement ont été de peu de bénéfice pour leurs citoyens, mais qui n’ont pas non plus fait grand chose pour Washington. Pourtant, cela n’a pas empêché une administration après l’autre d’essayer, et c’est pourquoi les chiffres restent ahurissants.
Et puis l’Union soviétique a implosé et il ne restait plus qu’une "seule" superpuissance sur la planète Terre. Ses dirigeants n’avaient aucun doute sur le fait que le moment final était venu et que ce ne serait rien de moins que "la fin de l’histoire !".
Pour Washington, la planète était de toute évidence à prendre. Plus besoin de subterfuge, d’ingérence subtile dans les élections, de soutien secret aux dissidents, ni même de changement secret de régime, pas alors même que la seule opposition à une planète américaine était quelques " États voyous " faiblards (pensez : " l’axe du mal ", aussi connu sous le nom Iran, Irak et Corée du Nord), une Russie désespérément affaiblie et appauvrie mais toujours dotée d’armes nucléaires et une éventuelle puissance à l’ascension modeste en Asie.
Lindsey O’Rourke. (Twitter)
Et puis, bien sûr, il y a eu les attentats du 11 septembre, cet effroyable attentat, épouvantable retour de flamme- en partie dû à l’un des grands "succès" de l’action secrète de la CIA pendant la guerre froide, la défaite décisive de l’Armée rouge en Afghanistan grâce au financement et à l’armement d’un groupe de militants islamistes extrémistes, une guerre dans laquelle un jeune Saoudien nommé Oussama ben Laden a acquis une certaine petite notoriété. Ce jour-là, en 2001, la dernière superpuissance, la seule nation exceptionnelle, est devenue la plus grande victime de la planète et l’enfer s’est déchaîné (comme l’espérait Ben Laden).
En réponse, dans un monde sans autres superpuissances, avec, comme le disait fièrement un président, " la meilleure force de combat que le monde ait jamais connue ", le pays n’avait plus besoin d’agir en secret (ou du moins d’une manière permettant des "dénégations crédibles").
Avec l’invasion de l’Afghanistan en octobre de la même année, le changement déclaré de régime s’est retrouvé à l’ordre du jour. Ce sera l’Irak en 2003, puis la Libye en 2011. Dans les années suivantes, l’armée de l’air américaine et les drones de la CIA bombarderaient et lanceraient des missiles sur au moins sept pays du Grand Moyen-Orient et d’Afrique du Nord à plusieurs reprises, contribuant à transformer les grandes villes en champs de ruines, déracinant et déplaçant un grand nombre de personnes, mettant de multiples États en faillite et déclenchant des forces qui, du Pakistan à la Syrie, du Yémen au Niger, allaient déstabiliser une grande partie de la planète.
Panneau routier aux portes de New York le 11 septembre 2001. (Paul Morse/ George W. Bush Presidential Library)
Et, bien sûr, tout cela s’avérerait être un échec militaire de premier ordre. Et pourtant, alors qu’un nouveau conflit potentiel s’intensifie en Iran et que les États-Unis se battent toujours en Afghanistan près de 18 ans plus tard, les guerres américaines montrent peu de signes d’apaisement.
Ce n’est que récemment, par exemple, que le commandant des chefs d’état-major interarmées a assuré à un groupe de sénateurs que l’armée américaine " devrait maintenir une présence antiterroriste tant qu’une insurrection se poursuivra en Afghanistan ", ce qui devrait être considéré comme la définition même d’une guerre permanente. Pensez-y comme un monde de chaos sans fin et maintenant considérez à nouveau cette immixtion russe dans une élection américaine.
Intervention exceptionnelle
D’ailleurs, ce que les Russes ont fait en 2016 (ou feront peut-être à l’avenir lors d’élections américaines ou autres) est déplorable et devrait être dénoncé, quelle qu’en ait été l’ampleur. Après tout, comme l’a découvert Dov Levin, il n’en faut pas nécessairement beaucoup pour influencer le résultat d’une élection dans un autre pays.
Voici sa conclusion sur l’ingérence électorale à l’époque de la guerre froide : "Je trouve qu’une intervention électorale en faveur de l’une des parties en lice a un effet statistiquement significatif, augmentant sa part de voix d’environ 3%. Un tel effet peut avoir des implications majeures dans la " vie réelle ".
Par exemple, un tel basculement dans le pourcentage des voix du vainqueur par rapport au perdant lors des 14 élections présidentielles américaines qui ont eu lieu depuis 1960 aurait été suffisant pour changer l’identité du vainqueur dans sept de ces élections".
Comme nous le savons tous, un changement de 3 points de pourcentage dans plusieurs États lors des élections de 2016 aurait fait une différence énorme. Après tout, comme l’a rapporté le Washington Post, dans le Michigan, en Pennsylvanie et dans le Wisconsin, Donald Trump a battu Hillary Clinton de "0,2, 0,7 et 0,8 points de pourcentage respectivement - et de 10 704, 46 765 et 22 177 voix. Ces trois victoires lui ont donné 46 votes électoraux ; si Clinton avait fait un point de mieux dans chaque état, elle aurait aussi gagné le vote électoral."[vote des grands électeurs NdT]
Dov H. Levin. (Twitter)
La question n’est donc pas de savoir si l’ingérence électorale russe était odieuse ou pas. Le problème, c’est qu’elle a été abordée ici, aux États-Unis, comme beaucoup d’autres choses au cours de ce siècle, comme un autre cas de singularité américaine (mais sans jamais aucun narcissisme).
En ce qui concerne le 11 septembre - oublions ce premier 11 septembre au Chili - nous sommes éternellement seuls face à nos expériences parce que, par définition, nous sommes ceux qui sont spéciaux, ceux qui comptent. Dans le cas de l’ingérence électorale, cependant, ce pays vient tout juste de se joindre à la foule en ébullition de ceux qui ont été les victimes d’ingérence - et en grande partie de notre fait.
C’est un cas classique : on reçoit la monnaie de sa pièce et on n’aime pas ça du tout. Cela aurait dû nous donner une leçon sur notre propre comportement mondial depuis la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de cela, nous avons tout simplement persisté dans la voie d’une ingérence exceptionnelle qui s’avérera un jour avoir été l’une des grandes folies de l’histoire.
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