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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2020-44

La suprématie blanche et le Système Terrestre

Par Nafeez Ahmed, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mardi 7 juillet 2020, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

La suprématie blanche et le Système Terrestre

Les manifestations, la pandémie et la planète : du déclin systémique au renouveau civilisationnel

Par Nafeez Ahmed, le 5 juin

Le Dr Nafeez Ahmed est le directeur exécutif du System Shift Lab. Journaliste d’investigation primé, stratège du changement et théoricien des systèmes. Nafeez est rédacteur en chef de la plateforme de journalisme d’investigation financée par le public, INSURGE intelligence, et chroniqueur sur le "changement de système" à VICE où il écrit sur la "transformation du système mondial".

Ancien blogueur du Guardian et spécialiste de l’environnement, il a couvert la géopolitique des crises environnementales, énergétiques et économiques interconnectées, il a été chercheur invité au Global Sustainability Institute de l’université Anglia Ruskin, qui a soutenu ses recherches pour produire son dernier livre : Failing States, Collapsing Systems : BioPhysical Triggers of Political Violence (Springer, 2017). Il est chercheur à l’Institut Schumacher pour les systèmes durables et membre de la Royal Society of Arts.

Il est lauréat du prix de l’essai Routledge-GCPS 2010 et du prix du projet censuré 2015 pour le meilleur journalisme d’investigation, et a été cité à deux reprises parmi les 1 000 Londoniens les plus influents dans la liste de l’Evening Standard.

Des manifestants et des policiers lors d’un rassemblement en faveur de George Floyd à Minneapolis le 26 mai. Tsong-Taatarii / Star Tribune via AP (source : NBC News)

Les États-Unis sont sur le point de devenir un État raciste en faillite. Ce n’est pas un hasard si ce terrible moment se produit en plein milieu d’une pandémie mondiale, d’une crise économique qui s’intensifie et d’un effondrement du secteur pétrolier. Il s’agit d’un parfait déchaînement de crises simultanées et complexes. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment pouvons-nous résoudre ce problème ? Si nous ne sommes pas troublés, perplexes et inquiets de cette séquence de crises qui s’intensifient et se chevauchent, c’est que nous ne sommes pas attentifs.

Il est temps de commencer à y prêter attention. Dès maintenant : Nous, l’espèce humaine, sommes à l’aube d’un grand point d’inflexion de la civilisation. Nous sommes à la croisée des chemins. Les décisions que nous, vous, allons prendre face à ce moment sont sur le point de façonner l’histoire.La convergence des événements à laquelle nous assistons est le symptôme d’un processus plus large de déclin systémique mondial.

Cette convergence se produit en raison de la nature non durable d’un système qui ne peut plus continuer à fonctionner sous sa forme actuelle sans déclencher une nouvelle crise. Le moteur caché par excellence en est une façon de vivre et d’être qui repose sur l’auto-maximisation à travers le pillage de l’"Autre" : que ces autres soient des êtres humains différents, des espèces différentes ou la planète elle-même.

C’est ce que sont les manifestations de Black Lives Matter. Elles sont le résultat de siècles de traumatismes intergénérationnels enracinés dans l’esclavage systématique dont est issu le système capitaliste industriel mondial moderne, un système qui se trouve maintenant en ’dépassement’ des limites planétaires. Voilà pourquoi, la crise de la suprématie blanche aux États-Unis ne concerne pas seulement l’Amérique et ne concerne pas que la race : elle concerne la Terre et la façon dont le racisme américain représente notre relation endommagée avec notre propre planète.

Il nous faut donc faire face à la réalité si nous voulons nous en sortir : Tant que nous n’aurons pas commencé à développer la capacité de voir les interconnexions complexes entre les systèmes humains et les systèmes naturels plus vastes dans lesquels ils sont intégrés afin de nous y adapter, nous ne pourrons pas nous éloigner d’une trajectoire d’effondrement sociétal en accélération.

Chapitre 1. On m’a prévenu que les États-Unis s’enfonceraient dans le fascisme à partir de 2020

Il y a dix ans, si vous aviez dit que l’Amérique serait engloutie dans des émeutes raciales qui ouvriraient la possibilité d’une guerre civile, la plupart des gens vous auraient sorti de la pièce en se moquant de vous. À l’époque, j’avais prévenu que si l’on ne s’attaquait pas aux causes structurelles profondes de la Crise de la Civilisation, les gouvernements du monde seraient de plus en plus militarisés et autoritaires.

J’avais ajouté, à l’appui de ma thèse, que le maintien du statu quo intensifierait le risque de conflit politique et de troubles civils, et des pays comme les États-Unis verraient une escalade de ces troubles sur la base de critères "ethniques, religieux et de classe".

Dans mon livre, A User’s Guide to the Crisis of Civilization : And How to Save It [ livre non traduit : Un guide de l’utilisateur sur la crise de la civilisation : Et comment sauver celle-ci ; NdT] - qui intègre l’analyse des crises au travers du changement climatique, de l’énergie, de l’alimentation, de l’économie, de la militarisation de l’état et du terrorisme dans une perspective systémique - j’ai insisté sur la nécessité de reconnaître que toutes ces crises sont profondément interconnectées en raison du caractère unitaire mondial du système.

A défaut, cela conduirait à des réponses en ’’urgence’ à court terme qui se concentreraient sur les symptômes de la crise plutôt que de modifier les systèmes qui les sous-tendent — le gouvernement réagirait à l’indignation de la population et à l’instabilité politique en tentant d’étendre les pouvoirs de police politique et militaire afin de parer à une instabilité croissante.

J’avais prévenu que si ces tendances se poursuivaient sans être contrôlées, "nos sociétés sacrifieront les valeurs progressistes au profit de conceptions de plus en plus polarisées et identitaires de groupe qui normalisent la violence politique : c’est-à-dire la militarisation". Les événements de la dernière décennie ont conforté cette assertion.

En 2014, à la suite des émeutes de Ferguson, dans le Missouri, j’ai interviewé Terron Sims, analyste de la défense au Pentagone et vétéran de la guerre d’Irak, il est également président des Démocrates Noirs de Virginie du Nord. Il m’a dit que "si nous ne nous attaquons pas aux causes profondes de la discrimination raciale généralisée contre les Noirs, c’est cela que nous aurons demain ... viendra un moment où la conjonction d’une répression policière raciste, endémique et irresponsable enflammera les tensions communautaires dans un contexte de niveaux croissants de paupérisation et de désespoir".

Et c’est là que les émeutes raciales pourraient devenir une norme bien plus fréquente que ce à quoi on pourrait s’attendre. Donc, à moins que quelque chose ne change, oui, Ferguson est notre avenir".

Deux ans après avoir parlé à Sims, j’ai interviewé le professeur Johan Galtung, nominé pour le prix Nobel et "père fondateur" des études sur la paix et les conflits en tant que discipline scientifique, qui avait déjà prédit l’effondrement de l’Union soviétique, ainsi que de nombreux autres événements géopolitiques majeurs. Galtung a poursuivi en prédisant que la puissance planétaire des États-Unis connaîtrait une fin d’ici 2020, dans le cadre de l’émergence d’une nouvelle phase de "fascisme réactionnaire".

L’élection de Donald Trump, m’a-t-il dit, était conforme à ses prévisions. Nombre des processus qu’il m’a décrits comme étant des éléments clés de l’effondrement des États-Unis s’accélèrent actuellement dans le sillage de la pandémie : résurgence de la suprématie blanche, détérioration des conditions de vie des minorités, retrait des États-Unis des institutions internationales mêmes qu’ils ont pourtant contribué à créer en tant qu’instruments de projection de leur pouvoir : Nations Unies, OMS et OMC ; et plongée de la politique intérieure américaine vers une phase de polarisation et de désordres.

Galtung a prévu ces événements en se basant sur une analyse de systèmes complexes sophistiqués de 15 contradictions structurelles à la fois dans les domaines politiques, économiques, culturels, environnementaux et sociaux. Si elles ne sont pas résolues, a-t-il affirmé, ces contradictions détruiront la société américaine telle que nous la connaissons.

Ce processus est maintenant en cours. Le grand démantèlement est en train de se produire en ce moment même, sous nos pieds.

Chapitre 2. La crise raciale est mondiale, systémique et biophysique

La prescience, tant celle de Galtung que celle de Sims démontre que nous ne pouvons pas comprendre cette crise si nous persistons à considérer l’injustice raciale comme distincte d’un ensemble plus vaste incluant les crises sociales, culturelles, politiques et écologiques.

La soudaine flambée de manifestations dans au moins 140 villes aux États-Unis, déclenchées par le meurtre raciste de George Floyd par des policiers de Minneapolis, est la pire explosion de troubles civils depuis les années 1960. Dans au moins 21 villes, la Garde nationale a été déployée alors que les accrochages entre les manifestants et la police ont dégénéré en heurts violents.

Donald Trump

Les manifestations représentent un point de non-retour qui émerge d’une histoire de troubles civils grandissants et de racisme institutionnel bien ancré, enraciné dans un modèle de vie intrinsèquement destructeur. Ce modèle relie la suprématie blanche endémique à un ordre socio-économique prédateur qui s’acharne à détruire les "autres", un système qui "altérise" non seulement les humains, mais aussi d’autres espèces, et même l’environnement naturel dans lequel nous sommes irrémédiablement intégrés, tout en y étant aveugles au quotidien.

La crise a entraîné une radicalisation accrue des réponses de l’état, de la police et de l’armée, risquant une expansion sans précédent des pouvoirs autoritaires - illustrée par l’appel du président Donald Trump à l’armée américaine pour réprimer les troubles en cours dans le pays en vertu de la loi sur l’insurrection (qui était en vigueur depuis deux ans, comme je l’ai déjà signalé).

Pourquoi ces manifestations ont-elles lieu en ce moment même ? Pourquoi se déroulent-elles en pleine pandémie mondiale ? Y a-t-il un lien ? Ou s’agit-il simplement d’un mauvais coup du sort ?

En réalité, ce n’est pas un hasard si cette crise sociopolitique sans précédent se produit au beau milieu d’une pandémie prévue de longue date, qui, à la fin du mois de mai, avait tué 100 000 Américains et en avait jeté 40 millions au chômage - tout en affectant de manière écrasante et disproportionnée les communautés noires et les minorités ethniques.

La pandémie de COVID-19 a mis en évidence l’incroyable fossé racial qui sévit dans nos sociétés, et sur notre planète. Aux États-Unis, les Noirs américains meurent de la maladie à un rythme près de trois fois supérieur à celui des Blancs.

Au Royaume-Uni, selon Public Health England, les minorités noires et asiatiques ont deux fois plus de chances de mourir que les Britanniques blancs s’ils contractent la maladie, les personnes d’origine bangladaise étant les plus exposées.

D’autres études présentent un tableau encore pire, à savoir que les hommes et les femmes noirs ont quatre fois plus de risques de mourir de la COVID-19 que les blancs. Des tendances similaires sont apparues en Europe.

En Norvège, les résidents nés en Somalie sont confrontés à des taux d’infection plus de dix fois supérieurs à la moyenne nationale.

Nous ne savons toujours pas avec certitude pourquoi cela se produit, mais les facteurs sont complexes. Des études indiquent que les inégalités socio-économiques et sanitaires bien ancrées jouent un rôle direct, mais ce ne sont pas les seules.

Aux États-Unis, les Centers for Disease Control (CDC) indiquent que les maladies chroniques associées à des atteintes plus graves de la COVID-19 (comme le diabète, l’asthme, l’hypertension, les maladies rénales et l’obésité) sont toutes plus fréquentes chez les minorités ethniques que chez les populations blanches.

Mais le CDC identifie également d’autres facteurs : les minorités ethniques sont plus susceptibles de vivre dans des zones plus densément peuplées et des logements plus populeux, de dépendre des transports publics et d’occuper des emplois de service moins bien payés, sans indemnités de maladie.

Au Royaume-Uni, de nombreuses minorités ethniques souffrent de façon disproportionnée de la surpopulation et travaillent comme employés clés ou comme personnel de santé de première ligne.

Fresque murale en hommage à George Floyd

Ce qui est le plus choquant, c’est que quelques jours seulement après que des policiers américains aient délibérément tué George Floyd par asphyxie, le gouvernement britannique a censuré les preuves de sa propre étude sur les disparités ethniques dans les décès dus à la COVID-19, qui soulignait le rôle potentiel du "racisme structurel et de la discrimination" dans la diminution des chances des minorités. Ces preuves avaient été fournies par plus d’un millier d’organisations communautaires et de personnes représentant les Britanniques d’origine noire et de minorités ethniques. Leurs voix ont été réduites au silence.

Lorsque nous retraçons ces facteurs complexes, nous sommes inexorablement conduits au principal point noir : la prévalence sociétale du racisme structurel.

Selon le professeur Sandro Galea de l’École de santé publique de l’Université de Boston, le problème fondamental est "que notre société est structurée de manière à pouvoir refuser aux populations minoritaires, en particulier aux Noirs américains, l’accès aux ressources qui contribuent à protéger la santé".

La santé est un symptôme et un symbole de systèmes socio-économiques et politiques beaucoup plus profonds. Les Afro-Américains ont le taux de pauvreté le plus élevé parmi les groupes raciaux et ethniques, soit 27,4 %. Seuls 57 % des étudiants noirs ont accès à tous les cours de mathématiques et de sciences nécessaires à la préparation à l’université. Les Noirs américains sont plus susceptibles de vivre dans des quartiers ségrégués et économiquement défavorisés.

Ce n’est pas un problème isolé. La question est globale et systémique. En 2012, l’examen annuel de la santé publique a conclu de manière officielle que : "Des disparités concernant la santé des populations socialement et économiquement défavorisées par rapport aux populations plus favorisées sont observées dans le monde entier".

Les disparités en matière de santé sont le résultat de "l’incapacité des sociétés à distribuer équitablement les ressources nécessaires au maintien de la santé pour tous". Les conséquences de l’injustice de la pandémie COVID-19 sont dramatiques. Si davantage de minorités meurent, c’est parce que leur appartenance ethnique les place dans une situation sanitaire et sociale défavorable "enracinée dans les institutions, la stratification sociale et les normes culturelles des sociétés". Il s’agit là de caractéristiques sociétales bien ancrées qui sont difficiles à changer, "parce qu’elles constituent les fondements du pouvoir, des privilèges et des avantages sociaux".

En d’autres termes, si plus de personnes noires et de couleur meurent à cause de la COVID-19, c’est parce que nos sociétés sont conçues de cette manière.

Les structures sociales, dont vous et moi faisons partie et que nous perpétuons, tuent les minorités — prolongeant et amplifiant le traumatisme intergénérationnel qui relie les structures coloniales historiques au racisme contemporain dirigé le plus manifestement contre les communautés noires.

Mais les effets immédiats de la pandémie ne sont que les prémices. Ce sont les Noirs et les minorités ethniques qui ont subi le plus gros des dégâts économiques. Alors que le taux de chômage a explosé pour tout le monde suite aux fermetures dûe à la COVID-19, il a été encore plus élevé pour les Noirs.

La pandémie a amplifié les disparités structurelles préexistantes qui ont fait que les minorités sont plus susceptibles que leurs homologues blancs d’être au chômage ou d’avoir des contrats "zéro heures" [ la caractéristique principale en est que l’employeur ne mentionne dans le contrat aucune indication d’horaires ou de durée minimum de travail ; NdT].

Alors que les confinements dus à la COVID-19 dans le monde entier ont donné lieu à une surveillance plus draconienne de la police pour contrôler et appliquer les restrictions de distanciation sociale, ce sont les Noirs qui subissent les plus grandes conséquences de l’augmentation des actes de brutalité et de violence policières - cette fois-ci justifiées au nom de la "santé publique".

Aux États-Unis, les Noirs sont près de cinq fois plus susceptibles d’être blessés par la police que les Blancs. Et ceux qui sont blessés ont deux fois plus de risques de mourir de ces blessures que leurs homologues blancs. La majeure partie des personnes qui se font arrêter par la police sont noires ou latinos.

Les hommes qui sont fréquemment arrêtés par la police sont trois fois plus susceptibles de présenter des troubles de stress post-traumatique et une forte anxiété. Les personnes vivant dans des quartiers où les piétons sont plus susceptibles d’être interrogés par la police sont également plus susceptibles de souffrir d’hypertension, de diabète, d’asthme et d’obésité - ces mêmes maladies qui entraînent les symptômes COVID-19 les plus graves.

Protection d’un hôtel de ville

La pandémie a provoqué un véritable ouragan de maladie, de violence et de pauvreté dans les communautés noires et minoritaires du monde occidental, amplifiant les problèmes auxquels elles étaient déjà confrontées. Ce faisant, le meurtre de George Floyd a été un catalyseur, une allumette qui a allumé un feu durable, faisant basculer un système en déclin dans une spirale de chaos.

Mais cette pire tempête de racisme structurel, efficacement armée par la pandémie de COVID-19, ne peut être simplement balayée par des platitudes de soutien, d’affinité et d’allégeance, ou des gestes de solidarité ou de bonne volonté.

Nous devons commencer par reconnaître ce racisme structurel pour ce qu’il est — l’extension et l’héritage d’un système impérial mondial, fondé sur le pillage écologique : Un système d’accélération de l’extraction des ressources et de centralisation des richesses reposant sur la violence impérialiste qui détruit littéralement les écosystèmes dont toute vie sur Terre dépend.

Chapitre 3. L’esclavage, l’empire et l’Anthropocène

Le racisme structurel qui sous-tend les inégalités actuelles en matière de santé tant au niveau national qu’au niveau mondial a été tissé du sang des esclaves. L’esclavage se perpétue dans les structures discriminatoires qui infligent des inégalités d’accès aus soins de santé dans nos sociétés actuelles.

Selon les mots de l’expert en santé publique, le professeur Sando Galea : "L’héritage de l’esclavage, en particulier, continue d’être au cœur de nombreux problèmes de santé actuels, sapant la santé au travers de la ségrégation, des incarcérations massives et d’autres influences pernicieuses. Il existe même des modèles de mauvaise santé actuels qui correspondent à peu près aux contours géographiques des lieux où les esclaves étaient emprisonnés.

Par exemple, une forte concentration de mortalité due aux accidents vasculaires cérébraux aux États-Unis, en particulier chez les Afro-Américains, correspond à l’endroit où les esclaves étaient concentrés à des époques antérieures - une réplique obsédante pour ceux qui rejetteraient l’histoire comme étant sans rapport avec la vie et la santé contemporaines.

Ces tendances en matière d’accidents vasculaires cérébraux dévoilent également une autre disparité raciale en matière de santé : les Noirs américains sont plus exposés aux accidents vasculaires cérébraux que tout autre groupe aux États-Unis ; le risque de subir un premier accident vasculaire cérébral est environ deux fois plus élevé chez les Noirs que chez les Blancs".

Comme l’a écrit le pionnier des études Africana, le professeur Locklsey Edmondson de l’université Cornell, il y a plus de vingt ans, les conséquences de la traite des esclaves "sont encore méconnues dans le monde contemporain".

En conditionnant la nature des contacts qui se sont développés entre l’Europe et l’Afrique, l’esclavage a affecté "la systématisation originale des relations entre le monde blanc et le monde noir" dans le cadre du "développement de la quête d’influence et de pouvoir mondial par l’Europe et le monde blanc". Et c’est ainsi qu’ont été jetées les bases des "modèles émergents d’un ordre international dominant blanc".

L’asservissement systémique des Africains a fait partie intégrante de l’émergence de l’économie mondiale telle que nous la connaissons. Cela faisait partie d’un système mondial capitaliste transatlantique émergent, conçu pour constituer une force de travail en vue de l’expansion des plantations partout au sein de l’Amérique coloniale, et c’est cela qui a alimenté les industries britanniques et a contribué à renforcer les processus à l’origine de la révolution industrielle.

La progression de l’esclavage coïncide également avec l’avènement de l’Anthropocène, que certains scientifiques considèrent comme une ère géologique entièrement nouvelle caractérisée par l’impact prédominant des activités humaines sur les processus géologiques de la Terre.

Les géographes britanniques Simon Lewis et Mark Maslin ont fixé à 1610 la date charnière du début de cette nouvelle ère géologique. "Cette date marque le remplacement irréversible des espèces suite à la collision de l’Ancien et du Nouveau Monde", qui a coïncidé avec "une baisse associée inhabituelle du CO2 atmosphérique capturé dans les noyaux glaciaires de l’Antarctique".

Il est vraiment frappant que cette baisse historique du CO2, visible aujourd’hui dans les carottes glaciaires, résulte de la "repousse de la végétation sur des terres agricoles abandonnées suite à la mort de 50 millions d’autochtones américains (principalement à cause de la variole importée par les Européens)", écrivent Lewis et Maslin.

"L’annexion des Amériques par l’Europe a également été un précurseur essentiel de la Révolution industrielle et englobe par conséquent les vagues de changements environnementaux ultérieurs qui y ont été associées".

Cette datation du début de l’Anthropocène relie directement celui-ci à la violence de l’empire, la date de 1610 établissant un lien entre l’éradication massive des Amérindiens et l’esclavage de masse des Africains, deux actes de violence génocidaire faisant partie intégrante de l’émergence de l’industrie capitaliste.

Du XVIe au XIXe siècle, entre près de 17 000 000 et 65 000 000 d’Africains ont été tués dans le cadre de la traite négrière transatlantique, selon R. J. Rummel dans son ouvrage Death by Government [Professeur émérite en sciences politiques, il inventa le concept de démocide pour caractériser des meurtres de masse exécutés par un gouvernement ; NdT].

Le sociologue Robin Blackburn de l’Université d’Essex, dans The Making of New World Slavery, démontre la centralité de l’esclavage dans l’émergence de l’économie capitaliste extractive. Les profits considérables de l’esclavage ont été amassés lors du "commerce triangulaire" qui se déroulait entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, et ils ont très directement contribué à l’industrialisation de la Grande-Bretagne.

Les bénéfices de celui-ci auraient fourni pour 1770 seulement de 20,9 à 55 % de la formation brute de capital fixe de la Grande-Bretagne. Ces bénéfices ont été réinvestis dans l’industrie manufacturière, la construction navale, les canaux et les mines de charbon - les artères vitales de l’industrie britannique - et cela a à son tour déclenché l’industrialisation dans toute l’Europe, et au-delà.

L’aube de l’industrialisation a été, à son tour, un point d’inflexion pour l’espèce humaine. Elle a inauguré l’ère des combustibles fossiles - pétrole, gaz et charbon - qui a permis une nouvelle ère audacieuse d’augmentation exponentielle du débit de production, alimentant un nouveau paradigme économique, celui de "croissance sans fin".

Ce dernier a accentué les inégalités de revenus pour plus de 70 % de la population mondiale, tout en aggravant la destruction des écosystèmes naturels dans le même temps. Nous avons produit et consommé à des taux tels, qu’ils étaient équivalents à l’exploitation de deux planètes entières.

Pire encore, de multiples mises en garde confirmées par un consensus mondial des climatologues ont prévenu que les activités humaines, en raison de la consommation croissante de ressources en combustibles fossiles, déstabilisent le cycle naturel du carbone de la Terre, avec des conséquences potentiellement catastrophiques pour toute vie sur la planète et ce, au cours même de notre existence.

Chapitre 4. Le racisme structurel en tant que phénomène de frontière planétaire

Pendant des centaines de milliers d’années, la planète a maintenu un équilibre, un espace "opérationnel sûr" offrant un environnement optimal pour l’habitation des humains et des autres – la quantité de carbone émise et absorbée par les écosystèmes planétaires y restait stable.

Mais depuis la révolution industrielle, édifiée sur le dos des empires - rendue possible par les chaînes de l’esclavage - la civilisation humaine s’est inexorablement développée, consommant en cours de route de plus grandes quantités d’énergie fossile et augmentant de manière exponentielle les émissions de dioxyde de carbone (CO2) associées - dépassant de loin la capacité d’absorption de la planète.

Il en est résulté une augmentation constante des températures moyennes de la planète. Les scientifiques préviennent qu’ajouter du CO2 dans l’atmosphère, qui capte une plus grande quantité de chaleur, qui à son tour fait des ravages en pertubant le climat, la météorologie et les systèmes écologiques de la Terre.

Alors que la civilisation humaine continue son expansion, brûlant des quantités croissantes de combustibles fossiles en cours de route, la communauté scientifique du climat avertit qu’au-delà d’un certain niveau de CO2, les écosystèmes planétaires pourraient dépasser un point de basculement clé pour entrer dans une nouvelle ère, une ère dangereuse - une ère qui serait au délà des limites stables dont la terre a bénéficié au cours des centaines de milliers d’années précédentes, et certainement en marge de tout ce que l’humanité a jamais connu.

Notre civilisation est au bord du gouffre, en ce moment même. Une étude marquante, publiée dans les Proceedings of the National Academy of Sciences, a révélé qu’au niveau actuel d’une augmentation de la température d’environ 1°C par rapport à la moyenne préindustrielle, nous franchissons déjà tellement de frontières planétaires à une telle échelle que nous pourrions courir le risque immédiat de déclencher une cascade de processus de dérives menant à une planète inhabitable. La complexité de ces frontières est telle que nous pourrions même ne pas être en mesure de détecter si ces processus sont en cours avant qu’ils ne se produisent. Nous ne le savons tout simplement pas.

Ce dont nous sommes sûrs, c’est que si nous continuons sur cette voie du statu quo, les projections prudentes indiquent que nous nous dirigeons vers une augmentation de la température moyenne mondiale de 3 à 6 degrés Celsius d’ici 80 ans.

Même une planète de 2C de plus, vers laquelle nous nous dirigeons déjà dans les 16 ans, devrait être considérée comme "extrêmement dangereuse" pour les sociétés humaines ; et une augmentation de la température moyenne mondiale de 3 à 4C créerait probablement des conditions qui rendraient les infrastructures de base de la civilisation humaine de moins en moins viables.

Le même processus d’expansion industrielle mondiale implacable a créé les conditions de la pandémie de COVID-19. Les activités industrielles ayant connu une croissance exponentielle, elles ont empiété de plus en plus sur la faune et les habitats naturels, forçant les animaux porteurs de dizaines de milliers de maladies exotiques inconnues à interagir plus étroitement avec les espaces habités par les humains. Voilà pourquoi les scientifiques préviennent depuis des décennies qu’une pandémie sera inévitable au cours de ce siècle.

Et pourtant, ce système industriel mondial en pleine expansion, qui franchit les frontières planétaires et déclenche des épidémies de plus en plus dangereuses, est l’héritage du racisme colonial.

C’est un héritage dont trop peu d’entre nous ont conscience, et qui donc perdure dans des structures et des institutions invisibles, façonnées par une sinistre histoire d’effusion de sang et de conquêtes impériales. L’expansion mondiale de l’industrialisation a été indissociable des empires qui l’ont rendue possible, via la construction systématique de nouvelles catégories raciales destinées à légitimer la conquête et l’expansion impériales.

C’est précisément dans le creuset de la colonisation que nous avons vu l’aube du racisme scientifique, le concept biologiquement justifié de races multiples, et aujourd’hui encore, nous continuons à lutter contre cet héritage grotesque. On peut faire remonter l’idée qu’il existe différentes "races" à l’appropriation et la déformation politiques des théories néo-Darwiniennes de l’évolution.

Le concept de "race" a été utilisé pour étayer les hiérarchies raciales qui ont placé les Européens blancs au sommet du progrès humain civilisé, dans ce carcan de l’expansion industrielle mondiale.

Le racisme n’est donc pas une discrimination à l’égard d’autres "races". C’est le fait même de créer la notion de "races" distinctes de personnes qui possèderaient des caractéristiques et des comportements fixes et généralisés dans une hiérarchie de supériorité.

Au début du XIXe siècle, le racisme se manifestait principalement sous la forme d’une idéologie religieuse liée aux interprétations de la Bible, considérant les groupes non européens comme intrinsèquement inférieurs en raison de leurs croyances païennes et de leur ascendance, et prenant fréquemment pour cible les Juifs.

Du milieu du XIXe siècle au début du XXe siècle, le racisme a évolué sur la base de théories biologiques scientifiquement justifiées qui attribuaient des traits, comportements, caractéristiques, aptitudes et handicaps donnés à des groupes de personnes en fonction de leurs caractéristiques biologiques distinctives supposées. Depuis lors, le racisme a continué à évoluer jusqu’à devenir ce qu’il est, une thèse étayée par des théories culturelles subliminales.

Le regretté sociologue Stuart Hall a décrit la "race" comme un "signifiant flottant". Plutôt que d’être un concept fixe, expliquait-il, la race a toujours été une construction intrinsèquement politique,véhiculée par de puissants groupes dominants, qui justifiaient des relations inégalitaires de pouvoir avec d’autres groupes. En tant que telle, c’est une construction qui évolue et s’adapte aux circonstances historiques du pouvoir.

C’est pourquoi le nouveau racisme culturel se focalise sur les cultures figées imaginaires de groupes de personnes tout autant figés et imaginaires, permettant des abstractions homogénéisées concernant leurs natures, croyances et pratiques, présentant une hiérarchie de cultures inférieures et supérieures avec les Européens de l’Ouest toujours au sommet.

Les stéréotypes racialisés peuvent alors transcender les clivages de couleur, tout en englobant des catégories "non raciales" comme la foi, la culture et la civilisation, qui finissent par devenir le code raciste d’un même ensemble de pratiques discriminatoires datant de bien longtemps.

C’est pourquoi le racisme contemporain est devenu si insidieux et difficile à détecter. Il opère souvent en désavouant ses racines biologiques. Ainsi, les Noirs - et d’autres groupes minoritaires - sont toujours homogénéisés et diabolisés en tant que dépositaires de comportements et de caractéristiques inférieurs tels que la criminalité, le terrorisme, l’anarchie et plus encore, sans nécessairement qu’on y associe une quelconque infériorité biologique ou génétique, ce qui permet de dire : "J’ai des amis noirs. Je ne déteste pas les gens à cause de la couleur de leur peau. Je ne suis pas raciste. Mais...

Et c’est pourquoi la politique identitaire n’a pas disparu. C’est pourquoi le racisme est profondément enraciné, parce qu’il est structurel ; il est ancré dans nos sociétés ; les impacts et les conséquences du racisme et les modèles et hypothèses de comportement sont ancrés dans ce que nous sommes et comment nous sommes, et cela en raison des relations de pouvoir qui définissent nos modes de vie et d’existence.

Ce n’est donc pas en nous affichant comme de merveilleux non-racistes que nous combattrons le racisme, mais seulement en nous appropriant cet horrible héritage afin que nous puissions apprendre à le dépasser en créant de nouveaux systèmes, comportements et conceptions.

Alors que la civilisation industrielle continue sur sa voie implacable d’extraction, d’exploitation et de centralisation maximales des ressources, ses centres de pouvoir continuent d’inventer et d’enraciner de multiples clivages idéologiques tant entre les êtres humains, qu’ entre ceux-ci et le monde naturel, afin de justifier ses rapports de force inégaux.

Ainsi, les impacts dévastateurs de la crise du système terrestre restent racialisés, les pires conséquences affectant de manière disproportionnée les peuples les plus pauvres et les plus colorés du monde entier.

Chapitre 5. Changement de phase

Et donc, pandémie et manifestations sont liées de manière complexe, et nos institutions gouvernementales, médiatiques et éducatives dominantes y sont grandement aveugles.

Ce sont les deux faces d’une même pièce de monnaie, celle du déclin systémique mondial, représentant ses composantes les plus fondamentales en interaction : La perturbation du système terrestre et la déstabilisation du système humain.

C’est la perturbation du système terrestre qui déstabilise les systèmes humains. Cette déstabilisation - et les inégalités, le chaos et la violence qu’elle perpétue - nous empêche de voir et de réagir de manière appropriée aux perturbations du système terrestre.

Il en résulte que nous sommes plus vulnérables que jamais au prochain cycle de perturbation du système terrestre et de déstabilisation du système humain, qui continuent de s’alimenter mutuellement en une boucle de rétroaction auto-renforcée. Nous devons rompre le cycle. Mais nous ne pouvons pas briser ce que nous refusons de voir.

Ce n’est qu’en assumant les choix erronés que nous avons faits en tant qu’espèce, en acceptant de voir la responsabilité de ce que nous sommes et de ce que nous avons fait, que nous pourrons peut-être faire un pas en avant ensemble et faire des choix différents qui pourront convertir cette trajectoire de déclin systémique en une chance de renouvellement de la civilisation.

Mais pour ce faire, nous devons accepter de faire preuve d’une certaine humilité, reconnaître que nous n’avons pas vu les choses venir, et savoir que c’est parce que notre façon actuelle de concevoir le monde passe largement à côté de la véritable complexité, interconnectée, de ce qui se passe réellement.

Les manifestations de soutien à George Floyd s’inscrivent dans un contexte de hausse constante de la fréquence et de l’intensité des manifestations, de l’instabilité politique et des troubles civils, tant aux États-Unis que dans le reste du monde.

Elles ont été précédées par une vague montante de racisme et de suprématie blanche aux États-Unis, et sont liées de façon symbiotique à l’instabilité politique croissante dans de nombreuses autres régions du monde, allant des mouvements d’occupation de 2008 jusqu’aux soulèvements arabes de 2011 et 2018.

Comme je l’ai montré dans ma monographie scientifique, Failing States, Collapsing Systems : Biophysical Triggers of Political Violence (Springer Energy Briefs, 2017), cette tendance à la hausse des tensions politiques est en étroite corrélation avec l’escalade des perturbations du système terrestre : l’intensification du chaos climatique, la diminution des rendements concernant l’extraction en constante expansion des ressources, l’accroissement des inégalités structurelles et les impacts de plus en plus complexes et interdépendants sur les systèmes d’alimentation, d’eau, d’énergie et de santé.

Ce que nous vivons en ce moment, cette convergence croissante des crises sur de multiples points simultanés de défaillance systémique, s’inscrit dans un processus de transition plus profond. Nous sommes au milieu d’un changement de phase global, d’une grande transition pour passer d’une configuration systémique à une autre.

L’issue de cette transition est indéterminée, sauf pour une chose : la configuration systémique précédente est en déclin, et ne survivra pas à ce siècle. Les signaux économiques et biophysiques clairs de ce déclin sont légion, pour autant que l’on ait le courage de les reconnaître.

Avant la pandémie, nous étions le fer de lance d’une augmentation quasi exponentielle de la consommation d’énergie, de la dette publique, de la croissance démographique, des émissions de gaz à effet de serre et de l’extinction d’espèces. Mais cette croissance exponentielle a entraîné des rendements décroissants, ce qui peut être compris grâce au concept scientifique de "taux de retour énergétique" (TRE).

La métrique, dont le professeur Charles Hall, spécialiste de l’écologie systémique, du College of Environmental Science and Forestry de l’université d’État de New York, a été le pionnier, est le fondement de la discipline émergente de l’"économie biophysique".

Le TRE est conçu pour mesurer la quantité d’énergie nécessaire pour extraire l’énergie d’une ressource particulière. Ce qui reste est connu sous le nom d’"énergie nette" excédentaire, et c’est ce que nous pouvons utiliser pour soutenir les biens et services de l’économie en dehors du système énergétique. Plus le ratio est élevé, plus il reste d’énergie excédentaire pour l’économie. Au cours des dernières décennies, cet excédent s’est de plus en plus amenuisé.

Au début du XXe siècle, l’indice de rentabilité économique des combustibles fossiles atteignait parfois 100:1. Cela signifie qu’une seule unité d’énergie suffirait pour en extraire cent fois cette quantité. Mais depuis lors, la rentabilité économique des combustibles fossiles a considérablement diminué.

Entre 1960 et 1980, la valeur moyenne mondiale du TRE des combustibles fossiles a diminué de plus de moitié, passant d’environ 35:1 à 15:1. Il continue de baisser, les dernières estimations situant cette valeur entre 6:1 et 3:1.

Comme nous utilisons de plus en plus d’énergie uniquement pour extraire l’énergie qui est dans nos réserves, il nous reste moins d’"énergie nette" pour soutenir le financement des biens et services publics. C’est tout cela qui a constitué un réel frein au taux de croissance économique des économies industrielles avancées du monde, qui a également baissé depuis les années 1970.

En d’autres termes, la civilisation industrielle est en train d’épuiser ses propres réserves d’énergie fossile et, voilà pourquoi, l’économie s’essouffle. Tout le monde souffre de cette contraction, mais ceux qui le ressentent avec la plus grande intensité sont les Noirs et les minorités.

Selon le professeur Mauro Bonaiuti, économiste à l’université de Turin en Italie, l’économie dominante n’a pas pris en compte ces fondements "biophysiques" essentiels de l’économie : les flux de marchandises dépendent de l’énergie.

Depuis les années 1970, les sociétés industrielles sont dans une "phase de baisse des rendements", explique-t-il, mesurée par la croissance du PIB, le TRE, ainsi que la productivité du travail et la productivité manufacturière.

Pour combler le déficit, affirme Bonauiti, nous avons maintenu la croissance de l’économie en nous appuyant sur des niveaux d’endettement accélérés. Après le krach financier de 2008, un programme massif d’assouplissement quantitatif a fait grimper la dette mondiale à un niveau encore plus élevé qu’avant le krach — arrivant à peine à soutenir un niveau de croissance du PIB beaucoup plus lent.

Mais l’ampleur de la dette qui maintient la machine industrielle en marche dépasse de loin notre réserve de ressources énergétiques. À un moment donné, a-t-il prévenu, cette situation non durable est appelée à connaître une fin.

Ces mécanismes ont contribué à rendre l’économie du pétrole particulièrement insoutenable. En 2005, le pétrole brut conventionnel est parvenu à un palier de longue durée. Pour répondre à la demande économique croissante, l’industrie s’est tournée vers des formes non conventionnelles plus coûteuses. Depuis lors, le schiste américain a fourni quelque 71,4 % de la croissance de l’offre mondiale de pétrole.

En février, alors qu’une grande partie du monde était en proie au somnambulisme face à la pandémie de COVID-19, le Service géologique de Finlande - une agence gouvernementale finlandaise qui supervise la modélisation des ressources minérales de l’UE - a publié une étude complète.

Bien qu’il reste "beaucoup de pétrole", il est "de plus en plus coûteux d’y avoir accès", met en garde le rapport. La production record de pétrole de schiste s’est accompagnée d’une hausse des coûts et d’une baisse de la productivité des puits. La plupart des compagnies de pétrole de schiste ont été confrontées à des flux négatifs de trésorerie, compensés par le recours à des milliards de dollars de dettes non remboursables.

La pandémie a été l’ épingle qui a fait éclater cette bulle de pétrole. Il n’est pas certain que cette bulle puisse se regonfler, mais même si c’était le cas, cela menacerait l’environnement et saperait l’économie en entaînant une inévitable expansion de la dette encore plus intenable.

Voilà à quoi ressemble le dépassement des limites planétaires d’un point de vue énergétique.

Toutes ces données commencent à avoir un sens lorsqu’elles sont considérées dans le contexte du cycle de vie des systèmes écologiques, tel que défini de façon prééminente par le regretté écologiste CS Holling - qui a identifié quatre étapes dans la croissance et le déclin d’un système, et que nous pouvons appliquer à la civilisation industrielle.

La première étape est l’exploitation. La civilisation industrielle a connu sa période de croissance la plus rapide pendant environ 200 ans, du XIXe siècle à la fin du XXe siècle. Mais cette phase d’exploitation n’a pas commencé au XIXe siècle. Si nous utilisons les données avancées par Simon Lewis et Mark Maslin, le moment crucial a commencé dans les années 1600, coïncidant avec la colonisation des Amériques et l’émergence de l’esclavage transatlantique.

La deuxième phase, celle de la conservation - au cours de laquelle un système se consolide lui-même pour atteindre une phase de stabilité - est apparue peu après la Seconde Guerre mondiale.

Elle a atteint son apogée de stagnation entre 1970 et le début des années 2000, mais même au cours de cette période, les germes du déclin pouvaient commencer à être détectés au travers du ralentissement des taux de croissance et de nombreuses autres tendances.

Pendant cette phase de conservation, le racisme structurel des siècles précédents a connu des degrés de restauration et de reconfiguration, l’expansion du système ayant généré de nouvelles arènes de conflit.

Les pressions et les exigences de la croissance capitaliste industrielle ont joué un rôle clé dans la transition depuis l’esclavage vers de nouvelles formes d’organisation du travail salarié, avec la nécessité d’absorber les Noirs et les minorités dans les nouveaux circuits d’accumulation des capitaux dépendant des combustibles fossiles.

La conjonction des luttes de masse et des changements socio-économiques et culturels internes a contribué aux victoires législatives concernant les concessions en faveur des droits civils des années 1960.

Dans les années 1990, la dynamique d’"altérisation" du système en expansion se concentrait de plus en plus sur l’externe plutôt que sur les "ennemis" ’internes. Le système est passé de la menace exagérée des communistes de l’ extérieur à une " explication logique" des fractures géopolitiques croissantes dans des régions clés du monde musulman, du Moyen-Orient à l’Asie centrale, où se trouvent les plus grandes réserves de combustibles fossiles du monde.

À un certain moment du XXIe siècle, nous avons commencé à entrer dans la troisième étape de Holling, la phase de libération — une période marquée par l’incertitude et le chaos alors que le système commence à décliner.

C’est dans les preuves grandissantes de la désorganisation du système terrestre que l’affaiblissement du système mondial est le plus clairement rendu visible,mais il est particulièrement manifeste dans l’incapacité du système à maintenir les taux de croissance matérielle ayant donné naissance à ses structures actuelles.

La crise du système terrestre s’étant accélérée, elle a de plus en plus déstabilisé les systèmes humains que nous prenions pour acquis au cours des dernières décennies au cours de la précédente phase, celle de la conservation, période relativement stable.

L’une des tendances les plus évidentes de cette phase de libération est le renforcement de l’"altérisation" au travers le prisme obsolète et cassé de la "sécurité nationale" : Au lieu de reconnaître la séquence des crises comme une crise systémique mondiale, nos institutions — construites sur les chaînes de l’esclavage et de l’empire — se concentrent plutôt sur les symptômes, sur les soulèvements des peuples, sur l’effondrement des nations, sur l’affaiblissement de l’ordre libéral, et sur la manière dont ceux-ci menacent les relations de pouvoir qui permettent le maintien du statu quo.

Le noeud de la réponse n’est donc pas dans un changement de système, mais dans l’escalade de la violence pour écraser ces symptômes visibles en surface, ces peuples, ces nations, cet ordre libéral, dans le but de défendre le business-as-usual qui semblait fonctionner si merveilleusement il y a quelques décennies.

Quatre phases d’un système

Alors que nous entrons de plus en plus dans la phase de libération, la déstabilisation du système humain accélère ces dynamiques "d’altérisation". L’un des résultats en est l’éruption, la mise à nu, du racisme structurel au cœur de ce système ; de l’insupportable augmentation des conséquences de ce racisme ; et de la violence immense et latente sur laquelle ce système est fondé.

Mais il y a une autre dimension de la phase de libération qu’il est crucial de rappeler. À mesure que le système dominant décline, s’effondre, s’affaiblit, suscite le déchaînement de la fureur et de l’angoisse, ce processus même d’affaiblissement crée une clarification de l’incertitude systémique.

Cette incertitude systémique ouvre de nouvelles possibilités de changement, alors même que de petites perturbations dans le système peuvent avoir des impacts énormes qui ne pourraient pas exister au cours des première et deuxième phases, celle de la croissance et celle de la conservation.

C’est ce que j’appelle le changement de phase global. C’est ce point de transition où de petites actions locales peuvent avoir des effets plus larges, cumulatifs, à l’échelle du système.

C’est le moment où chacun de nos choix a un potentiel considérable, qui forge l’histoire. Parce que nous sommes à l’aube de ce que Holling considérait comme la quatrième étape du cycle de vie d’un système : la réorganisation.

Alors que nous nous dirigeons vers cette quatrième étape des derniers stades du cycle de vie de la civilisation industrielle, les choix que chacun d’entre nous fait au cours du changement de phase mondial jouent un rôle essentiel dans la détermination des structures, des valeurs, des modèles de comportement et des relations d’un système émergent, qui constituera alors la base d’un nouveau cycle de vie systémique pour la civilisation humaine.

Les décisions que nous prenons maintenant vont planter les graines de l’oeuvre de re-construction, de re-conception et de re-création du prochain cycle de vie de notre espèce.Cela a des implications assez considérables.

Cela signifie que de nombreuses structures que nous voyons autour de nous en ce moment sont destinées à disparaître, d’une manière ou d’une autre. Parmi celles-ci, nombre connaissent déjà des défaillances en cascade. Nous devons accepter la disparition de ces systèmes qui, par leur propre fragilité, leur obstination et leur narcissisme, sont incapables de changer.

Ce processus aura des retombées terribles et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour en atténuer les effets. En même temps, nous devons également porter notre regard vers l’avenir, vers ce que nous devons créer, vers les nouveaux modèles de vie que nous sommes appelés à mettre en place, les nouvelles relations, les nouvelles valeurs.

Nous devrons faire preuve de toute notre créativité et de toute notre sagesse ; nous devrons faire de notre mieux pour cesser de penser en vase clos et pour voir le monde dans sa complexité et son intersectionnalité ; nous devrons intégrer nos luttes de manière inhabituelle, pas seulement par des déclarations publiques, mais aussi par de nouvelles actions visant à changer les institutions ; nous devrons réfléchir très fondamentalement à la manière dont le changement et l’amélioration de nos perceptions se traduisent par un changement et une amélioration de qui nous sommes et de comment nous sommes, dans toutes nos relations ; et nous devrons nous retrousser les manches et travailler ensemble dans de multiples secteurs et systèmes afin d’intensifier la manière dont nous pouvons tirer parti de ce processus pour créer des conditions transformatrices pour l’épanouissement de la vie, en nous remettant en question ainsi qu’en contestant les structures de pouvoir inégalitaires, destructrices et narcissiques qui prévalent, en particulier celles qui sont à notre portée.

L’explosion de Black Lives Matter est le résultat d’un point d’inflexion de la civilisation — un point de non-retour — au-delà duquel nous sommes confrontés à deux choix : l’effondrement progressif ou la transformation systémique.

Le système impérialiste de racisme structurel et de pillage écologique est en train de s’effondrer sous le poids de ses propres rendements en décroissance. Où va votre allégeance ? À ce qui est déjà condamné, ou à un monde émergent porteur de promesses de possibilités ?

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