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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-076

Pour combattre l’inflation, la Fed déclare la guerre aux travailleurs

Par Julia Rock, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 27 juin 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Pour combattre l’inflation, la Fed déclare la guerre aux travailleurs

Le 13 Juin 2022 par Julia Rock

Julia Rock est journaliste pour The Lever.Vous pouvez vous abonner au projet de journalisme d’investigation de David Sirota, The Lever

Jerome Powell, président de la Réserve fédérale américaine, s’exprime lors d’une conférence de presse à Washington, DC, le 4 mai 2022. (Al Drago / Bloomberg via Getty Images)

Le président de la Réserve fédérale, Jérôme Powell, prévoit de s’attaquer à l’inflation galopante en relevant les taux d’intérêt — tout en reconnaissant que cela aura pour effet de faire baisser les salaires et de réduire à néant le pouvoir des travailleurs. C’est une réponse qui obligera les travailleurs à faire les frais du poids de la déflagration de l’inflation. Les nouvelles données relatives à l’inflation publiées vendredi (10 juin) ont apporté des informations désastreuses : les hausses de prix historiques ne montrent aucun signe de ralentissement, et semblent même s’accélérer.

Que peut-on faire ? Le président de la Réserve fédérale, Jerôme Powell, a une idée : jeter de l’eau froide sur un marché du travail en ébullition — ce qui est peut-être le seul point lumineux au sein de l’économie actuelle. En fait, lorsqu’il a déclaré que son objectif est de « faire baisser les salaires », Powell a récemment crié haut et fort ce qui était gardé sous silence, montrant clairement que la plus grande banque centrale du monde est en fait une ennemie des travailleurs.

Lors de la conférence de presse du 4 mai au cours de laquelle il a annoncé une hausse de 0,5 % des taux d’intérêt, la plus importante depuis l’an 2000, Powell a déclaré qu’il pensait que des taux d’intérêt plus élevés limiteraient les exigences des entreprises en matière d’embauche et entraîneraient une baisse des salaires.

Comme il l’a dit, en réduisant la demande d’embauche, « cela nous donnerait une chance de faire baisser l’inflation, faites baisser les salaires, du coup, vous faites baisser l’inflation sans avoir à ralentir l’économie, à entrer en récession et à faire augmenter le chômage de manière significative ».

En d’autres mots, Powell affirme que le principal instrument financier radical dont il dispose pour remédier à l’inflation galopante — la hausse des taux d’intérêt — limitera les perspectives d’emploi et entraînera une baisse des salaires.

Augmenter les coûts d’emprunt et décourager l’investissement ne contribuerait pas vraiment à combattre les causes profondes de l’inflation actuelle — des chaînes d’approvisionnement fragiles, une flambée des prix de l’énergie encore accentuée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une crise du logement (qui pourrait en fait être exacerbée par des hausses de taux d’intérêt), le tout sous-tendu par une concentration des entreprises permettant des bénéfices exorbitants.

Relever les taux aurait probablement pour effet de faire baisser les salaires et d’annihiler le pouvoir des travailleurs, comme l’a indiqué Powell, une façon détournée de s’attaquer à l’inflation. En fait, il existe des preuves accablantes montrant que les salaires des travailleurs ne sont pas le moteur de l’inflation, d’autant plus que les augmentations de salaires ne parviennent pas à suivre la hausse des prix. Les données de vendredi (10 juin) ont montré que si les salaires ont continué d’augmenter, le taux de progression lui ralentit.

L’immeuble de la banque centrale américaine, à Washington, le 26 janvier 2022 (© Joshua Roberts, Reuters (Archive))

Le président de la Fed croit-il vraiment, à tort, que les salaires sont le moteur de l’inflation ? Si ce n’est pas le cas, il se peut que Powell — un méga-magnat du capital-investissement et un Républicain — vienne de valider un argument avancé depuis longtemps par les progressistes : l’un des principaux moteurs de la politique de taux d’intérêt de la banque centrale consiste en fait à contrôler la force de travail.

Entre-temps, si le président Joe Biden et les Démocrates qui contrôlent le Congrès continuent à rester les bras croisés et à ne pas prendre de mesures réelles pour lutter contre la flambée des prix de l’énergie, la crise de la chaîne d’approvisionnement et la cupidité des entreprises, ils accepteront de fait une réponse qui obligera les travailleurs à porter le poids de la crise.

« Si vous approuvez les hausses de taux d’aujourd’hui, et le resserrement supplémentaire qu’elles impliquent, alors vous êtes en train d’approuver le raisonnement qui les sous-tend : les marchés du travail sont trop tendus, les salaires augmentent trop rapidement, les travailleurs ont trop de possibilités d’emploi, et nous devons faire en sorte de redonner le pouvoir de négociation aux patrons », a écrit Josh Mason, économiste à l’Institut Roosevelt et professeur d’économie au John Jay College, City University of New York, dans un récent billet de blog.

La Fed et le pouvoir des travailleurs

En 1978, la Fed, qui est chargée de contrôler la masse monétaire et de réglementer les banques, s’est vue confier par le Congrès un double mandat pour guider une politique monétaire visant la croissance économique : atteindre le « plein emploi » et assurer la « stabilité des prix ».

Powell et les six autres responsables qui définissent cette politique monétaire le font principalement en ajustant les taux d’intérêt, ou le coût de l’emprunt d’argent. Powell, qui a été nommé pour la première fois pour diriger cette action par le président Donald Trump en 2017, a été reconduit pour un second mandat par Biden en 2021.

« Le président Powell a fait preuve d’un leadership constant au cours d’une période de défis sans précédent, notamment le plus grand ralentissement économique de l’histoire moderne et les attaques contre l’indépendance de la Réserve fédérale », a déclaré Biden dans un communiqué annonçant sa nomination.

Le communiqué ajoute que « Powell et [sa collègue Lael Brainard] partagent la volonté de l’administration de faire en sorte que la croissance économique profite largement à tous les travailleurs. C’est pourquoi ils ont supervisé une réévaluation historique des objectifs de la Réserve fédérale afin de recentrer sa mission sur les besoins des travailleurs de tous horizons ».

Avant le premier mandat de Powell, la Fed avait mené une politique monétaire qui restreignait le pouvoir des travailleurs. Dans les décennies qui ont suivi le "choc Volcker" de 1979 — au cours duquel le président Paul Volcker a provoqué une récession afin de réduire l’inflation, créant une crise de la dette en Amérique latine et écrasant le mouvement ouvrier — la banque a de façon constante limité l’inflation en dessous de son point de référence de 2 %, supprimant ainsi la croissance économique.

« Tendu jusqu’à un seuil malsain »
Lorsque la COVID a frappé, il a semblé que la Fed s’éloignait de sa position anti-travailleurs. En plus d’autres mesures, la banque a alors réduit les taux d’intérêt et s’est lancée dans l’achat d’obligations. Même si les interventions de la Fed sur les marchés d’obligations d’entreprises ont constitué un sauvetage des entreprises américaines — en particulier des sociétés pétrolières et gazières fortement endettées — et que les programmes de prêts ont privilégié les grandes entreprises par rapport aux municipalités, ses actions au début de la pandémie ont contribué à ramener les taux d’intérêt à zéro.

« En 2015, j’étais économiste à la Réserve fédérale. Si quelqu’un avait dit à l’époque qu’en 2020, une pandémie mortelle mettrait fin à la vie telle que nous la connaissions et que face à une réponse de type stop and go du Congrès [Correction d’un dérèglement économique par un autre, en sens inverse et compensant le premier, NdT], une présidente de la Réserve fédérale — Républicaine de toujours et cadre de Wall Street nommée par le président Donald Trump — émergerait comme une championne de Main Street [personne qui consacre beaucoup de temps et d’efforts à travailler pour la collectivité, NdT], sans doute aurait-on pensé que cette personne venait d’une autre planète », a écrit l’économiste Claudia Sahm dans une tribune du New York Times l’année dernière.

Le marché du travail d’aujourd’hui est, selon certains critères, plus favorable aux travailleurs qu’à aucun autre moment de l’histoire récente. Grâce à la législation d’aide COVID-19 — à savoir la loi CARES (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act) et le plan de sauvetage américain prévoyant des allocations de chômage renforcées et des chèques de relance — les travailleurs ont eu la possibilité de quitter des emplois épouvantables pour en accepter d’autres mieux rémunérés.

En outre, la réserve de main-d’œuvre a diminué, dans la mesure où les parents sont restés à la maison pour s’occuper de leurs enfants qui ne pouvaient pas aller à l’école ou à la garderie, les travailleurs sont morts de la COVID ou ont été handicapés par des symptômes persistants de la COVID, de plus, des gens ont eu peur de retourner sur le marché du travail en raison de l’insuffisance des mesures de protection contre la pandémie.

Ce marché du travail en tension a entraîné des avancées historiques pour les travailleurs. L’inégalité salariale est à son point le plus bas depuis quarante ans. Dans les secteurs de la restauration et de l’hôtellerie, les salaires ont augmenté de plus de 10 % au cours des deux dernières années. Pour chaque travailleur au chômage, il y a deux offres d’emploi. Par conséquent, les employeurs entrent en concurrence pour attirer les travailleurs en offrant des salaires plus élevés et des avantages plus importants.

C’est une bonne chose pour les travailleurs : selon les données de l’enquête de ZipRecruiter, plus de la moitié des gens qui quittent leur emploi obtiennent une progression de salaire supérieure à 10% dans leur nouvel emploi, et l’augmentation moyenne est de 7,5 %.

La résurgence du mouvement ouvrier a largement profité du fait que les travailleurs ont moins à craindre d’être licenciés, et qu’ils peuvent faire valoir de manière crédible que la victoire d’un syndicat peut signifier une augmentation des salaires. Mais aujourd’hui, le vent pourrait tourner en défaveur des travailleurs — en effet, les déclarations de Powell et d’autres responsables de banque indiquent que la Fed ne s’est pas réellement détournée de sa position anti-ouvrière.

En mars, Powell a noté que le marché du travail était peut-être trop bienveillant pour les travailleurs. « Penchez-vous sur le marché du travail d’aujourd’hui : ce que vous avez, c’est 1,7 ouvertures de poste pour chaque chômeur », a déclaré Powell aux journalistes après avoir relevé les taux d’intérêt pour la première fois depuis 2018.

« C’est un marché de l’emploi très, très tendu. Tendu jusqu’à un seuil malsain, à mon avis ... Si on faisait simplement baisser le nombre d’ouvertures d’emploi pour qu’il soit plutôt de un pour un, on aurait moins de pression à la hausse sur les salaires. On aurait bien moins de pénurie de main-d’œuvre ».

Pour affaiblir ce marché de l’emploi, Powell a décidé de relever les taux d’intérêt. Après avoir ramené les taux d’intérêt à zéro en mars 2020, la banque les a relevés de 0,25 % en mars, de 0,5 % en mai et devrait les relever à nouveau de 0,5 % en juin.[en fait cette hausse a été de 0,75% en date du 15/6/2022, NdT].

La façon dont les taux d’intérêt influent sur les salaires repose sur un certain nombre de facteurs contingents, mais la principale théorie est que l’augmentation du coût de l’emprunt décourage les entreprises de faire des investissements, ce qui les amène à ralentir l’embauche, voire à licencier des travailleurs. Si les travailleurs ont moins de choix pour trouver un emploi, ils sont plus susceptibles d’accepter un travail moins bien rémunéré et moins susceptibles de se constituer en syndicats.

Les travailleurs des États-Unis ne sont pas les seuls à souffrir de la politique de Powell. Les hausses de taux de la Fed et d’autres banques centrales dans le monde contribuent déjà aux crises de la dette dans les pays en développement, conduisant davantage de gens à mourir de faim dans des endroits comme le Yémen et le Sri Lanka.

Pour combattre l’inflation,la Réserve Fédérale déclare la guerre aux travailleurs

Construire une voie alternative
Il ne fait aucun doute que le gouvernement fédéral doit proposer une forme d’aide. Pour la plupart des travailleurs, la progression de l’inflation est actuellement plus rapide que celle des salaires, ce qui signifie que les « salaires réels » sont en fait en baisse. Tout le monde ne subit pas le même niveau d’inflation, puisque cela est fonction des dépenses de chacun, mais il semble bien aujourd’hui que les hausses de prix actuelles frappent le plus durement les personnes à faible revenu.

Mais les législateurs fédéraux pourraient forger une autre voie pour lutter contre l’inflation. Ils pourraient, par exemple, faire peser le prix de l’inflation sur les personnes aisées — par exemple en augmentant le taux d’imposition des sociétés, taux que les Républicains ont réduit de 40 % en 2017, ou en instaurant un impôt sur les plus-values. Bien sûr, avec des corporatistes comme les sénateurs Kyrsten Sinema (Démocrate-Arizona) et Joe Manchin (Démocrate-Virginie Occidentale) aux commandes d’un Sénat qui est à 50/50, ces politiques fiscales ne semblent pas être sur la table.

Bien au contraire, la Maison Blanche continue de soutenir l’approche de la Fed. « Mon intention est de faire face à l’inflation. Cela commence par une proposition simple : respecter la Fed, respecter l’indépendance de la Fed, ce que j’ai fait et que je continuerai de faire », a déclaré Biden lors d’une récente rencontre avec Powell.

Après la publication des chiffres de l’inflation de vendredi, Brian Deese, le directeur du Conseil économique national de Biden, a déclaré : « Ce que les chiffres d’aujourd’hui soulignent, c’est ce que le président a dit et ce sur quoi nous nous concentrons — à savoir que la lutte contre l’inflation doit être notre principale priorité économique. La Fed dispose des outils dont elle a besoin, et nous lui donnons l’espace dont elle a besoin pour fonctionner. »

Malheureusement, s’en remettre à la Fed pour faire face à la crise signifie contraindre au chômage les travailleurs à bas salaire — et diminuer les salaires et le pouvoir des travailleurs.

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