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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-117

BRICS, fin du monde ou fin d’un monde ?

Par Branko MARCETIC, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

jeudi 2 novembre 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

BRICS, fin du monde ou fin d’un monde ?

Le 31 Août 2023 par Branko MARCETIC

Branko Marcetic est un des rédacteurs de Jacobin, il est aussi l’auteur de Yesterday’s Man : The Case Against Joe Biden (L’homme du passé, le dossier contre Joe Biden, NdT). Il vit à Chicago, dans l’Illinois.

Le président sud-africain Cyril Ramaphosa et les autres dirigeants des BRICS, Xi Jinping (Chine) et Narendra Modi (Inde), posent avec d’autres délégués lors de la journée de clôture du sommet des BRICS au Sandton Convention Center, le 24 août 2023 à Johannesburg, en Afrique du Sud (Per-Anders Pettersson/Getty Images)

L’élargissement des BRICS n’est pas la fin de l’ordre mondial, pas plus que la fin du monde. Les réactions face à l’élargissement des BRICS ont été un vrai ping-pong, alternant entre rejet et alarmisme.

Mais pour le moment, rien ne permet de craindre la fin de l’ordre mondial régi par les États-Unis et nous n’avons par conséquent pas à redouter le nouvel ordre mondial multipolaire que les BRICS souhaitent instaurer.

Le quinzième sommet des BRICS vient de se terminer, et le partenariat de cinq membres - Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud - s’est enrichi de six nouveaux partenaires, douze ans après la première et dernière fois où un nouveau membre était venu s’ajouter.

Les prises de position sur ce que cela signifie ont été nombreuses et rapides, souvent en contradiction flagrante. « L’expansion des BRICS est une grande victoire pour la Chine », nous dit CNN .

Sauf que Foreign Policy nous dit que « l’expansion des BRICS n’est pas un triomphe pour la Chine ».

Mais cela signifie cependant « un échec du leadership américain », selon Bloomberg , alors que dans le même temps, selon la Deutsche Welle les États-Unis sont « relax » par rapport à tout cela.

« En réalité,les BRICS sont vraiment en train de construire un monde multipolaire » . Mais, est-ce bien le cas ? Parce qu’en fait, les BRICS viennent de prouver « qu’ils ne sont guère plus qu’un acronyme vide de sens » .

Il va sans dire que toutes ces affirmations ne sauraient être vraies. Mais les divergences criantes de la réaction collective mettent en évidence un fait : nous nous aventurons en terrain inconnu et de nombreux Occidentaux ne savent pas vraiment quoi en penser.

Braver le dollar

Les réactions se sont partagées entre rejet et crainte. Du côté du rejet, les commentateurs ont balayé l’événement comme étant « raté » et le qualifiant de simple création d’un « plus grand forum de discussion » pour la Chine, les trois jours de délibérations n’ayant été qu’un « assemblage de princes, d’autocrates, de démagogues et de criminels de guerre » dont « les actes et les paroles allaient de la semi-farce à la futilité ».

Du côté de la crainte, tout cela fait partie du « combat pour la suprématie mondiale » de Pékin et s’inscrit dans sa tentative, conjointement avec la Russie, de « défier l’influence américaine » visant à rivaliser avec le G7, voire l’OTAN et les blocs militaires tels que le Dialogue quadrilatéral de sécurité (le Quad) et l’AUKUS.

Ces deux positions ont été clairement présentées dans un article de Bloomberg qui a qualifié l’événement de « Sommet des superpuissances secondaires » et les BRICS eux-mêmes de « vecteur dominé par la Chine » destiné à « à faire écho à ses critiques à l’égard des États-Unis et de l’Union européenne ».

En réalité, ce n’est ni l’un ni l’autre. Tout d’abord, le sommet des BRICS n’a pas été la bagatelle escomptée par la majeure partie des commentateurs, même s’il n’est pas tout à fait ce sésame d’un nouvel ordre mondial que d’aucun voudraient qu’il soit.

Avec l’arrivée de six nouveaux États membres — l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) — le groupe dépasse désormais le G7 en termes de part du PIB mondial, représentant entre 29 et 36 % de celui-ci, en fonction des personnes interrogées, ainsi que près de la moitié de la population mondiale. (Le G7 regroupe environ 10 % de tous les êtres humains de la planète).

Ce n’est pas rien et, à tout le moins, c’est un clair signal de l’évolution de l’équilibre des pouvoirs dans le monde à une époque où l’influence des États-Unis et de l’Europe est en train de décliner. Peut être plus important encore, avec ses nouveaux membres, les BRICS se sont fermement ancrés au cœur du commerce mondial du pétrole.

Ils comptent désormais parmi leurs membres quatre des plus grands producteurs de pétrole au monde (Arabie saoudite, Russie, Iran, Émirats Arabes Unis), trois membres de l’OPEP (Arabie saoudite, Iran, Émirats arabes unis), qui est elle-même le plus grand exportateur de pétrole au monde, et deux des plus grands importateurs de pétrole au monde (la Chine et l’Inde).

En conséquence, les BRICS sont désormais responsables de 42% de la production mondiale de pétrole, soit plus du double de ce qu’ils représentaient auparavant, et de 36% de la consommation mondiale de pétrole.

Cela représente une part énorme du commerce mondial du pétrole et pourrait bien faire froid dans le dos des puissants à Washington, surtout alors que les relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite traversent une période difficile .

Le président Joe Biden rencontre le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed Bin Salman au palais royal d’Alsalam à Jeddah, en Arabie saoudite, le 15 juillet 2022 (Cour royale d’Arabie saoudite / Anadolu Agency via Getty Images)

Cette relation , ajoutée au fait que les prix des exportations de pétrole sont fixés en dollars américains, est l’un des fondements du statut du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, tout comme de la domination des États-Unis sur le système financier international et c’est là un des facteurs tout aussi essentiel à leur position en tant que nation la plus puissante du monde que leur armée omniprésente.

Or, ce même rôle du dollar américain se trouve être également l’un des griefs les plus persistants et les plus essentiels des membres fondateurs des BRICS. Déjà, avant ce sommet, ce système basé sur les pétrodollars a déjà subi quelques coups de boutoir importants.

L’Inde, troisième importateur mondial de pétrole, a commencé l’année dernière à acheter du pétrole russe à prix réduit dans des monnaies autres que le dollar , notamment le yuan chinois , tandis que Pékin et le gouvernement saoudien envisageaient eux aussi d’échanger du pétrole dans cette devise , et justement, l’élargissement des BRICS pourrait bien marquer un pas dans cette direction.

La prudence des dirigeants américains pourrait être confortée par l’accueil glacial réservé par les États membres , à l’exception de la Russie, aux propositions du président brésilien de gauche Lula da Silva relatives à la création d’une monnaie commune pour les BRICS, sur le modèle de l’euro.

Les discussions au sommet se sont néanmoins focalisées sur la manière dont les États membres pourraient renforcer l’utilisation de leurs propres monnaies locales dans leurs échanges commerciaux, ce qui est de bon augure, même si aucun accord n’a été conclu sur ce plan, sachant qu’une grande partie du commerce mondial du pétrole est sous le contrôle des BRICS et se fait entre leurs nouveaux membres.

Dans le même temps, la Nouvelle banque de développement du groupe, créée en 2014 comme alternative au Fonds monétaire international (FMI) et à la Banque mondiale pour l’octroi de prêts aux pays pauvres, et actuellement dirigée par l’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff, tente de faire baisser le montant de la dette totale en dollars .

« Les monnaies locales ne sont pas des substituts du dollar. Ce sont des alternatives à un système », a déclaré Rousseff en parlant de ce plan. Ainsi, même si la « dédollarisation » que des pays comme le Brésil, la Chine et la Russie appellent de leurs vœux depuis longtemps n’a pas encore fait beaucoup de progrès, nous pourrions les voir jeter les bases d’une remise en cause plus directe de la suprématie du dollar à plus ou moins long terme.

Par ailleurs, les participants ont débattu de la possibilité de continuer à développer des systèmes de paiement alternatifs à la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT), un autre moyen potentiel pour contourner l’ordre financier dominé par les États-Unis.

Il s’agit là d’avancées considérables concernant une question qui n’a pratiquement pas bougé depuis plus d’une décennie. Pourquoi maintenant ?

Si le krach de 2008 et l’inquiétude suscitée par la politique de sanctions de Washington, qui a la gâchette facile nourrissent depuis longtemps ces inquiétudes , la tentative infructueuse des Etats-Unis visant à faire s’effondrer l’économie russe en réponse à l’invasion de l’Ukraine a servi de réel catalyseur.

Des experts et des représentants de l’establishment, dont la secrétaire au Trésor Janet Yellen, ont mis en garde l’année dernière contre le risque de voir d’autres pays considérer les sanctions américaines sans précédent contre la Russie comme un avertissement quant à ce qui pourrait leur arriver s’ils se retrouvaient du mauvais côté de Washington, et contre le risque de voir par conséquent se précipiter un mouvement de désaffection pour le dollar.

La coalition autour des matières premières

Bien entendu, il ne s’agit pas seulement du dollar américain. Il y a d’énormes avantages géopolitiques, peu importe ce qu’il se passe, à disposer d’un tel poids dans le commerce des matières premières clés, et le pétrole n’est qu’un des éléments du tableau.

La Chine est devenue le principal partenaire commercial du Brésil, détrônant les États-Unis (Source MercoPress)

« D’autres pays pourraient voir dans les sanctions sans précédent prises par les États-Unis à l’encontre de la Russie un avertissement quant à ce qui pourrait leur arriver s’ils se retrouvaient du mauvais côté de Washington ».

Selon une étude réalisée en 2019, les pays membres des BRICS représentaient déjà près de la moitié de l’offre et de la consommation mondiales des matières premières, fournissant notamment la moitié ou plus de l’aluminium, du cuivre, du minerai de fer et de l’acier, ainsi que plus de 40 % du blé, du sucre et du café, et environ un tiers du maïs.

À cela il faut ajouter aujourd’hui le grand producteur de café et d’or qu’est Éthiopie, le grand exportateur de blé et de maïs qu’est l’Argentine et le grand producteur de gaz naturel qu’est l’Égypte.

Le groupe compte désormais quatre des quinze premiers détenteurs de réserves de lithium (https://pubs.usgs.gov/periodicals/mcs2023/mcs2023-lithium.pdf) — un composant essentiel pour la transition prochaine vers l’abandon des combustibles fossiles.

L’Argentine, deuxième détenteur mondial (https://www.spglobal.com/marketintelligence/en/news-insights/latest-news-headlines/argentina-s-lithium-incentives-push-industry-prospects-above-neighbors-73972022), devrait devenir le deuxième producteur de ce métal d’ici quatre ans.

Le pays qui possède le plus de réserves, la Bolivie (https://www.intellinews.com/brics-materials-top-holders-of-lithium-resources-clamour-to-join-brics-289511/), a également posé sa candidature à l’adhésion.

Les membres des BRICS cherchent à la fois à renforcer les échanges commerciaux entre eux et à trouver des alternatives au système financier dirigé par les États-Unis.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’adhésion à cette « alliance économique » peut sembler séduisante pour des pays comme Cuba, le Venezuela et la Syrie, qui tous ont été soumis à des années de sévères sanctions occidentales, et qui tous ont demandé à devenir membres de l’organisation.

Les quatre membres fondateurs des BRICS se sont bien gardés de souscrire aux sanctions américaines à l’encontre de la Russie, tout comme l’ensemble des nouveaux membres, voire ont pris des mesures qui ont très ouvertement sapé ces sanctions .

Cela permet également de jeter les bases pour que les BRICS, comme ses différents États membres l’ont demandé et comme la déclaration de ce sommet l’a établi, deviennent une voix et un défenseur du Sud, en particulier des nations que nous appelons les pays « en développement ».

Cette démarche a toujours fait partie de la vision des BRICS, et l’addition de l’Afrique du Sud en 2010 qui n’avait pas beaucoup de sens d’un point de vue économique, avait par contre une grande signification politique en permettant à une voix africaine de s’exprimer.

L’entrée de l’Éthiopie, l’une des économies dont la population et la croissance sont les plus fortes du continent et qui abrite le siège de l’Union africaine, va dans le même sens.

Avec plus de quarante nations qui auraient exprimé leur intérêt et plus de vingt qui ont officiellement posé leur candidature, cette explosion de curiosité à l’égard du groupe laisse à penser que le Sud ne considère pas tout cela comme un simple discours égoïste.

Elle montre en outre le niveau de mécontentement à l’égard de ce qui, dans la pratique, est un ordre mondial souvent égoïste et versatile, dirigé par les États-Unis, et qui voit une petite poignée de pays riches et principalement occidentaux exercer une influence disproportionnée, un aspect que la déclaration du sommet a spécifiquement désigné comme devant être changé.

La crainte de voir apparaître une planète multipolaire

Par ailleurs, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi un certain nombre au moins de membres de l’establishment américain et européen pourraient prendre cela en considération, ou entendre les déclarations pompeuses des membres des BRICS sur la construction d’un ordre mondial multipolaire, et y voir une menace, en particulier au vu des rôles joués par la Russie et la Chine.

Faisant écho à de nombreux commentaires récents, un article du Financial Times a prévenu que les BRICS étaient en train de devenir « un fan club pour un prétendant à l’hégémonie », soulignant notamment les récentes entrées de pays « redevables à la Chine par le biais de dette ou d’investissement », comme l’Éthiopie et l’Égypte.

Un autre article présente de manière inquiétante le « projet du gouvernement chinois pour un nouvel ordre mondial », qui reprend en grande partie la rhétorique des BRICS sur la réforme de l’ONU.

Des militants manifestent pour dénoncer la politique de sanctions, d’exclusions et de blocus du président Joe Biden à l’encontre de l’Amérique latine et des Caraïbes, à Los Angeles, Californie, le 10 juin 2022 (Ringo Chiu / AFP via Getty Images)

« Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi un certain nombre au moins de membres de l’establishment américain et européen pourraient entendre les déclarations pompeuses des membres des BRICS sur la construction d’un ordre mondial multipolaire, et y voir une menace ».

Mais il s’agit là d’un alarmisme vain. En dépit des allusions à l’OTAN et à AUKUS, les BRICS ne constituent pas une alliance militaire, ni un quelconque bloc ou partenariat militaire, et il existe d’importantes divisions entre ses membres.

Il est difficile d’imaginer par exemple, que l’Inde, qui a ses propres ambitions de grande puissance et qui est depuis longtemps en conflit avec Pékin, devienne un simple « vassal » de la Chine.

Des divisions sont même apparues sur la question de l’élargissement à d’autres membres, le Brésil et l’Inde étant bien moins enthousiastes que d’autres à l’idée d’accueillir autant de pays qu’ils l’ont fait la semaine dernière.

Si un monde multipolaire se profile réellement à l’horizon de la période turbulente et chaotique que nous vivons — un monde dans lequel, au lieu d’un État puissant dominant la planète sans contrôle, le pouvoir mondial serait réparti entre plusieurs États ou groupements différents qui s’équilibreraient — ce n’est pas un jeu à somme nulle.

La promesse d’un tel monde voudrait dire que les pays ne sont pas obligés de se ranger derrière un seul État puissant et de se retrouver à sa merci, surtout si cet État a tendance à s’immiscer dans les affaires intérieures des autres ou bien à les instrumentaliser à son propre profit. D’autres choix leur sont offerts.

Tout porte à croire que c’est ce qui se passe actuellement, car de nombreux membres des BRICS, nouveaux et anciens, ont un pied à la fois dans le partenariat lui-même mais aussi dans la tente dressée par les États-Unis. Lula et le Brésil entretiennent des relations chaleureuses avec l’administration de Joe Biden.

L’Inde est l’un des quatre membres du Quad dirigé par les États-Unis et opposé à la Chine [Ce groupe informel a pour but de contrer l’influence militaire de Pékin dans la région. Les pays du « Quad » sont les Etats-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie, NdT].

L’Égypte est l’un des principaux bénéficiaires de l’aide militaire et sécuritaire des États-Unis. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis bénéficient d’un niveau scandaleux de complaisance de la part des États-Unis, comme le montre leur soutien persistant à leur horrible guerre au Yémen.

« La promesse d’un monde multipolaire signifie que les pays ne sont pas obligés de se ranger derrière un seul État puissant et de se retrouver à sa merci, surtout si cet État a tendance à s’immiscer dans les affaires intérieures des autres ou bien à les instrumentaliser à son propre profit ».

En fait, ce type de monde et les efforts déployés pour le construire présentent des avantages considérables. Selon les informations recueillies lors du sommet, la Chine et l’Inde ont progressé dans la désescalade des tensions liées à leur différend frontalier, qui dure maintenant depuis trois ans.

L’entrée tant de l’Iran mais aussi de l’Arabie saoudite indique que le rapprochement entre les deux pays, initié sous l’égide de la Chine, reste solide et même se renforce.

En ce qui concerne l’Iran, son adhésion aux BRICS et la promesse de développement des accords commerciaux bilatéraux qui en découle constituent une bouée de sauvetage cruciale pour son peuple, qui souffre atrocement de sanctions américaines tout à fait injustifiées .

Et si, comme le souligne le Financial Times, un des effets secondaires de l’objectif des BRICS consistant à rendre les Nations unies plus démocratiques et plus représentatives du monde en développement se traduit par un renforcement de la position de la Chine, ce n’est pas une raison suffisante pour s’opposer à cette évolution.

La démocratie et le multilatéralisme ont du bon, etl’ONU devrait être réformée, comme l’a clairement montré l’invasion de l’Ukraine par Moscou, nombre de gens ont, à juste titre, exprimé leur indignation de constater que le droit de veto permanent de la Russie au Conseil de sécurité empêchait l’ONU d’exiger le retrait des forces de celle-ci ou de condamner ses annexions illégales.

Cette organisation est antidémocratique et absurdement organisée dans le seul but de servir les intérêts d’un petit nombre de pays riches.

S’opposer à un tel changement parce qu’il pourrait être bénéfique pour la Chine aurait aussi peu de sens que de s’opposer à la transition pour sortir des combustibles fossiles sous prétexte que cela pourrait présenter des avantages géopolitiques pour les États-Unis.

Les inconvénients ne manquent pas non plus. Si, par exemple, la Chine et les États-Unis doivent entrer en concurrence pour courtiser un État comme l’Arabie saoudite, il est peu probable que cet État subisse des pressions en raison de son bilan atroce en matière de droits humains et de son bellicisme.

Le lithium de la Bolivie se trouve dans les salines de haute altitude (Source Pixabay)

Mais c’est déjà le cas dans l’ordre mondial actuel. Toutefois, peut-être le principal défaut serait-il de ne pas changer grand-chose.

Un ordre mondial multipolaire pourrait contribuer à limiter les pires abus de pouvoir unilatéral des États que nous avons connus dans le monde de l’après-guerre froide, mais en soi, il ne remettrait pas en cause la nature fondamentale du système économique mondial, qui repose sur l’exploitation, ni les relations de pouvoir inéquitables entre grands et petits États.

Les graves mises en garde lancées après le sommet sur la nature autoritaire et antidémocratique des pays BRICS peuvent être un peu difficiles à prendre au sérieux. A l’exception de la Russie et de la Chine, tous les États membres sont des pays avec lesquels Washington s’est efforcé d’entretenir de bonnes relations, souvent en fermant les yeux sur leur mauvaise réputation.

Il est vrai que pratiquement tous ces pays souffrent de diverses crises et connaissent une montée des nationalismes autoritaires, tout en ayant leurs propres aspirations à devenir de grandes puissances.

Bien que cela ne les rende pas si différents de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie mondiale aujourd’hui, cela signifie qu’un monde multipolaire ne sera pas en soi une panacée quant aux nombreux maux de notre ordre mondial actuel, dont les inégalités rampantes, l’exploitation par les entreprises et la domination politique par les nantis.

Voilà autant de problématiques qui exigeront une gauche mondiale, bien organisée et unie pour modifier radicalement l’équilibre des pouvoirs au sein des États, et pas seulement entre eux.

Pas de panique

Une décentralisation du pouvoir mondial en faveur des pays en développement serait encourageante, même si elle ne contribuerait qu’en partie à la création d’une planète vraiment plus équitable.

Les BRICS et le monde qu’ils tentent de construire seraient une bien triste réussite si l’exploitation des pays du Sud par les grandes entreprises occidentales était simplement remplacée par l’exploitation de ces mêmes pays par les grandes entreprises russes et chinoises.

Et si un monde véritablement multipolaire devient réalité, on ne sait pas encore si les BRICS,avec leur structure floue, voire inexistante, les divisions entre leurs membres et leurs crises internes, sans oublier le mince fil conducteur qui les relie tous, seront ou non le vecteur qui permettra d’y parvenir.

Mais un monde multipolaire n’est pas nécessairement un monde dominé par la Chine, pas plus qu’il ne doit être automatiquement redouté. Il pourrait même être bien préférable, en ce qu’il permettrait de mieux contrôler le recours unilatéral au pouvoir, de renforcer la voix de la grande majorité de la population mondiale en matière de politique internationale, et d’inciter les grandes puissances à mieux se comporter.

Les États-Unis sont concernés, qui pourraient enfin être libérés des coûts et du fardeau d’un aventurisme sans fin à l’étranger et de l’obsession monomaniaque de leur élite à rester le numéro un mondial, ils pourraient plutôt réorienter leurs ressources et leur énergie vers la résolution de la myriade de crises intérieures dont les Américains ordinaires font les frais depuis des années.

Par chance, ce serait également le moyen le plus sûr pour qu’ils préservent leur propre stabilité, leur progrès économique et leur statut de leader mondial, et ainsi, le moment venu, de s’assurer qu’ils pourront réellement faire contrepoids face à leurs rivaux au sein d’un ordre mondial multipolaire.

Mais ce n’est pas en multipliant les manœuvres de domination militaire et économique que l’on y parviendra. Jusqu’à présent, celles-ci n’ont fait que dresser la majeure partie du monde contre l’ordre international actuel, ont contribué à attiser les nationalismes étrangers et ont en partie alimenté l’instabilité intérieure aux États-Unis.

Une vingtaine de soldats indiens ont été tués lors d’un "violent face-à-face" avec des troupes chinoises dans la vallée de Galwan, le long de l’Himalaya en Juin 2020 (Photo par Yawar Nazir / Getty)

L’Amérique ne pourra servir de contrepoids que si ses citoyens adoptent le type d’organisation de gauche requis pour transformer l’économie politique américaine, à savoir passer d’une économie qui siphonne la richesse collective du pays au profit d’un petit nombre de puissants, au mépris de la colère populaire, à une économie qui œuvre pour la prospérité partagée de l’ensemble de la population.

Le choix appartient autant à l’Amérique qu’aux États qu’elle considère comme ses rivaux.

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