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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-043

Lavender, l’IA qui cible les Palestiniens (2ème partie)

Par Yuval Abraham, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

jeudi 25 avril 2024, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Lavender, l’IA qui cible les Palestiniens 2ème partie

Le 03 avril 2024 par Yuval Abraham

Yuval Abraham est journaliste et cinéaste, il vit à Jérusalem.

Des Palestiniens se dépêchent pour amener les blessés, dont de nombreux enfants, à l’hôpital Al-Shifa dans la ville de Gaza, alors que les forces israéliennes continuent de pilonner la bande de Gaza, le 11 octobre 2023 (Mohammed Zaanoun/Activestills)

ÉTAPE 2 : RELIER CIBLES ET DOMICILES FAMILIAUX

’La plupart des gens qu’on a tués étaient des femmes et des enfants’

Dans la procédure d’assassinat de l’armée israélienne, l’étape suivante consiste à repérer le lieu où attaquer les cibles générées par Lavender.

Dans une déclaration à +972et à Local Call, en réponse à cet article, le porte-parole de Tsahal a affirmé que « le Hamas place ses agents et ses moyens militaires au cœur de la population civile, utilise systématiquement la population civile comme bouclier humain et mène ses combats depuis l’intérieur de structures civiles, y compris depuis des sites sensibles tels que les hôpitaux, les mosquées, les écoles et les installations de l’ONU »

L’armée israélienne est tenue de respecter le droit international et d’agir conformément à celui-ci, en dirigeant ses attaques uniquement contre des cibles et des agents militaires.

Les six sources auxquelles nous avons parlé ont plus ou moins abondé dans le même sens, affirmant que le vaste réseau de tunnels du Hamas passe délibérément sous les hôpitaux et les écoles, que les militants du Hamas utilisent des ambulances pour se déplacer et que d’innombrables équipements militaires ont été placés à proximité de bâtiments civils.

Ces sources soutiennent que ce sont ces tactiques du Hamas qui font que de nombreuses frappes israéliennes tuent des civils - une interprétation qui, selon les groupes de défense des droits humains, élude la responsabilité d’Israël en ce qui concerne le nombre de victimes.

Toutefois, et s’opposant en cela aux déclarations officielles de l’armée israélienne, les sources ont expliqué que le nombre sans précédent de victimes des bombardements israéliens actuels s’explique en grande partie par le fait que l’armée a systématiquement attaqué les cibles à leurs domiciles privés, alors qu’elles étaient aux côtés de leurs familles - en partie parce qu’il était plus facile, du point de vue du renseignement, de pointer les maisons familiales à l’aide de systèmes automatisés.

Des blessés palestiniens sont soignés à même le sol en raison de la surpopulation de l’hôpital Al-Shifa, dans la ville de Gaza, au centre de la bande de Gaza, le 18 octobre 2023. (Mohammed Zaanoun/Activestills)

En effet, plusieurs sources ont souligné que, alors que dans de nombreux cas, les agents du Hamas se livraient à des activités militaires à partir de zones civiles, l’armée a délibérément choisi de bombarder des militants présumés lorsqu’ils se trouvaient à l’intérieur de domiciles privés d’où ne partait aucune activité militaire.

Ce choix, ont-ils déclaré, reflète la manière dont le système israélien de surveillance de masse à Gaza est conçu.

Les sources ont déclaré à +972 et à Local Call que, puisque chaque habitant de Gaza avait un domicile auquel il pouvait être associé, les systèmes de surveillance de l’armée pouvaient facilement et automatiquement "relier" les individus aux maisons familiales.

Afin d’identifier en temps réel le moment où les agents entrent dans leurs maisons, divers logiciels automatiques supplémentaires ont été développés.

Ces programmes suivent des milliers d’individus simultanément, identifient le moment où ils sont chez eux et envoient une alerte automatique à l’officier chargé du ciblage, celui-ci signale alors la maison à bombarder.

L’un de ces logiciels de pistage, révélé ici pour la première fois, s’appelle "Where’s Daddy ?" (Où est papa ?).

« Vous entrez des centaines [de cibles] dans le système et vous attendez de voir qui vous pouvez tuer, a déclaré une source connaissant le système. C’est ce qu’on appelle la chasse à grande échelle : vous faites des copié/collé à partir des listes produites par le système de ciblage ».

La preuve de cette politique est clairement apportée par les données : au cours du premier mois de la guerre, plus de la moitié des victimes - 6 120 personnes - appartenaient à 1 340 familles, dont beaucoup ont été complètement anéanties alors qu’elles étaient au sein de leurs domiciles, selon les chiffres de l’ONU.

Le pourcentage de familles entières bombardées dans leurs maisons au cours de la guerre actuelle est beaucoup plus élevé que lors de l’opération israélienne de 2014 à Gaza qui était jusque-là la guerre la plus meurtrière menée par Israël dans la bande de Gaza, ce qui confirme la prédominance de cette politique.

Une autre source a déclaré que chaque fois que le rythme des assassinats diminuait, de nouvelles cibles étaient ajoutées à des systèmes tels que Where’s Daddy ? pour localiser les individus qui rentraient chez eux et pouvaient donc être bombardés.

Selon cette source, c’était parfois des officiers de rang relativement bas dans la hiérarchie militaire qui décidaient des personnes à inclure dans les systèmes de traçage.

« Un jour, de mon propre chef, j’ai ajouté quelque 1 200 nouvelles cibles au système [de suivi], parce que le nombre d’attaques [que nous menions] diminuait, a déclaré la source ».

« Cela me paraissait logique. Rétrospectivement, je pense que cette décision a été prise avec sérieux. Et de telles décisions n’ont pas été prises à des niveaux élevés ».

Les sources ont déclaré qu’au cours des deux premières semaines de la guerre, "plusieurs milliers" de cibles ont été enregistrées dans des programmes de localisation tels que "Où est papa".

Il s’agissait notamment de tous les membres de l’unité d’élite des forces spéciales du Hamas, la Nukhba, de tous les spécialistes antichars du Hamas et de toute personne entrée en Israël le 7 octobre. Mais très vite, la liste des personnes à abattre s’est considérablement allongée.

Des Palestiniens sur le site d’un bâtiment détruit par une frappe aérienne israélienne à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 18 mars 2024. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

« En fin de compte, il s’agissait de tout le monde [pointé par Lavender], a expliqué une source. Des dizaines de milliers de gens. Tout cela s’est produit quelques semaines plus tard, lorsque les brigades [israéliennes] sont entrées dans Gaza et qu’il y avait déjà moins de personnes non impliquées [c’est-à-dire de civils] dans les zones du nord ».

Selon cette source, Lavender a même désigné des mineurs comme cibles à bombarder. « Normalement, les agents ont plus de 17 ans, mais ce n’était pas une exigence ». Lavender et des systèmes comme Where’s Daddy ? ont donc été utilisés simultanément avec un effet meurtrier, tuant des familles entières, d’après certaines sources.

En ajoutant un nom figurant sur les listes générées par Lavender au système Where’s Daddy de localisation des domiciles, a expliqué A., la personne ciblée était placée sous surveillance permanente et pouvait être attaquée dès qu’elle mettait le pied chez elle, ce qui faisait s’effondrer la maison sur tous ceux qui s’y trouvaient.

« Admettons que selon vos calculs il y a un] [agent] du Hamas et 10 [civils dans la maison], explique A.. De façon générale, ces dix personnes sont des femmes et des enfants. Par conséquent, et c’est absurde, il s’avère que la plupart des personnes que vous avez tuées étaient des femmes et des enfants.

ÉTAPE 3 : CHOIX DE L’ ARME

’ Les attaques étaient généralement menées au moyen de « bombes muettes ».’

Une fois que Lavender a désigné une cible à assassiner, que le personnel de l’armée a vérifié qu’il s’agissait bien d’un homme et que le logiciel de suivi a localisé la cible à son domicile, l’étape suivante consiste à choisir la munition avec laquelle on va la bombarder.

En décembre 2023, CNN a rapporté que, selon les estimations des services de renseignement américains, environ 45% des munitions utilisées par l’armée de l’air israélienne à Gaza étaient des bombes « muettes », dont on sait qu’elles causent plus de dommages collatéraux que les bombes guidées.

En réponse à l’article de CNN, un porte-parole de l’armée cité dans l’article a déclaré : « En tant qu’armée soucieuse du respect du droit international et d’un code de conduite moral, nous consacrons d’importantes ressources pour limiter au maximum les dommages causés aux civils que le Hamas a contraints à jouer le rôle de boucliers humains. Notre guerre est contre le Hamas, pas contre la population de Gaza ».

Trois sources de renseignements ont cependant déclaré à +972 et à Local Call que pour assassiner les agents subalternes indiqués par Lavender, seules les bombes muettes étaient utilisées, afin d’économiser les armements plus coûteux.

Des Palestiniens attendent de récupérer les corps de leurs proches qui ont été tués dans des frappes aériennes israéliennes, à l’hôpital Al-Najjar à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 7 novembre 2023 (Abed Rahim Khatib/Flash90)

L’une des sources a expliqué que cela voulait dire qu’une cible de second rang n’était pas frappée si elle vivait dans un immeuble de grande hauteur, parce que l’armée ne voulait pas gaspiller une bombe plus précise et plus coûteuse dont les effets collatéraux sont plus limités.

En revanche, si une cible de rang inférieur vivait dans un immeuble de quelques étages seulement, l’armée était autorisée à la tuer, ainsi que tous les habitants de l’immeuble, en utilisant une bombe muette.

« Il en était ainsi pour toutes les cibles de second rang, témoigne C., qui a utilisé divers programmes automatisés dans la guerre actuelle. La seule question était de savoir s’il était possible d’attaquer le bâtiment en limitant les dommages collatéraux ».

« En effet, nous menions généralement les attaques avec des bombes muettes, ce qui voulait dire détruire littéralement la maison entière en la faisant s’écrouler sur ses occupants. Et même si une attaque est empêchée, on s’en fiche, on passe immédiatement à la cible suivante. Grâce au système, la liste des cibles n’est jamais épuisée. Il y en a encore 36 000 qui attendent ».

ÉTAPE 4 : AUTORISER LES PERTES CIVILES

’ Nous avons attaqué en ne nous souciant pratiquement pas des dommages collatéraux’

Une source a déclaré que lors de l’attaque d’agents subalternes, y compris ceux pointés par des systèmes d’IA comme Lavender, le nombre de civils qu’ils étaient autorisés à tuer en même temps que chaque cible était, au cours des premières semaines de la guerre, fixé à 20 au maximum.

Selon une autre source, ce nombre aurait été fixé à 15. Ces « degrés de dommages collatéraux », comme les militaires les appellent, ont été globalement adoptés envers tous les militants de moindre importance, ont indiqué les sources, indépendamment de leur rang, de leur intérêt militaire et de leur âge, et sans examen spécifique au cas par cas pour évaluer les avantages militaires de leur assassinat au regard des dommages escomptés pour les civils.

Selon A., ancien officier d’une salle d’opérations de ciblage dans la guerre actuelle, jamais auparavant, le département du droit international de l’armée n’avait donné une approbation aussi radicale pour un niveau de dommages collatéraux aussi élevé.

« Ce n’est pas seulement que vous pouvez tuer toute personne qui est un soldat du Hamas, ce qui est clairement autorisé et légitime en termes de droit international, a déclaré A.. Mais on vous dit carrément : Vous avez le droit de les tuer avec un grand nombre de civils.

« Tout individu ayant porté un uniforme du Hamas au cours de l’année ou des deux années précédentes pouvait être bombardé ainsi que 20 [civils tués] considérés comme d »es dommages collatéraux, même sans autorisation spéciale, a poursuivi M. A.. Dans la pratique, le principe de proportionnalité n’existait pas ». Selon A., voilà la politique qui a été appliquée pendant la majeure partie de la période où il a servi ».

« Ce n’est que plus tard que l’armée a abaissé le niveau des dommages collatéraux. « Dans ce calcul, cela pouvait aussi pouvoir dire 20 enfants pour un agent subalterne... Ce n’était pas vraiment le cas dans le passé, a expliqué A.. Interrogé sur la logique sécuritaire qui sous-tend cette politique, A. a répondu : « La létalité ».

Selon les sources, le degré prédéfini et imposé de dommages collatéraux a contribué à accélérer la création massive de cibles grâce la machine Lavender, expliquent les sources, car cela permettait de gagner du temps.

B. a affirmé que « le nombre de civils qu’ils étaient autorisés à tuer au cours de la première semaine de la guerre pour chaque militant de second rang présumé pointé par l’IA était de quinze, mais que ce nombre n’arrêtait pas d’augmenter et diminuer au fil du temps ».

« Au début, nous attaquions pratiquement sans tenir compte des dommages collatéraux » a déclaré B. à propos de la première semaine qui a suivi le 7 octobre. En pratique, on ne comptait pas vraiment les personnes [dans chaque maison bombardée], parce qu’on ne pouvait pas vraiment savoir si elles étaient à la maison ou non ».

« Au bout d’une semaine, les restrictions sur les dommages collatéraux ont commencé. Le nombre est passé [de 15] à cinq, ce qui a rendu nos attaques très difficiles, car si toute la famille était à la maison, nous ne pouvions pas la bombarder. Puis ils ont à nouveau augmenté ce nombre ».

’Nous savions que nous allions tuer plus de 100 civils’

Des sources ont déclaré à +972 et à Local Call qu’aujourd’hui, en partie à cause de la pression américaine, l’armée israélienne ne génère plus en masse des cibles humaines de rang inférieur à bombarder dans les maisons des civils.

Le fait que la plupart des maisons de la bande de Gaza aient déjà été détruites ou endommagées, et que la quasi-totalité de la population ait été déplacée, a également empêché l’armée de s’appuyer sur des bases de données de renseignements et des programmes automatisés de localisation des maisons.

E. a affirmé que les bombardements massifs des militants de second rang ne se sont produits que durant la première ou les deux premières semaines de la guerre, et que tout ça s’est arrêté, principalement pour ne pas gaspiller les bombes.

« Il existe une économie des munitions, a déclaré E. Ils avaient toujours peur qu’il y ait [une guerre] dans la zone nord [avec le Hezbollah au Liban]. Ils n’attaquent plus du tout ce style de gens [de rang inférieur] ».

Une boule de feu et de fumée s’élève lors de frappes aériennes israéliennes dans la bande de Gaza, le 9 octobre 2023. (Atia Mohammed/Flash90)

Toutefois, les frappes aériennes contre les hauts responsables du Hamas se poursuivent, et des sources ont indiqué que pour ces attaques, l’armée autorise le meurtre de « centaines » de civils pour chaque« cible - une politique officielle pour laquelle il n’existe aucun précédent historique en Israël, ni même dans les récentes opérations militaires des États-Unis.

« Lors de l’attaque par bombe contre le commandant du bataillon Shuja’iya, nous savions que nous allions tuer plus de 100 civils », se souvient B. parlant du bombardement du 2 décembre qui, selon le porte-parole de Tsahal, visait à assassiner Wisam Farhat. « Pour moi, psychologiquement, c’était inhabituel. Plus de 100 civils - on franchit une ligne rouge ».

Amjad Al-Sheikh, un jeune Palestinien de Gaza, a déclaré que de nombreux membres de sa famille avaient été tués lors de ce bombardement. Résident de Shuja’iya, à l’est de la ville de Gaza, il se trouvait ce jour-là au supermarché local lorsqu’il a entendu cinq explosions qui ont brisé les vitres.

« J’ai couru jusqu’à la maison de ma famille, mais il n’y avait plus d’immeuble, a déclaré Al-Sheikh à +972 et Local Call. La rue était pleine de cris et de fumée. Des pâtés de maisons entiers étaient devenus des montagnes de décombres et des fosses profondes. Les gens ont commencé à fouiller à mains nues dans le béton, et j’ai fait la même chose, à la recherche de traces de la maison de ma famille ».

La femme et la petite fille d’Al-Sheikh ont survécu - protégées des décombres par une armoire qui était tombée sur elles - mais il a trouvé 11 autres membres de sa famille, dont ses sœurs, ses frères et leurs jeunes enfants, morts sous les décombres.

Selon l’organisation de défense des droits humains B’Tselem, les bombardements de ce jour-là ont détruit des dizaines d’immeubles, tué des dizaines de gens et en ont enseveli des centaines sous les ruines de leurs maisons.

Yuval Abraham

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Lavender, l’IA qui cible les Palestiniens (1ère partie)