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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-064

Les riches ne méritent pas leur richesse

Par Tom Malleson, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

samedi 10 juin 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Les riches ne méritent pas leur richesse

Le 1er Mai 2023 par Tom Malleson

Tom Malleson est professeur associé de justice sociale et d’études sur la paix au King’s University College de l’Université Western, au Canada, et auteur de Against Inequality : The Practical and Ethical Case for Abolishing the Superrich (Contre les inégalités : Les arguments pratiques et éthiques en faveur de l’abolition des super-riches)

Caricature d’Andrew Carnegie en 1900 (Udo J. Keppler / Bibliothèque du Congrès via Wikimedia Commons)

Le capitalisme repose sur le principe de la méritocratie qui veut que chacun obtienne ce qu’il mérite dans le cadre du marché. En ce 1er mai, rejetons cette idée : la création de richesses est un processus fondamentalement social, et les riches n’ont pas le droit de s’accaparer toutes les ressources et tous les pouvoirs.

Une des convictions fondatrices des sociétés capitalistes est la notion que les individus méritent les revenus qu’ils reçoivent dans le cadre économique : votre compte en banque est le reflet de votre talent et de vos efforts et vous appartient donc à juste titre, et à vous seul.

Un récent sondage a révélé que 66% des Républicains pensent que les riches sont riches parce qu’ils ont « travaillé plus dur » que les autres, et non parce qu’ils auraient bénéficié d’autres avantages dans la vie.

Comme l’a dit le défunt militant conservateur Herman Cain, « Ne rejetez pas la faute sur Wall Street. Ne rejetez pas la faute sur les grandes banques. Si vous n’avez pas d’emploi et que vous n’êtes pas riche, ne vous en prenez qu’à vous-même ».

Ainsi, Bill Gates et Elon Musk mériteraient vraiment leurs montagnes de richesses (respectivement 110 et 190 milliards de dollars), alors que les personnes handicapées sont censées mériter leurs revenus dérisoires de seulement 25000 dollars en moyenne par an.

Ces concepts de mérite et de valeur constituent le ciment entre les briques de la fondation de notre société. Mais en cette journée internationale des travailleurs, il convient de se poser la question : les riches méritent-ils vraiment leur fortune ?

Les origines idéologiques de la méritocratie

L’idée que l’inégalité est justifiée parce qu’elle reflète le mérite individuel est ancienne.

Dans les décennies qui ont suivi la Révolution française, alors que les anciens bastions des privilèges féodaux étaient en pleine déliquescence, une élite paniquée craignait que les masses n’utilisent leurs pouvoirs démocratiques croissants pour niveler les richesses. Les penseurs conservateurs ont commencé à préparer de nouvelles explications pour justifier leurs richesses.

En 1872, Émile Boutmy, fondateur de la prestigieuse université parisienne Sciences Po, exprimait ainsi l’inquiétude grandissante de l’élite : « Les classes qui se disent supérieures ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant la loi du plus compétent. Parce que les murs de leurs prérogatives et de leur tradition s’effritent, la marée démocratique doit être retenue par un second rempart fait de mérites brillants et utiles, de supériorité dont le prestige impose l’obéissance, de capacités dont il serait insensé que la société se prive ».

L’émergence de la nouvelle discipline économique allait fournir une grande partie des munitions idéologiques que la Droite recherchait désespérément.

En 1899, l’économiste John Bates Clark s’inquiétait parce que les « ouvriers » adhéraient de plus en plus à l’idée socialiste selon laquelle ils « sont régulièrement dépouillés de ce qu’ils produisent » et qu’ils allaient donc devenir des « révolutionnaires ».

Pour contrer la terrible possibilité que des êtres humains puissent partager les fruits de leur travail, Clark a développé ce que l’on a appelé la théorie de la productivité marginale.

Sa principale affirmation est qu’un marché concurrentiel distribue les revenus à chaque « facteur de production » - chaque travailleur ou chaque propriétaire d’entreprise - en fonction de la productivité marginale de chacun.

Le capitalisme pourrait donc être décrit non pas comme un système d’exploitation, mais comme un système profondément moral : il donne à chaque personne exactement la valeur qu’elle a créée.

Ce credo méritocratique a encore la cote aujourd’hui. Quand, il y a dix ans, les manifestations d’Occupy Wall Street ont éclaté pour s’élever contre les inégalités économiques, Greg Mankiw, président du Conseil des conseillers économiques sous la présidence de George W. Bush, a publié un article très remarqué « En défense des 1% ».

Il y reprenait l’argument de Clark selon lequel les revenus du marché, même pour les très riches, ne posent aucun problème dans la mesure où ils ne font que refléter l’immense valeur des cadeaux que les riches ont fait à notre bien-être.Le problème à la racine de la méritocratie

Les progressistes rejettent généralement l’argument de la méritocratie, soulignant que la compétition économique est extrêmement injuste. Certaines personnes ont la chance de bénéficier d’un héritage personnel, d’écoles d’élite et de réseaux familiaux bien connectés, tandis que d’autres sont entravées à chaque instant par l’insécurité économique, le sexisme et le racisme.

Dans la mesure où l’égalité des chances n’existe pas, le terrain de jeu de l’économie est inéquitable, et les « gagnants » ne méritent donc pas vraiment leurs revenus, pas plus qu’un boxeur poids lourd ne « mériterait » un prix pour avoir battu un poids plume, ou qu’un conducteur de Lamborghini ne « mériterait » le maillot jaune pour avoir devancé les cyclistes dans le Tour de France.

Ces arguments des progressistes sont dans l’ensemble tout à fait pertinents. Le problème est qu’ils ne vont pas assez loin dans le diagnostic de ce qui ne va pas avec la méritocratie.

John Bates Clark. (Gunton’s Magazine, Vol. 19, 1900 via Wikimedia Commons)

Le problème fondamental est que le courant économique dominant, ainsi que la culture dominante, conçoivent généralement l’obtention d’un revenu comme si nous étions des Robinson Crusoe, produisant nos propres biens privés à la seule sueur de notre front, puis échangeant les biens nouvellement créés avec d’autres sur un marché libre.

Cette affirmation est profondément trompeuse. Dans une société moderne, la production économique n’est jamais un effort individuel. Personne ne produit quoi que ce soit seul. Toute production est, à la base, un processus fondamentalement social et collaboratif. La contribution souvent ignorée - mais réellement considérable - du travail des autres est ce que j’appelle la « sous-structure ».

Prenons un exemple banal : chaque jour, dans chaque ville des pays du Nord, des milliers de semi-remorques font la navette pour transporter nos marchandises. Chacun de ces camions peut transporter environ trente six mille kilos et parcourir approximativement trois mille cinq cent kilomètres avant de devoir refaire le plein.

Cette prouesse n’est pourtant pas due au seul chauffeur de camion ; elle est rendue possible grâce aux innombrables kilomètres d’autoroutes en béton, aux années de travail qui ont permis de les construire et aux générations de chercheurs qui ont mis au point le béton ; il en va de même pour les camions, leur carburant, et ainsi de suite.

Pour avoir une idée de la puissance de ce simple exemple, nous pouvons nous demander ce qu’il faudrait aux êtres humains pour accomplir cette simple tâche en portant simplement les marchandises sur leur dos. Ce qu’un chauffeur de camion peut accomplir en une seule journée aujourd’hui prendrait environ 2700 ans à un individu dépourvu de nos infrastructures modernes.

Toute production repose sur cette sous-structure - la combinaison d’infrastructures, de biens matériels, d’institutions, de lois, de normes, de concepts intellectuels, de soutiens émotionnels et de ressources naturelles qui sous-tendent et permettent la production.

Quels sont les ressorts de l’économie ?

Commencez à chercher, et vous les verrez partout :

* L’infrastructure matérielle (routes, ponts, chemins de fer, réseaux d’eau, égouts, réseaux électriques et réseaux de télécommunications) augmente la capacité de production de tout individu participant à l’économie.

* L’infrastructure politico-juridique de l’État assure la stabilité sociale et la prévisibilité nécessaires au bon fonctionnement de tout marché. Au sens propre du mot, il n’existe pas de « marché libre ».

Tous les systèmes de marché s’inscrivent dans une infrastructure politico-juridique ; ils sont façonnés et définis par des normes, des réglementations et des institutions.

Il s’agit notamment d’un système de droits de propriété qui définit qui possède quoi, ce qui est autorisé à être vendu et ce qui ne l’est pas, les types d’entreprises autorisées à fonctionner (telles que les sociétés ou les coopératives de travail), les différents droits des propriétaires d’entreprises par rapport aux travailleurs (la responsabilité des patrons est-elle totale ? limitée ?

Les travailleurs ont-ils le droit de participer à la gestion du conseil d’administration ?), les impôts qui doivent être payés par les différentes parties, une force de police pour faire respecter ces droits et un système judiciaire pour statuer sur ces questions.

Cela signifie que l’État et tous les travailleurs qui l’administrent et le maintiennent sont des« partenaires silencieux » dans la production de chaque nouveau bien privé. Ils en sont les co-créateurs.

* Infrastructure de la connaissance. L’une des principales sources de la prospérité moderne (si ce n’est la plus importante) est le savoir collectif accumulé que nous avons hérité du passé.

L’essentiel de notre richesse moderne ne peut être attribué à l’effort ou aux décisions d’investissement d’individus isolés, mais résulte plutôt du fait que des individus se sont appuyés sur l’immense infrastructure de connaissances qui nous a été transmise par de vastes réseaux d’ingénieurs, de scientifiques, de théoriciens, de techniciens, d’enseignants, d’érudits, de praticiens, etc.

* Infrastructure du soin. Peut-être le plus souvent négligé de ce groupe d’infrastructures matérielles, le soin implique, entre autres, une production dans le domaine de la capacité humaine. Aucun d’entre nous ne pourrait marcher, parler ou penser sans les personnes qui s’occupent de nous.

Ce phénomène est d’autant plus évident dans la petite enfance, mais il demeure persistant, même si de manière plus subtile, tout au long de notre vie, car nous dépendons de nos amis, de notre famille et de nos amants. Les soins constituent donc l’infrastructure invisible du travail (très majoritairement féminin) sur laquelle nous grimpons tous pour atteindre nos objectifs.

Ouvriers sur le pylône sud-ouest du Sydney Harbor Bridge, Sydney, Australie, 1932 (Musée Powerhouse)

Même le parangon du libéralisme, Adam Smith, aurait été bien incapable de marcher, de parler ou de s’asseoir (sans parler de produire une théorie économique) s’il n’avait eu Margaret Douglas, sa mère (et l’ensemble du réseau de soin).

Bien que Smith n’ait eu que mépris pour la « dépendance », il était fortement dépendant de sa mère, qui lui préparait ses repas tous les jours et lui apportait un soutien émotionnel permanent, lui permettant de travailler sur son livre - La richesse des nations - qui rendrait hommage à l’indépendance économique.

Le coût estimé de la parentalité (en d’autres termes, le montant qu’il faudrait payer à d’autres pour qu’ils s’en chargent) est d’environ 30% du PIB, un coût vraiment gigantesque.

Pourtant, le coût réel pour les entreprises privées est sans doute encore plus élevé, car s’il n’y avait littéralement pas de soins, aucune entreprise ne pourrait fonctionner. Si les travailleurs (et les consommateurs) n’étaient pas nourris et socialisés par les personnes qui s’occupent d’eux, ils seraient soit morts, soit extrêmement affaiblis.

Nous le constatons dans de rares cas tragiques, comme celui de Genie, une enfant du milieu du XXe siècle, enfermée par son père depuis l’âge de vingt mois jusqu’à ses treize ans.

Son isolement l’a laissée gravement handicapée, incontinente et incapable de parler ou de faire le moindre bruit au-delà d’un croassement. Bien qu’elle ait fait l’objet de plus de quarante ans de tentatives de ré-éducation, elle continue de vivre comme pupille de l’État et, selon des rapports récents, elle est toujours muette et gravement handicapée.

* Environnement naturel. Les systèmes écologiques constituent une composante essentielle de la sous-structure en ce sens qu’ils fournissent les conditions de base nécessaires à la vie elle-même.

L’environnement est un pilier indispensable à la vie, un réceptacle et une limite fixe pour tout système économique. Les ressources naturelles - en particulier les ressources énergétiques (pétrole, gaz, charbon, bois, soleil, vent, etc.) - fournissent le carburant de base de l’économie.

Nos voitures, nos maisons, nos lieux de travail - en fait, une grande partie de la vie industrielle complexe elle-même - ne sont possibles que grâce à un héritage naturel considérable en matière de combustibles fossiles.

Et si nous parvenons à transformer nos économies pour qu’elles utilisent des énergies renouvelables, elles continueront cependant d’être alimentées et soutenues par l’immense puissance contenue dans les différentes ressources naturelles.

La création de richesse est un processus social ....

Les défenseurs de la méritocratie aiment mettre en avant Bill Gates, Jeff Bezos ou Elon Musk , justifiant leur richesse en soulignant que c’est volontairement et avec empressement que des millions de personnes achètent leurs produits.

Mais nous voyons aujourd’hui ce qu’il en est réellement. Bill Gates, par exemple, n’a pu créer les produits Microsoft qu’avec l’aide d’une immense infrastructure :
* un vaste réseau de parents et d’enseignants qui l’ont socialisé ;
* une communauté rassurante ;
* des générations de scientifiques et d’ingénieurs informaticiens qui ont créé le vaste édifice intellectuel sur lequel il a pu s’appuyer (ainsi que les innombrables travailleurs auxiliaires et soignants qui les soutiennent) ;
* et une infrastructure politico-juridique qui lui confère toutes sortes de droits légaux, tels que la « primauté des actionnaires » (qui lui permet de s’approprier la majeure partie des bénéfices réalisés par des milliers de travailleurs tout en privant ces derniers de tout droit de regard sur la gouvernance de l’entreprise) et, ce qui est peut-être encore plus important dans le cas présent, le privilège du droit d’auteur.

Sans la protection des droits d’auteur, les produits Microsoft seraient tout simplement partagés gratuitement et les profits s’effondreraient. Le droit d’auteur est un monopole d’État, mais il n’a rien de naturel.

S’il était remplacé par un accès libre (un système sans doute plus efficace) et couplé à un financement public et à des prix pour récompenser l’innovation, les revenus de Bill Gates s’effondreraient.

Bill Gates n’est pas un géant. C’est un être humain ordinaire, mais un être qui se trouve dans une cabine de commande, contrôlant une grue géante et puissante, qui nous domine tous.

Le point essentiel est celui-ci : la productivité globale d’une personne provient en petite partie de ses apports personnels (tels que le talent et l’effort), mais en grande partie des apports sociétaux auxquels elle peut avoir accès.

Non seulement les apports sociétaux sont beaucoup plus importants en termes de productivité globale d’un individu, mais ils sont aussi une question de chance, ce qui avantage considérablement certains par rapport à d’autres et ébranle donc toute prétention à la méritocratie. La sous-structure est en réalité un vaste héritage social.

Comment les milliardaires sont devenus riches (Source Robert Reich)

. . . Et donc, elle nous appartient à tous

Imaginez que vous viviez dans des sociétés non sophistiquées de chasseurs-cueilleurs, avec peu de capital accumulé, de technologie et de structures juridiques. Tous les « revenus » générés dans ces sociétés proviennent entièrement des talents et des efforts des individus qui y travaillent. En d’autres termes, on peut dire que ces revenus sont entièrement mérités.

Quelle est l’ampleur de ce « revenu » ? Angus Maddison a estimé que le niveau de subsistance était approximativement de 810 dollars par personne et par an (en dollars de 2020) ; la Banque mondiale définit l’« extrême pauvreté » ou « pauvreté absolue » par un seuil de pauvreté international de 2,15 dollars par jour (en USD PPP de 2017), soit 783 dollars par an.

Prenons donc 800 dollars comme approximation très grossière et comparons-les au revenu médian aux États-Unis aujourd’hui - 38000 dollars - et au revenu moyen du 1 % supérieur, qui était d’environ 824000 dollars (il serait beaucoup plus élevé si nous y ajoutions la richesse accumulée en plus du revenu).

Cela signifie que 98% du revenu du travailleur médian contemporain et pas moins de 99,9% du revenu du centile supérieur ne peuvent être attribués à l’effort ou au talent individuel, mais sont en fait dus à l’héritage social fourni par la sous-structure. Par conséquent, il est totalement immérité.

La conception méritocratique standard relative au mérite est un mensonge et une tromperie. La production moderne est un processus profondément interdépendant qui implique le travail et les institutions de base d’une grande partie de la communauté ainsi que de millions de nos ancêtres décédés depuis longtemps.

La richesse des riches n’est pas méritée. C’est notre héritage social. Et nous avons tous les droits de la récupérer.

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