AID Association Initiatives Dionysiennes

Ouv zot zié !

Accueil > Politique > Queering the map, c’est aussi faire la guerre

Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-137

Queering the map, c’est aussi faire la guerre

Par Tom Engelhardt, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 26 décembre 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Queering the map, c’est aussi faire la guerre

Le 16 Novembre 2023 par Sarah O’Neal

Sarah O’Neal est écrivaine, elle est aussi poète et vit à Oakland, en Californie.

À Gaza, les homosexuels palestiniens se battent pour rester dans les mémoires

Grâce à la plateforme en ligne Queering the Map, les histoires des Palestiniens homosexuels peuvent vivre à jamais, affirmant au monde qu’ils existent bel et bien. Alors que l’attaque israélienne contre Gaza se poursuit, l’histoire palestinienne est en train de disparaître.

Des arbres généalogiques entiers sont déracinés et brûlés. Ce type d’anéantissement ne porte pas seulement atteinte au corps physique d’un peuple ; il s’attaque à sa capacité à transmettre ses connaissances, ses histoires, ses coutumes et sa culture aux générations futures.

Comme dans d’autres génocides, l’un des principaux objectifs de cet effacement est d’éliminer non seulement des vies, mais aussi une mémoire collective. Cette perte est incommensurable. Pour les personnes homosexuelles et transgenres de Gaza, qui vivent déjà en marge de la société, l’effacement est décuplé.

Le gouvernement israélien d’extrême droite, bien qu’il s’aligne sur les puissances homophobes du monde entier, insiste sur le fait que l’État israélien est un havre pour les personnes LGBTQ, contrairement à la Palestine, où, laisse-t-on entendre, aucune personne homosexuelle ne pourrait survivre ne serait-ce qu’un jour.

Ce « pinkwashing » [procédé mercatique utilisé par un État, organisation, parti politique ou entreprise dans le but de se donner une image progressiste et engagée pour les droits LGBT, NdT] fait partie de la propagande israélienne qui efface l’existence des Palestiniens homosexuels.

Dans un article paru dans Mondoweiss, Steven Thrasher décrit, depuis Queer Bloc, la récente Marche nationale sur Washington pour la libération de la Palestine : « Mais cette fausse supériorité morale est en fait du pinkwashing qui occulte le fait que les Palestiniens LGBTQ ne sont pas les bienvenus en Israël (il en est de même et de plus en plus, aux États-Unis), et tente de dissimuler la cruauté de leur vie soumise à l’apartheid, même avant le 7 octobre.

Et comme si leurs propres gouvernements et fanatiques religieux n’appliquaient pas une homophobie et une transphobie criminelles, Israël et les États-Unis avec leur pinkwashing, dénoncent la Palestine comme étant intrinsèquement homophobe et transphobe ».

« La seule chose qui me permet de tenir à Gaza, c’est la mer et toi ».

Le « pinkwashing » d’Israël sous-entend non seulement qu’il n’y a pas de Palestiniens LGBTQ, mais également que ceux-ci ne peuvent pas être acceptés comme tels, où qu’ils se trouvent. En d’autres termes, ils doivent fuir vers une société plus « civilisée », c’est-à-dire blanche et européenne.

Cependant, les Palestiniens LGBTQ trouvent des moyens pour contrer ces récits et faire connaître leur existence, alors même qu’Israël détruit le monde qui les entoure.

Le site web interactif Queering the Map, qui permet aux utilisateurs de publier des histoires et des souvenirs de leurs expériences homosexuelles et transgenres dans le monde entier, est l’un de leurs principaux outils de communication.

Le site a été lancé en 2017 par son fondateur Lucas LaRochelle. Sa mission était de recueillir les contributions des personnes queer et de créer des archives numériques mondiales de la mémoire queer.

À l’heure où les journalistes sont menacés et où le blocus de l’électricité limite considérablement la capacité des habitants de Gaza à faire passer leur message, Queering the Map est devenu un outil essentiel pour les Palestiniens homosexuels dont les histoires auraient pu disparaître sous les décombres.

Les billets qu’ils ont écrits sont tout à la fois romantiques, nostalgiques et déchirants – témoignage de personnes qui tentent de trouver l’amour et la beauté dans un monde qui veut les gommer du paysage.

Dans l’une de ces participations, quelqu’un a écrit :

« Je ne sais pas combien de temps je vais vivre, alors je veux que ce texte représente un souvenir de moi avant de mourir. Je ne vais pas quitter ma maison, advienne que pourra. Mon plus grand regret est de ne pas avoir embrassé un certain mec. Il est mort il y a deux jours. Nous nous étions dit à quel point nous nous aimions, mais j’ai été trop timide pour l’embrasser la dernière fois. Il est mort dans un bombardement. Je pense qu’une grande partie de moi est morte aussi. Et bientôt, je serai mort. A toi, Younus, je t’embrasserai au paradis [Younus est un prénom musulman, NdT]

Un autre a écrit :

« Je nous ai toujours imaginés, toi et moi, assis au soleil, main dans la main, enfin libres. Nous parlions de tous les endroits où nous irions si nous le pouvions. Pourtant, tu n’es plus là. Si j’avais su que les bombes qui pleuvaient sur nous t’arracheraient à moi, j’aurais avec plaisir clamé au monde entier à quel point je t’adorais plus que tout. Je regrette d’avoir été lâche ».

Par ces quelques lignes, ces Palestiniens anonymes ont réussi à capturer tout ce qui est perdu lorsque les gens sont effacés. Chacune de ces contributions est épinglée sur la carte sous le nom de Gaza, bien que la date à laquelle elles ont été téléchargées sur la plateforme soit inconnue.

Israël a mené des frappes aériennes sur la bande de Gaza tout au long de l’année 2022 ; une attaque de trois jours en août 2022 a tué 46 Palestiniens et blessé 350 personnes.Il est difficile de discerner quel missile israélien particulier a tué les amoureux et les amants dont il est ici question, ce qui met en lumière le traumatisme permanent causé par les bombardements militaires israéliens auxquels sont confrontés les Palestiniens de Gaza.

Dans un autre message encore :

Voilà l’endroit [où] j’ai embrassé mon premier [béguin].Il est difficile d’être homosexuel à Gaza, mais d’une certaine manière, c’était amusant. J’ai embrassé beaucoup de garçons dans mon quartier. Je pensais que tout le monde était plus ou moins gay. Sans surprise, beaucoup peinent à faire coexister les deux identités.

En commentant certaines captures d’écran de contributions de Palestiniens sur la page Instagram officielle de Queering the Map, certains posent des questions telles que « Comment [les] queer peuvent-ils soutenir la Palestine alors même qu’à la première occasion ils les exécuteront en raison de leur identité ? »

Ou encore « Peut-être devriez-vous aller en Palestine et vérifier si ce n’est pas punissable de mort, criez ’Slayyyyy’ quand vous serez là-bas, ils adorent ça ». [Le terme "Slay" serait apparu dans la communauté LGBTQ+ afro-américaine dans les années 1980 et 1990. À cette époque, "slay" était utilisé comme un terme d’admiration pour quelqu’un qui faisait une performance exceptionnelle lors d’un spectacle de travestis, d’une compétition de danse ou d’un autre spectacle, NdT].

Ces commentaires passent délibérément sous silence le châtiment plus immédiat, le châtiment collectif infligé aux Palestiniens de la bande de Gaza, de la Cisjordanie ou même d’Israël. Plus de 11 200 personnes, dont plus de 4000 enfants , ont été tuées à Gaza depuis le 7 octobre.

Ces commentaires détournent l’attention des exécutions qui ont lieu toutes les 15 minutes alors qu’Israël poursuit sans relâche ses frappes aériennes sur Gaza, avec des armes chimiques illégales comme le phosphore blanc.

De tels commentaires s’appuient sur des tropes racistes concernant les Palestiniens pour détourner l’attention de la violence à laquelle tous les Palestiniens sont soumis.

A tous les Filastinis homosexuels, je vous aime [Filastinis = Palestiniens, NdT]

Des tropes qui ont donné le feu vert à des contrevérités journalistiques lorsque des informations non vérifiées faisant état de décapitations de bébés par le Hamas ont circulé dans les médias grand public, informations qui ont ensuite été démenties par la Maison-Blanche.

Des tropes qui sont directement responsables de l’actuel nettoyage ethnique de Gaza. Des gens sont décapités à Gaza, non pas parce qu’ils sont homosexuels, mais parce qu’ils sont palestiniens.

Dans un article sur le « Pinkwashing », Al-Qaws, une organisation palestinienne de la société civile pour la diversité sexuelle et de genre, écrit : « Lorsque les défenseurs d’Israël parlent des Palestiniens homosexuels, c’est uniquement pour dresser le portrait d’une victimisation individuelle qui renforce le schéma binaire entre l’arriération palestinienne et le progressisme israélien ».

« Ces représentations sous-entendent que la société palestinienne souffre d’une homophobie pathologique et qu’aucune voix dissidente ne pourrait jamais y survivre longtemps. Le pinkwashing dit aux Palestiniens queer que la libération personnelle (et jamais collective) ne peut être trouvée qu’en s’échappant de leurs communautés et en courant dans les bras de leurs colonisateurs ».

En dépeignant la Palestine et les Palestiniens comme intrinsèquement homophobes, la résistance palestinienne est présentée comme contraire à la libération des homosexuels, alors que l’occupation israélienne serait une forme de salut pour ceux-ci.

En fait, lesforces de sécurité israéliennes ont admis avoir délibérément menacé et dénoncé des Palestiniens homosexuels afin de les intimider et de les recruter comme informateurs.

Aux États-Unis, les communautés de gens de couleur sont bien au fait des effets de cette désignation de boucs émissaires transphobes et homophobes.

Pourtant, lorsque des personnes transgenres noires sont assassinées en toute impunité dans tout le pays, ou lorsque les gouvernements des États adoptent des politiques qui obligent les familles ayant des enfants transgenres à quitter leur domicile pour des villes plus sûres, nous n’insistons pas pour que ces lieux soient décimés en raison de leurs opinions violentes.

Quand nous parlons d’un pays autre qu’un pays du Sud global, il semble que nous parvenions mieux à comprendre que les violences transphobes et homophobes ne sont pas représentatives de l’ensemble de la population.

Voir Queering the Map en temps de guerre nous rappelle une autre carte créée pour répondre à un besoin de se définir face à la propagande de guerre des États-Unis.

En 2010, l’artiste irakien Wafaa Bilal a créé une oeuvre performative intitulée « and Counting... » , dans laquelle son dos était tatoué de points, un pour chaque Irakien tué par les États-Unis, et ce, afin de défier l’insensibilité des Américains face à la perte catastrophique de vies irakiennes au plus fort de la guerre d’Irak.

L’œuvre a été réalisée en 24 heures dans une galerie de New York. Il n’a pas pu tatouer les 100 000 points représentant les Irakiens tués (une estimation très modérée - certains disent que le bilan est plus proche de 1 000 000) avant de manquer de place sur son dos.

Tatouage de la carte de Wafaa Bilal (Source Elizabeth Fundation for Art)

Bilal a cherché à rendre hommage aux morts https://www.jadaliyya.com/Details/25418 et à inciter le public américain à s’interroger sur sa relation avec les personnes qu’il considère généralement comme de simples statistiques.

Lui même n’avait pas le luxe de prendre du recul par rapport à ces chiffres ; son propre frère, Haji Bilal, a été tué par une frappe aérienne américaine en 2004 .

Le tatouage de la carte de Wafaa Bilal s’inscrit dans le droit fil d’un autre type de tatouage ayant cours partout en Irak. À la suite du carnage pur et simple perpétré par l’armée américaine, les Irakiens, en particulier les jeunes hommes, tatouaient leur nom et diverses formes d’identification sur certaines parties de leur corps, dans l’espoir de permettre à leurs proches d’identifier plus facilement leur corps le moment venu.

Voilà l’endroit où tu es mort, même si nous ne faisions que correspondre, je t’aime à la folie, 5 ans de la plus belle des amitiés. Ahmad est mort lors d’une frappe aérienne, tu es mort d’un chagrin d’amour. Khalid, je t’aime, j’ai adoré la façon dont tu as fait ton coming out pour moi, la façon dont j’ai fait mon coming out pour toi, la façon dont tu m’as présenté Ahmad comme ton petit ami, je voulais partager tes blessures, mais les mers nous séparent, je libérerai la Palestine juste pour tes yeux. J’espère que tu reposeras en paix au paradis, embrasse Ahmad autant que tu veux, et sois très heureux, dans cette vie ou une autre je te suivrai, et nous pourrons être réunis, je t’aime jusqu’à Icare et au-delà.

En octobre, des vidéos ont circulé montrant dejeunes enfants palestiniens en train de faire des dessins sur leur corps avec des marqueurs indélébiles, à l’instar des jeunes Irakiens qui utilisaient des pistolets à tatouage pour atténuer les souffrances psychiques qu’endureraient leurs proches lorsqu’ils chercheraient les parties de leur corps pour les enterrer.

Les vidéos des enfants, rassemblés en groupes, écrivant leur nom alors que leur jeune esprit est forcé de prendre conscience de la finitude de leur courte vie, sont déchirantes. Les images des cadavres d’enfants dont les noms sont inscrits sur leurs membres inertes sont bouleversantes.

Il est vital de démêler la désinformation qui pousse les gens à consentir à des guerres au cours desquelles des milliers d’enfants sont considérés comme des « dommages collatéraux » qui seraient acceptables.

Il est vital que ces enfants cessent de se sentir obligés d’écrire leur nom et celui de leurs petits frères et sœurs sur leur bras, il est vital qu’ils puissent vivre assez longtemps pour sentir leur propre cœur palpiter parce qu’ils auront rencontré un nouvel amour.

Il est vital qu’ils puissent connaître l’incertitude des picotements qu’ils ressentent au bout des doigts alors que vous vous demandez si vous allez toucher leur main. Alors, ils pourront eux aussi, un jour faire l’expérience de toutes les façons dont on peut aimer, et certains pourront même écrire leurs propres souvenirs dans les archives queer.

Le premier garçon que j’ai embrassé vivait ici. Son cousin a découvert ce qu’il se passait et a essayé de me poignarder. Je n’y suis plus retourné depuis.

Queering the Map peut être considéré comme une version numérique de cet acte mémoriel des homosexuels, alors que leurs proches sont tués et que la fin de leur propre vie semble imminente.

Plus que l’horreur choquante de voir leurs corps mutilés par les missiles israéliens, les souvenirs des Palestiniens de Gaza deviennent un tissu relationnel pour des personnes comme moi, qui ont eu leur premier coup de foudre, qui ont été amoureuses et qui ont dû le cacher pour une myriade de raisons.

Je lis ces histoires et je pleure leurs auteurs, aux doigts désespérés quand il les tapaient. Je pense à eux et je me demande s’ils ont survécu aux frappes aériennes israéliennes financées par les États-Unis.

Je me demande s’ils seront en mesure de laisser de nouvelles notes sur cette carte queer. S’ils pourront reconstruire Gaza à leur image, avec leur amour et leurs souvenirs.

Si un jour ils seront libérés des restrictions de voyage imposées par l’occupation et qu’ils pourront parcourir le monde et découvrir les différents rythmes des communautés queer, et s’ils reviennent à Gaza pour partager leurs histoires avec leurs amis les plus chers.

Ils se souviendront alors des fêtes auxquelles ils ont participé, des personnes qu’ils ont embrassées, des repas qu’ils ont partagés, des souvenirs queer qu’ils ont créés. Ou s’ils ont déjà rejoint dans un autre monde les amours dont ils ont parlé. S’ils sont ensemble, les doigts entrelacés, marchant sur le rivage d’une Gaza qui n’est pas quadrillée par les bombes.

D’une certaine manière, les « Gazaouis anonymes » dont les histoires sont épinglées sur Queering the Map nous demandent de faire plus que témoigner. Ils nous demandent d’aimer leurs amours avec eux. D’entendre nos propres histoires dans les leurs. De les aimer. De les adorer. Et ainsi d’être hantés en permanence à cause de ce que nous avons permis qu’ils vivent.

Sarah O’Neal

Liens français

* La carte qui montre que les lgbt sont partout

* Sur cette carte interactive, des personnes queer façonnent leur histoire collective

Version imprimable :