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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-050

Les pourparlers qui auraient pu mettre fin à la guerre en Ukraine (2ème partie)

Par Samuel Charap et Sergey Radchenko, traduction par Jocelyne Le Boulicau

jeudi 16 mai 2024, par JMT

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Les pourparlers qui auraient pu mettre fin à la guerre en Ukraine (2ème partie)

Le 16 avril 2024 par Samuel Charap et Sergey Radchenko

COMBATTRE ET DIALOGUER

Dans les remarques qu’il a faites le 29 mars, immédiatement après la conclusion des pourparlers, Medinsky, le chef de la délégation russe, s’est montré résolument optimiste, expliquant que les discussions sur le traité relatif à la neutralité de l’Ukraine entraient dans la phase concrète et que, compte tenu de toutes les complexités dues au fait que le traité impliquait de nombreux garants potentiels, il était possible que, dans un avenir prévisible, Poutine et Zelensky le signent lors d’un sommet.

Le lendemain, il a déclaré aux journalistes : « Hier, la partie ukrainienne a, pour la première fois, fixé par écrit sa volonté de mettre en œuvre une série de conditions essentielles à l’établissement de futures relations normales et de bon voisinage avec la Russie ».

Et de poursuivre : « Ils nous ont transmis par écrit les principes d’un éventuel arrangement à venir ». Pendant ce temps, la Russie cessait ses efforts pour prendre Kiev et retirait ses forces de l’ensemble du front nord.

Alexander Fomin, vice-ministre russe de la défense, avait annoncé cette décision à Istanbul le 29 mars, la qualifiant d’effort pour « bâtir une confiance mutuelle ». En réalité, il s’agissait d’une retraite forcée.

Les Russes avaient surestimé leurs capacités et sous-estimé la résistance ukrainienne. Ils transformaient dorénavant leur échec en une mesure diplomatique élégante destinée à faciliter les pourparlers de paix.

Même après que les rapports concernant Boutcha aient fait la une des journaux en avril 2022, les deux parties ont continué à travailler jour et nuit à la rédaction d’un traité.

Podolyak et l’ambassadeur ukrainien en Turquie Vasyl Bodnar après une réunion avec les Russes, Istanbul, mars 2022 (Kemal Aslan / Reuters)

Ce retrait a eu des conséquences considérables. Il renforçait la détermination de Zelensky, éliminant une menace immédiate contre son gouvernement, et démontrait que l’imposante machine militaire de Poutine pouvait être repoussée, voire vaincue, sur le champ de bataille.

Elle permettait également à l’Occident d’apporter une aide militaire de grande envergure à l’Ukraine en rétablissant les axes de communication menant à Kiev.

Pour finir, la retraite ouvrait la voie à la découverte macabre des atrocités commises par les forces russes dans les faubourgs de Kiev, à Boutcha et Irpin, où elles ont violé, mutilé et assassiné des civils.

Les informations en provenance de Boutcha ont commencé à faire la une des journaux au début du mois d’avril. Le 4 avril, Zelensky s’est rendu dans la ville.

Le lendemain, il s’est adressé au Conseil de sécurité de l’ONU par vidéo et a accusé la Russie d’avoir commis des crimes de guerre à Boutcha, comparant les forces russes au groupe terroriste État islamique (également connu sous le nom d’EI).

Zelensky a demandé au Conseil de sécurité des Nations unies d’expulser la Russie, membre permanent de l’organisation. Il est toutefois tout à fait singulier que les deux parties aient continué à travailler jour et nuit à un traité que Poutine et Zelensky étaient censés signer lors d’un sommet qui devait se tenir dans un avenir assez proche.

Les parties échangeaient régulièrement des versions préliminaires et, semble-t-il, commençaient à les partager avec d’autres parties. (Dans son interview de février 2023, Bennett a déclaré avoir vu 17 ou 18 avant-projets d’accord ; Loukachenko a également déclaré en avoir vu au moins un).

Nous avons examiné de près deux de ces projets, l’un daté du 12 avril et l’autre du 15 avril, dont les participants aux pourparlers nous ont dit qu’il s’agissait du dernier projet échangé entre les parties.

Ils sont globalement similaires mais présentent des différences importantes, et tous deux montrent que le communiqué ne résolvait pas certaines questions problématiques.

Premièrement, alors que le communiqué et le projet du 12 avril indiquaient clairement que les États garants décideraient indépendamment de venir en aide à Kiev en cas d’attaque contre l’Ukraine, dans le projet du 15 avril, les Russes tentaient de contourner cet article crucial en insistant sur le fait que pareille intervention n’aurait lieu que « sur la base d’une décision approuvée par tous les États garants » - donnant ainsi un droit de veto à l’envahisseur probable, la Russie.

Selon une annotation figurant sur le texte, les Ukrainiens ont rejeté cet amendement, insistant sur le maintien de la formule initiale, en vertu de laquelle les garants avaient individuellement l’obligation d’agir et pouvaient le faire sans avoir à parvenir à un consensus.

Deuxièmement, les projets contiennent plusieurs articles qui ont été ajoutés au traité sur l’insistance de la Russie, mais qui ne faisaient pas partie du communiqué et portaient sur des questions que l’Ukraine refusait de discuter.

Ces articles demandaient à l’Ukraine de proscrire « le fascisme, le nazisme, le néo-nazisme et le nationalisme offensif » et, à cette fin, d’abroger six lois ukrainiennes (en tout ou partie) qui traitaient, en gros, d’aspects litigieux de l’histoire de l’ère soviétique, en particulier du rôle des nationalistes ukrainiens pendant la Seconde Guerre mondiale.

Il est aisé de comprendre pourquoi l’Ukraine se refusait à laisser la Russie déterminer sa politique en matière de mémoire historique, tout particulièrement dans le contexte d’un traité sur ses garanties de sécurité.

Les Russes savaient en outre que ces dispositions compliqueraient considérablement les négociations avec les Ukrainiens en vue de l’acceptation du reste du traité. Elles pourraient en effet être regardées comme une pilule empoisonnée.

Il est également possible cependant, que ces dispositions aient été conçues pour permettre à Poutine de sauver la face. Par exemple, en forçant l’Ukraine à abroger des lois qui condamnaient le passé soviétique et qualifiaient de combattants de la liberté les nationalistes ukrainiens qui avaient combattu l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, le Kremlin pouvait affirmer qu’il avait atteint son objectif déclaré de « dénazification », même si dans son sens initial cette expression renvoyait sans doute au remplacement du gouvernement de Zelensky.

En fin de compte, il n’est pas certain que ces dispositions auraient conduit à une rupture de l’accord. Le principal négociateur ukrainien, Arakhamia, a par la suite minimisé leur importance.

Comme il l’a déclaré lors d’une interview accordée en novembre 2023 à un programme d’information de la télévision ukrainienne, la Russie avait « espéré jusqu’au dernier moment qu’elle [pourrait] nous contraindre à signer un tel accord, que nous [adopterions] la neutralité. C’était le plus important pour eux. Ils étaient prêts à mettre fin à la guerre si, comme la Finlande [pendant la guerre froide], nous adoptions un statut de neutralité et nous engagions à ne pas rejoindre l’OTAN ».

Les discussions ont délibérément évité la question des frontières et des territoires. La taille et la structure de l’armée ukrainienne ont également fait l’objet d’intenses négociations. Le 15 avril, les deux parties restaient très éloignées sur ce point.

Les Ukrainiens voulaient une armée de temps de paix de 250 000 personnes ; les Russes insistaient sur un maximum de 85 000 personnes, ce qui était nettement inférieur à l’armée permanente dont disposait l’Ukraine avant l’invasion de 2022.

En outre, selon un ancien fonctionnaire américain qui était chargé à l’époque de la politique ukrainienne, les Ukrainiens n’ont consulté Washington qu’après la publication du communiqué, alors même que le traité envisagé créait de nouveaux engagements juridiques pour les États-Unis, y compris l’obligation d’entrer en guerre avec la Russie si elle envahissait à nouveau l’Ukraine.

Extrait d’un projet de traité russo-ukrainien daté du 15 avril 2022

QUE S’EST-IL PASSÉ ?

Alors, pour quelle raison les négociations ont-elles capoté ? Poutine a affirmé que les puissances occidentales étaient intervenues et avaient fait échouer l’accord, en effet, l’intérêt de celles-ci était davantage d’affaiblir la Russie que de mettre fin à la guerre.

Il a affirmé que Boris Johnson, alors premier ministre britannique, avait transmis aux Ukrainiens, au nom du « monde anglo-saxon », un message clair, ils devaient « combattre la Russie jusqu’à la victoire et que la Russie subisse une défaite stratégique ».

La réaction occidentale à ces négociations, bien qu’éloignée de la caricature qu’en donne Poutine, a assurément été peu enthousiaste. Washington et ses alliés se sont montrés profondément sceptiques quant aux perspectives de la voie diplomatique émergeant d’Istanbul ; après tout, le communiqué éludait la question du territoire et des frontières, et les belligérants restaient très divisés au sujet d’autres questions cruciales.

Pour eux, il ne s’agissait pas d’une négociation susceptible d’aboutir. Cette seule mention aurait rendu le traité inapplicable pour Washington. Ainsi, au lieu de faire sien le communiqué d’Istanbul et le processus diplomatique qui s’en est suivi, l’Occident a intensifié son aide militaire à Kiev et accru sa pression sur la Russie, notamment par le biais d’un train de sanctions de plus en plus sévères.

2ème extrait d’un projet de traité russo-ukrainien daté du 15 avril 2022. Le texte rouge en italique représente les positions russes non acceptées par la partie ukrainienne ; le texte rouge en gras représente les positions ukrainiennes non acceptées par la partie russe.

C’est le Royaume-Uni a ouvert la voie. Dès le 30 mars, Boris Johnson semblait peu enclin à opter pour la diplomatie, déclarant au contraire, « nous devrions continuer d’intensifier les sanctions dans le cadre d’ un programme modulable jusqu’à ce que toutes les troupes [de Poutine] aient quitté l’Ukraine ».

Le 9 avril, il s’est rendu à Kiev, premier dirigeant étranger à s’y rendre après le retrait russe de la capitale. Il aurait déclaré à Zelensky qu’il pensait que « tout accord avec Poutine serait quelque peu répugnant ». Tout accord, rapporte-t-il, « serait une victoire pour lui : si on lui donne quelque chose, il le gardera, le mettra en réserve et se préparera à son prochain assaut ».

Dans son interview de 2023, Arakhamia a froissé quelques esprits en semblant tenir Johnson pour responsable de la tournure des évènements. « Lorsque nous sommes rentrés d’Istanbul, Boris Johnson est venu à Kiev et a dit que nous ne signerions rien du tout avec [les Russes] et que nous continuerions de nous battre ».

Depuis lors, Poutine a utilisé à plusieurs reprises les commentaires d’Arakhamia pour rendre l’Occident responsable de l’échec des négociations et démontrer la subordination de l’Ukraine à ses soutiens.

Nonobstant la manipulation de Poutine, Arakhamia mettait le doigt sur un vrai problème : le communiqué décrivait un cadre multilatéral qui impliquait la détermination de l’Occident à s’engager diplomatiquement avec la Russie et à envisager une véritable garantie de sécurité pour l’Ukraine. Ni l’un ni l’autre n’était une priorité pour les États-Unis et leurs alliés à l’époque.

Poutine et Zelensky étaient prêts à envisager des compromis extraordinaires pour mettre fin à la guerre. Dans leurs commentaires en public, les Américains n’ont jamais été aussi méprisant que Boris Johnson à l’égard de la diplomatie. Mais ils ne semblaient pas la considérer comme un élément central de leur réponse à l’invasion russe.

Le secrétaire d’État Antony Blinken et le secrétaire à la défense Lloyd Austin se sont rendus à Kiev deux semaines après Johnson, principalement pour coordonner un soutien militaire plus important.

Comme l’a déclaré Blinken lors d’une conférence de presse ultérieure, « La stratégie que nous avons mise en place - soutien massif à l’Ukraine, pression massive sur la Russie, solidarité avec plus de 30 pays engagés dans ces efforts - donne des résultats concrets ».

Toutefois, l’affirmation selon laquelle l’Occident a forcé l’Ukraine à se retirer des pourparlers avec la Russie est sans fondement. Cela laisserait entendre que Kiev n’avait pas son mot à dire. Il est vrai que les offres de soutien de l’Occident ont dû renforcer la détermination de Zelensky, et le manque d’enthousiasme de l’Occident semble réellement avoir atténué son intérêt pour la diplomatie.

Réunion des négociateurs russes et ukrainiens à Istanbul, mars 2022 (Service de presse présidentiel ukrainien / Reuters)

En fin de compte, cependant, dans ses discussions avec les dirigeants occidentaux, Zelensky n’a pas donné la priorité à la poursuite de la diplomatie avec la Russie pour mettre fin à la guerre.

Pas plus les États-Unis que leurs alliés n’ont perçu une forte demande de sa part pour qu’ils s’engagent sur la voie diplomatique. À l’époque, compte tenu de l’élan de sympathie de l’opinion publique occidentale, une telle demande aurait certes pu influer sur la politique de l’Occident.

Zelensky était également indigné par les atrocités commises par les Russes à Boutcha et à Irpin, c’est indiscutable et il a probablement compris que ce qu’il avait commencé à nommer « génocide » de la Russie en Ukraine rendrait la diplomatie avec Moscou encore plus délicate sur le plan politique.

Pourtant, le travail en coulisses sur le projet de traité s’est poursuivi et même intensifié dans les jours et les semaines qui ont suivi la découverte des crimes de guerre de la Russie, ce qui laisse penser que les atrocités de Boutcha et d’Irpin ont été un élément secondaire dans la prise de décision de Kiev.

La confiance retrouvée des Ukrainiens en leur capacité à gagner la guerre a également joué un rôle évident. Le retrait des Russes de Kiev et d’autres grandes villes du nord-est ainsi que la perspective de recevoir davantage d’armes de l’Ouest (les routes menant à Kiev étant désormais sous contrôle ukrainien) ont modifié l’équilibre militaire. L’optimisme quant aux gains possibles sur le champ de bataille réduit souvent l’intérêt d’un belligérant à faire des compromis à la table des négociations.

Et en effet, à la fin du mois d’avril, l’Ukraine a durci sa position, exigeant un retrait russe du Donbas comme condition préalable à tout traité. Comme l’a déclaré Oleksii Danilov, président du Conseil ukrainien de sécurité nationale et de défense, le 2 mai : « Un traité avec la Russie est impossible - seule une capitulation est acceptable ».

Et puis il y a le côté russe de l’histoire, qui est difficile à évaluer. L’ensemble des négociations était-il une mascarade bien orchestrée ou Moscou était-elle sérieusement intéressée par un règlement ? Poutine s’est-il dégonflé lorsqu’il a compris que l’Occident ne signerait pas les accords ou que la position ukrainienne s’était durcie ?

GARDER BIEN ÇA À L’ESPRIT

Le 11 avril 2024, Loukachenko, l’intermédiaire de la première heure des pourparlers de paix russo-ukrainiens, a appelé à un retour au projet de traité du printemps 2022. « C’est une position raisonnable », a-t-il déclaré lors d’une conversation avec Poutine au Kremlin. « C’était également une position acceptable pour l’Ukraine. Ils ont accepté cette position ».

Poutine a renchéri. « Bien sûr, ils étaient d’accord ». En réalité, les Russes et les Ukrainiens ne sont jamais parvenus à un texte de compromis final. Mais ils sont allés plus loin dans cette direction qu’on ne l’avait cru jusqu’à présent, en parvenant à un cadre général pour un éventuel accord.

Après les deux années de carnage qui viennent de s’écouler, tout cela n’est peut-être que de l’eau qui a coulé sous les ponts. Mais cela nous rappelle que Poutine et Zelensky étaient prêts à envisager des compromis extraordinaires pour mettre fin à la guerre. Si Kiev et Moscou reviennent à la table des négociations, ils y trouveront des idées qui pourraient s’avérer utiles à la construction d’une paix durable.

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Les pourparlers qui auraient pu mettre fin à la guerre en Ukraine (1ère partie)